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mercredi 1 février 2023

Récits fantasques de voyages et taxidermie douteuse


QUAND L'HISTOIRE NATURELLE SE PIQUE DE FANTAISIE, 1ère partie

Ce site s'intéresse aux créatures les plus étranges, dans la réalité comme dans la fiction, et elles se rejoignent plus que jamais dans ce premier article d'une nouvelle série. 


La vision de l'astre issu d'une assiette anglaise.

    L'astronome Etienne Klein a récemment défrayé la chronique scientifique en publiant le cliché d'une étoile, Proxima du Centaure, qu'il a finalement révélé n'être autre… qu'une tranche de chorizo ! Saisissant raccourci des correspondances entre macrocosme et microcosme évoquées par les cosmogonies antiques, mais aussi rappel que de tous temps, les sciences de la nature ont été associées à des fantaisies diverses et même à des canulars délibérés.

Le facétieux astronome français Etienne Klein, qui a finalement fait montre de contrition pour avoir abusé de la crédulité générale en appuyant de sa notoriété sa fausse photo spatiale.

     C'est dans l'Antiquité grecque que débute la science moderne, c'est à dire l'étude de la nature basée sur l'observation des faits et les déductions élaborées en usant de la raison. Si Hippocrate et Galien instaurent les bases de la médecine, le philosophe disciple de Platon et naturaliste Aristote augure brillamment l'Histoire naturelle. Non seulement, il ne décrit le monde animal qu'au travers de ses observations et du recueil des faits qu'il juge vraisemblables, mais il exprime aussi des vues si incroyablement en avance sur son époque qu'en dépit du respect qu'il inspirera dans tout l'Occident jusqu'au Siècle des Lumières, ses successeurs peineront à en reconnaître la validité, les Cétacés comme apparentés aux Mammifères et, plus étonnant encore, les éponges considérées comme des animaux.


    Quand la zoologie se mêle à l'imaginaire

    Lorsque la Grèce est conquise et assimilée par l'Empire romain, le prestige d'Aristote demeure inchangé et le naturaliste Pline l'Ancien le tient pour son inspirateur. Néanmoins, ce grand érudit de son époque va faire preuve de moins de rigueur que son illustre prédécesseur, en se montrant bien plus réceptifs aux récits débridés d'autres auteurs de l'ancienne Grèce tel Ctésias et aux inventions fantasques des voyageurs des contrées lointaines comme l'affirmation saugrenue qu'en Syrie, les serpents ne mordent que les étrangers. Il mentionne de la sorte l'existence de peuples fantastiques, dont la postérité se poursuivra au Moyen-âge, dans le livre VII portant sur l'homme, de même que des hommes marins dans le livre IX consacré aux animaux aquatiques, ainsi que des dragons et un cheval ailé éthiopien dans le livre VIII traitant des animaux terrestres. Néanmoins, dans le livre X dévolu aux oiseaux, il affirme finalement ne pas croire à l'existence des chevaux ailés, des griffons et des sirènes (lesquelles étaient à l'époque représentées comme des femmes à tête d'oiseau comparables aux harpies et non pourvues d'une queue de poisson comme les tritons commensaux de Neptune).

Représentation de Pline l'Ancien prenant des notes sur l'explosion du Vésuve dans ses derniers instants, dans la série en bande dessinée en onze volumes des Japonais Mari Yamazaki et Miki Tori ; cet amour pour l'histoire naturelle lui sera fatal dans les mêmes circonstances qu'un couple de volcanologues pourtant expérimentés, les époux Kraft, qui ont perdu la vie en 1991, en observant l'éruption du volcan Unzen au Japon. 

Dans la même bande dessinée, représentation d'un humanoïde marin tels ceux inclus par le naturaliste dans son traité sur les animaux aquatiques. 

    Quand au Moyen-âge, des religieux, seuls lettrés de l'époque, prennent quelque liberté avec leur charge en délaissant le théologique et le liturgique pour rédiger des écrits profanes s'intéressant notamment à la Nature, ils unissent Aristote et Pline l'Ancien dans une même admiration indiscriminée et comme les premiers naturalistes qui les rejoignent dans la discipline, reprennent les éléments fantaisistes du second et, à son exemple, accordent crédit aux êtres chimériques de la mythologie gréco-romaine comme le sphinx et la Chimère et aux récits les moins rigoureux rapportés des terres les plus éloignées, l'Afrique, l'Asie puis finalement les Amérique. Ainsi Ulisse Aldovandri, surnommé le Pline de la Renaissance, recense les êtres les plus fantasmagoriques, mais comme son modèle émet à l'occasion des doutes sur la vraisemblance d'une partie au moins des créatures fabuleuses. Edward Topsell inclut au XVIème siècle dans son Histoire naturelle des bêtes quadrupèdes le sphinx, le dragon, la licorne et d'autres êtres mythologiques à la suite du Suisse Gessner et de Thomas Moufet. Dans la tradition des polygraphes, ces auteurs s'attachent à être les plus complets possibles dans leurs traités encyclopédiques en compilant les ouvrages de leurs prédécesseurs respectés, et en citant les référence mythologiques du sujet en complément des chapitres réellement scientifiques.

Une planche de L'Histoire naturelle des quadrupèdes de Jan Jonston, médecin du XIIème siècle, qui fait figurer un griffon au même titre qu'un porcin et qu'un hippopotame dans son traité zoologique.

Portrait d'Ulisse Aldrovandi, naturaliste italien, dit le "Pline de la Renaissance".

Un des premiers faux reconnus comme tel : la plus ancienne collection de reptiles et d’amphibiens, constituée par Aldrovandi, incluait deux crapauds à longue queue qu’il savait être des faux, l’appendice ayant manifestement été créé avec la peau d’un autre individu et des dents de mammifère ayant été ajoutés dans la bouche pour lui conférer un air plus féroce – en théorie, l’existence d’une telle créature n’est pourtant pas impossible, les têtards étant pourvus d’une queue et la néoténie est un phénomène rare caractérisé par la permanence accidentelle de caractères larvaires (en haut, un des deux spécimens naturalisés, en dessous, une reproduction dans l'ouvrage que le naturaliste a publié en 1645 à Bologne - laquelle pourra quelque peu évoquer au lecteur moderne l'allure d'un batracien qui vécut au Permien, Diadectes).

   En ce qui concerne les êtres qui sont à l'occasion présentés comme davantage vraisemblables, il importe de considérer le contexte à l'origine de leur évocation. Si les croyances magiques reculent alors chez les érudits, ces auteurs ne rejettent pas pour autant les prodiges les plus extraordinaires, comme le fameux chirurgien de la Renaissance Ambroise Paré, ceux-ci n'étant pas niés mais expliqués dans le cadre du christianisme par l'action de Dieu ou du Diable, de sorte que c'est paradoxalement à la Renaissance que l'on se met le plus à redouter les loups-garous, la métamorphose n'étant plus imputée aux facultés de chamans mais à l'action de Satan invoqué par des sorciers. 

Les auteurs de la Renaissance reprennent dans leurs traités les êtres mythiques de l'Antiquité comme Ulisse Aldrovandi avec ce satire, mais dans le cadre du monothéisme chrétien et de la refondation de l'Histoire naturelle comme discipline, celui-ci n'est plus le Dieu Pan mais un genre d'homme sauvage aux traits hybrides témoignant de la variété de la nature.

    De plus, nombre d'auteurs n'ont pu voir directement les bêtes des contrées lointaines - le gorille ne sera réellement identifié qu'au début de la seconde moitié du XIXème siècle lorsqu'un spécimen sera abattu - et il existe une certaine tendance à anthropomorphiser les traits de la face des animaux, de sorte que le sphinx qui est présenté comme un primate à tête humaine s'apparente à un singe et que la manticore d'Edward Topsell à tète et oreilles d'homme, triple mâchoire et corps de lion, apparaît finalement moins comme un genre de chimère de l'Antiquité, d'autant qu'il en retranche la queue de scorpion mentionnée par Pline, que comme une interprétation un peu libre du tigre - quand à la bête inconnue du nouveau monde, aussi anthropomorphe qu'en soit la restitution de sa face, les petits juchés sur son dos signent incontestablement une femelle opossum. Ulisse Aldovrandri inclut dans sa somme zoologique le basilic fabuleux qu'il dépeint d'abord comme un serpent à huit pattes et à tête de coq ; le caractère d'oiseau prendra par la suite le dessus dans sa description de la créature alors représentée comme un coq avec une longue queue serpentine lisse lui conférant une allure moins implausible - certains dinosaures coureurs avaient une silhouette assez similaireLes dragons cracheurs de feu sont figurés dans les ouvrages de zoologie de l'époque comme s'apparentant à de très grands sauriens - l'idée qu'ils tuent des éléphants n'était d'ailleurs pas absurde, on pouvait en théorie s'attendre à ce que les plus grands mammifères terrestres aient aussi des prédateurs, comme l'a prouvé par la suite l'existence des grands félins à dents de sabre récemment éteints, tout comme les grands dinosaures végétariens qui étaient chassés par des dinosaures carnivores. De la même façon, on croyait aussi à l'époque qu'il existait des pythons, serpents capables de distendre leur mâchoire et leur estomac, suffisamment grands pour engloutir ces pachydermes, et la paléontologie a récemment découvert en Amazonie les restes de Titanoboa, un serpent constricteur bien plus grand que l'immense anaconda actuel. L'hydre de Topsell et de Seba, pour aussi fantastique qu'elle soit, semblant directement issue de la légende des Douze travaux d'Hercule, est en fait considérée sous un angle rationnel en étant rapporté à quelques cas de serpents à deux têtes. Ainsi, si les ouvrages des polygraphes et naturalistes médiévaux semblent compiler sans esprit critique les légendes et récits de voyage fantaisistes, les créatures les plus extravagantes s'appuient souvent en réalité sur des malformations tératologiques comme divers monstres rapportés par Pierre de Boistuau et Ambroise Paré, ou par une retranscription quelque peu approximative de véritables animaux de contrées exotiques. On voit donc qu'avant de récuser complétement l'existence des êtres mythiques, les auteurs se sont efforcés de les naturaliser, de les évoquer en retranchant leurs aspects les plus incroyables comme les pouvoirs magiques qui leur étaient prêtés, pour en faire des variations de la nature sur lesquelles il n'était pas absurde qu'un esprit rationnel puisse se pencher.


La manticore vue par le naturaliste britannique Edward Topsell et en dessous, sa bête du Nouveau Monde dont le faciès est fort approximatif, mais la position de sa progéniture ne laisse guère de doute sur sa véritable identité.

        

      Vrais et faux animaux naturalisés

    Enfin, il faut reconnaître que cette propension à viser l'exhaustivité au risque d'amalgamer des sources douteuses est encouragée par des contemporains malicieux. D'une part, les grands voyageurs en rajoutent dans les descriptions fantasmagoriques afin d'impressionner leurs auditoires, mêlant à l'exotisme et au caractère déjà extraordinaire de la nature ce qui relève visiblement de la pure invention, comme les hommes sans tête appelés Blemmyes ou plus simplement Acéphales, et même le célèbre Marco Polo rapporta avoir observé au cours de son voyage vers la Chine des hommes à têtes de chien.

Représentants de peuples fantastiques évoqués par le célèbre voyageur Marco Polo : blemmie, sciapode et cyclope.

    D'autre part, les Extrême-Orientaux estimant crédules les marins qui accostaient en leurs pays trouvèrent le moyen de leur vendre les corps séchés de sélaciens présentés comme les restes de petits humanoïdes marins qui impressionnèrent les naturalistes ayant l'occasion de les examiner, puis allèrent plus loin dans la contrefaçon en fabriquant des momies de sirènes, combinant la partie supérieure de singes avec l'arrière du corps d'un poisson. Ulisse Aldrovandi savait que les dragons naturalisés ramenés d’Extrême-Orient étaient des raies qui avaient été modifiées afin de leur conférer l’allure d’êtres fabuleux et qu’il n’existaient pas en tant que tels plus que les faux spécimens d’hydres à sept têtes. Le célèbre entrepreneur de spectacles Phineas Barnum prolongea la tradition au XIXème siècle en exhibant de telles "sirènes de Fiji" dans ses galeries de phénomènes.

Carcasse séchée de poisson-guitare, un genre de raie préparé par les Extrême-Orientaux pour lui donner l'allure d'un être aquatique présentant des traits humanoïdes - les yeux apparents correspondent en fait aux narines du Chondrichtyen.

Une sirène présentée dans son attraction foraine par Barnum, dans la lignée des montages taxidermistes fabriqués en Asie et vendus aux marins occidentaux naïfs. 

    Peu à peu, à la fin de la Renaissance, les naturalistes entreprirent d'expurger de leurs ouvrages les animaux fantastiques, en retranchant les êtres les plus fantasques d'origine mythologique et légendaires comme la Vouivre, ainsi que les autres animaux magiques comme le Basilic et le Phénix, puis finalement en supprimèrent toutes les formes de dragons. Ils finirent par concevoir le plus grand scepticisme à l'égard de toute créature exotique qui pouvait sembler trop exubérante et ainsi dénièrent l'existence à un animal bien réel, l'ornithorynque découvert par George Shaw, assurant que le spécimen naturalisé surnommé "taupe aquatique" qui ressemblait trop manifestement à un castor pourvu d'un bec de canard ne pouvait être qu'un montage réalisé par un taxidermiste, et même Charles Darwin ne pouvait se résoudre à admettre qu'il s'agissait bien d'un animal unique et non de deux. L'hypothèse d'un canular paraissait évidente jusqu'à ce que de nouvelles observations d'animaux vivants dans leur milieu naturel fassent entrer définitivement l'espèce dans les traités de zoologie. L'animal s'avéra d'autant plus étonnant qu'il pond des œufs, cas unique chez les mammifères avec ses parents les Echidnés insectivores. Il est vrai qu'à l'époque, même si l'idée de séries naturelles postulait que la nature déclinait tous les types de créatures au travers de formes intermédiaires, le paradigme de l'évolution n'était pas encore théorisé, lequel permet à la fois de mieux appréhender les adaptations (le bec de l'ornithorynque, similaire à celui du canard et des dinosaures anatosaures, est un caractère dérivé tout comme celui des échidnés qui n'était pas présent chez leurs ancêtres à l'allure de mammifères plus classiques) et l'archaïsme de l'oviparité, les premiers mammifères descendants de reptiles pondaient originellement des œufs comme leurs ancêtres. Le paléontologue et anatomiste britannique Richard Owen n'hésita pas à faire tuer un grand nombre d'ornithorynques pour vérifier les dires des Aborigènes sur leur mode de reproduction et se fit envoyer des œufs, mais certains étaient faux et d'autres provenaient de serpents. En 1884, le naturaliste écossais William Hay Cadwell apporta finalement la preuve de l'oviparité de l'animal en abattant une femelle qui était en train de pondre dans son terrier. Le remarquable fossile vivant aura chèrement payé l'incrédulité des zoologistes. 


Le canular qui n'en était pas un : premières représentations de l'ornithorynque par le Gouverneur George Hunters en 1797 (au-dessus) et par George Shaw en 1809.

Illustration en couleurs montrant les deux types de mammifères ovipares, un échidné en haut et l'ornithorynque en bas.

    Par contre, un coati édenté et rayé, petit carnivore au museau pointu d'Amérique du Sud apparenté au raton-laveur, a été vendu au naturaliste Buffon comme étant une nouvelle espèce de fourmilier, et celui-ci l'a donc présenté comme tel dans son Histoire naturelle en 1753. Il n'existe en vérité que trois espèces, le fourmilier géant ou tamanoir, le fourmilier nain ou myrmidon, et le véritable tamandua, de taille intermédiaire, dont le pelage est noir et blanc à l'instar du grand panda de Chine, et nullement rayé comme cette fausse quatrième espèce.

Si l'ornithorynque naturalisé correspondait à un véritable mammifère d'un genre tout à fait particulier, le tamandua rayé de Buffon résultait bien lui d'une manipulation d'un taxidermiste.

    Jean-Jacques Audubon, célèbre ornithologiste et peintre naturaliste américain d'origine française du XIXème siècle,  s'est amusé à inventer une dizaine d'espèces de poissons et une dizaine d'espèces de rongeurs imaginaires, mais pas extravagants, pour piéger facétieusement son collègue Constantin Samuel Rafinesque qui lui avait précédemment cassé son violon en attrapant une nouvelle espèce de chauve-souris. Cette manipulation dont il fut la victime conduisit à son bannissement des publications scientifiques, un discrédit qui avait déjà été amorcé après la publication en 1819 de son livre affirmant l'existence du Grand serpent de mer. 


Représentations de rongeurs par Rafinesque en 1818 donnant corps à de fausses allégations du célèbre Audubon - ce dernier ne prenait pas quant à lui le risque de l'approximation, tuant un nombre considérable d'oiseaux pour les représenter avec la plus grande exactitude, quitte à risquer de causer l'extinction d'espèces rares, comme le relève un de ses biographes, Duff Hart-Davis.

    Une autre créature marine fort douteuse fut évoquée durant plusieurs siècles par des naturalistes, désignée sous l'appellation de singe de mer, à l'existence de laquelle ils accordaient apparemment crédit. On a évoqué plus haut que le naturaliste suisse du XVIème siècle Conrad Gessner incluait à l'occasion dans sa revue encyclopédique de 1551-1558 un certain nombre de créatures notoirement mythiques, notamment des humanoïdes et semi-humanoïdes marins. Parmi ces êtres plutôt fantasques figure aussi un dénommé singe de mer, Simia marina. Certaines illustrations s'y rapportant font irrésistiblement penser à une chimère, un poisson cartilagineux des profondeurs représentant d'un groupe voisin des Sélaciens - ces derniers rassemblant les requins et les raies, et on peut considérer que cette illustration la représente très probablement. Une variété, Simia marina danica, présente un atour plus énigmatique ; si la gueule peut évoquer celle d'un requin, l'être est pourvu de deux bras griffus anthropomorphes. Ces deux formes sont aussi présentées dans les ouvrages du médecin et naturaliste suisse Félix Flatter et au XVIIème siècle du naturaliste polonais Jon Johnston.

        Lors de la Seconde Expédition Bering, le médecin et naturaliste Georg Wilhem Steller, qui a décrit avec précision un certain nombre d'espèces dont deux furent par la suite chassées jusqu'à l'extinction, la rythine ou vache marine géante et un cormoran aptère, observa durant deux heures le 10 août 1741 au large des îles Shumagin une créature qu'il qualifia également de singe de mer, la rapprochant du singe marin danois de Gessner. L'animal présentait une tête proche de celle d'un chien avec deux oreilles pointues, deux grands yeux, la bouche encadrée de longs poils et le corps était oblong, dépourvu de nageoires antérieures, et doté d'une queue asymétrique. Il est fort vraisemblable qu'il se soit agi d'une otarie à fourrure aux nageoires pectorales tenues près du corps, voir d'un individu malformé ou mutilé par un prédateur, mais on peut néanmoins s'étonner que le naturaliste avisé ne l'ait pas envisagé comme un représentant de cette espèce. En juin 1965, l'écrivain et naturaliste anglais Miles Smeeton qui se trouvait à son tour près des îles aléoutiennes a aussi aperçu une créature marine de taille moyenne extrêmement poilue et sa fille Clio qui a croisé son regard d'un coté du bateau évoque également une tête similaire à celle d'un chien avec des yeux plus rapprochés que ceux d'un phoque. En dépit de la forte présomption que ces observations se rapportent à un pinnipède, le "singe marin danois" de Gessner dont le naturaliste réputé Steller a confirmé l'existence n'a pu être identifié formellement.

Représentations du singe marin de Gessner, et en-dessus, sa variante danoise semi-anthropomorphe.

  Des musées comme celui d'Edimburg en Ecosse possèdent en revanche des exemplaires naturalisés d'une autre créature aquatique velue, celle de la truite à fourrure du Canada. Ce poisson recouvert d'une épaisse toison, identifié comme Salmo trutta dermopila, était censé vivre en Islande ainsi que dans la partie septentrionale de l'Amérique du Nord. Son existence a pu être envisagée sérieusement du XVIIIème siècle jusqu'à 1930, lorsque l'anthropologue et reporter Robert Ripley a pu remonter jusqu'à un taxidermiste canadien qui cousait de la fourrure de lapin sur des poissons séchés.

Un exemple de la fausse truite à fourrure.

    Il est toujours un peu facile de considérer avec condescendance voire raillerie les erreurs du passé, sans tenir compte du contexte de l'époque. On s'est efforcé de nuancer ici quelque peu la crédulité des naturalistes de l'Antiquité romaine et de la Renaissance. Quant aux naturalistes plus récents qui ont été abusés par des faux, il faut reconnaître que ces derniers n'étaient pas aussi invraisemblables compte tenu de la diversité du vivant. La truite arc-en-ciel peut à présent faire sourire, et il n'existe certes pas véritablement de poissons pourvus de pilosité, mais le poisson-grenouille strié (Antennarius striatus) possède des excroissances cutanées évoquant de longs poils filamenteux ; de même, le mâle chargée de protéger la ponte de la grenouille poilue (Tridobatrachus robustus), qu'on trouve sur la partie sud-ouest de l'Afrique, est pourvu sur les côtés de l'abdomen et l'arrière des cuisses de fines excroissances de peau très vascularisées qui permettent d'accroître les échanges pour une meilleure absorption de l'oxygène, ce qui lui confère une apparence qui pourrait aisément faire passer un individu mort pour une autre de ces fraudes imputables à des taxidermistes fallacieux - à noter que comme les autres membres de la famille des Arthroleptidés, ces parents des grenouilles représentent aussi le seul exemple de Vertébrés dont les griffes sont constituées d'os.


Ce poisson donne véritablement l'impression d'être couvert d'une fourrure et la "grenouille poilue" existe réellement.

    Rafinesque ne fut pas le seul naturaliste dont la carrière scientifique fut sabordée par une manipulation ourdie par un collègue, on en verra une autre illustration dans la deuxième partie de cet article qui se penchera sur la fantaisie dans les sciences étudiant l'histoire de la vie du passé.

*

A SUIVRE : Quand la reconstitution de l'histoire de la vie passée n'échappe pas à l'approximation.


lundi 27 septembre 2021

MONSIEUR SCOTT ET SON ETUDE DE PLEIN CHAMP


Scott Mardis posant devant un panneau indiquant les observations de l'insaisissable Champ. 

        Un cryptozoologue passionné nous a récemment quittés, Le 28 juillet 2021, Scott Mardis a succombé a une infection contractée lors d’un voyage dans le Vermont qui avait atteint sa jambe et lui causait de sérieuses douleurs. Il négligea de contacter un médecin comme si mère le lui avait conseillé – un attentisme qui causa également la fin prématurée de Jim Henson suite à une grave forme de pneumonie, comme on l’a évoqué dans l’article « Le maître des marionnettes » et de l’écrivain Manly Wade Wellmann avec une tragédie fort voisine ; les lecteurs se souviennent peut-être par ailleurs de la disparition de James Cummins évoquée en décembre 2010 des suites d'une scarlatine contractée elle aussi lors d'un tournage dans la nature. Lorsque la souffrance fut trop forte, Scott Mardis quitta vers deux heures du matin la chambre qu’il partageait avec sa femme à laquelle il était très attaché, en prétextant une ballade nocturne afin de ne pas l’inquiéter, et eut le courage de se rendre jusqu’à un parc où il demanda que quelqu’un le conduise à l’hôpital. Sa condition était si sérieuse qu’il fut nécessaire de l’amputer. Scott parut apparemment se remettre des suites de l’opération, mais au bout d’une semaine, son épouse Sandy constata qu’il avait sombré dans l’inconscience et il décéda peu après. Sa mère le fit incinérer dans l’Alabama.

        Scott était né le 28 décembre 1963 à Gadsden dans l’Alabama. Il s'était très jeune intéressé aux phénomènes mystérieux comme les soucoupes volantes et les hommes sauvages comme le Bigfoot ou "yéti américain", mais il finit par se focaliser principalement sur les monstres lacustres. Ayant étudié l’électronique au collège de Dotham, il s’installa à Philadelphie pour être employé par la Société Towers Records de 1988 à 1991. Après avoir emprunté à la bibliothèque municipale le livre Champ : Beyond the Legend de Joseph Zarzinsky, il partit s'établir dans le Vermont, trouvant à s'employer dans une épicerie, afin de se rapprocher du Lac Champlain dont il scrutait inlassablement la surface aux jumelles.

        Passionné par les créatures mystérieuses, il avait accumulé des masses de notes et de croquis, mais il en connaissait par cœur le contenu. Il avait étudié les cas fameux comme l’épave découverte dans les eaux de Nouvelle-Zélande par le chalutier japonais Zuiyo-Maru, vraisemblablement les restes d’un requin-pèlerin décomposé mais qui fut interprété par les plus imaginatifs comme le cadavre d’un plésiosaure disparu depuis l’époque des dinosaures, ainsi, en digne descendant d’Écossais, que le célèbre "Monstre du Loch Ness" – lui aussi popularisé comme un plésiosaure, plus rarement comme une version géante de l’étrange et fascinant "invertébré" disparu depuis le Carbonifère, Tullimonstrum, Scott Mardis m’indiquant les sources dans lesquelles cette audacieuse hypothèse était retenue, bien que les cryptozoologues qui croient en son existence l’interprètent plutôt comme un esturgeon de grande taille, voire une espèce inconnue de phoque géant qui aurait développé un long cou. Scott était persuadé qu’une créature inconnue vivait réellement dans le Lac Champlain, surnommée "Champ", après y avoir observé le 9 juillet 1994 un mystérieux objet mouvant de la taille d'un bateau. Il réfutait vigoureusement l’interprétation de certains de ses pairs l'identifiant en tant que Tanystropheus survivant du Trias, un reptile primitif très ancien caractérisé par son cou d’une longueur extraordinaire, inclinant davantage pour sa part pour l'hypothèse des plésiosaures. Bien que s’étant finalement établi en Floride pour y rejoindre celle qui devint sa femme, il se rendait sur le site au moins une fois par an, en dépit de difficultés financières dues à la perte de son emploi et de celui de son épouse, faisant appel aux dons pour financer ses expéditions et il avait réalisé un film sur son dernier déplacement, que ses amis proches sont en train de monter pour pouvoir le diffuser.


Le croquis que Scott Mardis a effectué à la suite de son observation d'un gros animal dans le Lac Champlain en juillet 1994.

En haut, une page d'un ouvrage que Scott Mardis m'avait obligeamment scannée, interprétant l'hypothétique Monstre du Loch Ness à partir de la curieuse photographie prise en 1933 par Hugh Gray en tant que version géante de l'énigmatique animal aquatique à corps mou de l'époque carbonifère représenté au-dessous, Tullimonstrum, avec de supposés points de recoupement ; ci-dessus, photo publiée par Scott Mardis pour illustrer cette prétendue analogie avec une sculpture de l'animal par l'artiste Patrick May (http://www.etsy.com/shop/Paleocasts) qui est établi dans l'Illinois où a été découvert le fossile et qui lui est propre, lequel figure comme emblême sur l'écusson des pompiers de  l'Etat 

        Scott Mardis était apparu dans un certain nombre de documentaires en tant qu’investigateur pour parler de cryptozoologie, comme dans America’s Loch Ness Monster en 2007, Cryptid Hunt en 2008, Doomsday at Yellostone et Return of the Ice Monster en 2018 ainsi que dans les séries Monsterquest en 2007, On the Trail of Champ et Strange Evidence en 2018, Bizarre Base Broadcast et Monsters Across America en 2020. il intervenait sur le sujet dans des émissions de radio et de télévision. Il était également cité dans des ouvrages tels que Monsters Hunters de Tea Krulos et Cryptid Creatures : A Field Guide par Kelly Milner Halls.  



Scott Mardis à l'honneur dans un numéro de mars 1997 d'un quotidien du Vermont en tant que chercheur étudiant la mystérieuse créature du Lac Champlain, quatre mois seulement avant qu'il n'aperçoive le monstre au centre de ses intérêts – on peut voir affichée à l'extrême gauche en haut un schéma figurant la carcasse putréfiée découverte par le chalutier japonais Zuiyo-Maru ; en dessous, photo plus récente de Scott intervenant dans un documentaire.

Exposé de Scott (les sous-titrages automatiques en anglais peuvent être sélectionnés dans les paramètres) :

        Scott Mardis était loin d’être un sympathique excentrique, sa connaissance des reptiles marins était très étayée, se comptant parmi les brillants autodidactes férus de paléontologie comme Stephen Czerkas auquel il a été rendu hommage en ces pages suite à sa disparition, et il avait œuvré comme volontaire dans le département de paléontologie des Vertébrés à l'Académie des sciences naturelles de Philadelphie. Le chercheur indépendant avait fait paraître sur le site scientifique Academia un article examinant avec sérieux l’hypothèse fort controversée de la survie de plésiosaures jusqu’à notre époque, Perspectives on the Living Plesiosaur Controversy (http://www.academia.edu/7557849), en fournissant des éléments susceptibles de conforter cette interprétation, comme la découverte récente de fossiles de ces animaux permettant de penser que certains d’entre eux étaient, à rebours de ce qu’on pensait, susceptibles de vivre en eau douce – quant au fait que les témoignages décrivent rarement la supposée créature à terre, ce site a rendu compte en son temps de la mise en évidence récente qu’à l’instar des ichtyosaures totalement profilés pour la vie océanique, tous les reptiles marins éteints étaient vivipares, à la différence des tortues qui reviennent chaque année enfouir leurs œufs sur les plages, ce qui peut expliquer qu’aucun "Monstre du Loch Ness" ne soit jamais venu pondre sur les berges du Loch, si ce dernier existe naturellement.


Scott Mardis dans le musée de la ville de Charlotte dans le Vermont, devant les restes d'un béluga découverts sur les rives du Lac Champlain, sujet sur lequel il avait rassemblé de la documentation en vue d'éclaircir le mystère de la provenance du squelette de ce cétacé marin (http://www.academia.edu/9546771/Marine_Animal_Access_To_Lake_Champlain).

Une illustration montrant un béluga, qu'un artiste a retouchée pour y inclure anachroniquement un plésiosaure à l'arrière-plan ; Scott affectionnait cette image laissant imaginer qu'un petit nombre de ces reptiles de l'Ere mésozoïque avait survécu à l'extinction du Crétacé jusqu'à nos jours, seulement vus de manière furtive par des témoins.

     Scott tenant une figurine de plésiosaure devant les berges du Lac Champlain.

        Scott au centre des visiteurs de la ville de Darien en Georgie, devant une sculpture de Rick Spears figurant une créature légendaire qui aurait été observée de nombreuses fois dans la région, ressemblant à un plésiosaure à deux nageoires, dénommée Altamaha-ha, en abrégé Altie (page du sculpteur : http://www.rickspearsart.com/altie.html).

        Scott était également un féru de cinéma d’épouvante et de science-fiction, ayant visionné un nombre considérable d’œuvres. En dehors de sa page Facebook consacrée aux monstres lacustres, The Zombie Plesiosaur Society, également titre d’un documentaire de 2020 dans lequel il figurait, il avait créé sur le célèbre réseau social une page mettant en lien bandes-annonces, films et téléfilms à visionner en ligne ressortissant de l’horreur et de l’imaginaire, That's All He Watches Are Those Goddamned Horror Movies !!, et il portait un regard sans condescendance et même enthousiaste sur les productions les plus modestes, parfois au-delà de ma propre compréhension pourtant grande pour les films à petit budget qui satisfont à une rigueur minimale. Il était expert pour dénicher les liens permettant de visionner dans le monde entier ces œuvres parfois très méconnues. Il avait aussi fondé un groupe de rock, "The Black Tryangul".

            Il n’est guère de ceux qui furent en contact avec Scott qui ne soient profondément attristés par sa disparition subite et n’en demeurent toujours chagrinés. Son affabilité et sa disponibilité rendaient les échanges plaisants et passionnants, et comme beaucoup, j’ai moi-même durant plusieurs années échangé avec lui aussi bien en ce qui concernait les créatures mystérieuses que la paléontologie et le cinéma de l’imaginaire. Il était si accessible que j’avais même rêvé que je me rendais pour un court séjour aux États-Unis et qu’il m’accordait l’hospitalité pour quelques nuits en mettant à ma disposition le divan de son salon, comme j’avais eu l’occasion de lui écrire, ce qu’il avait juste commenté par ce mot « étrange » – peut-être sous-estimait-il la sympathie qu’il suscitait et le rendait accessible, sa bonhommie qui transparaissait au travers d’échanges passionnants, donnant l'impression d’être un proche par-delà les distances. Scott demeurera notre ami dans nos souvenirs.



Hommage à Scott Mardis sur un site de cryptozoologie pour les anglophones : http://www.cryptozoonews.com/mardis-obit/


lundi 9 mars 2020

A LA RECHERCHE DES RACINES DES ÊTRES LÉGENDAIRES




Créatures et imagination, les êtres réels et les êtres imaginaires, a pour règle de s'intéresser aux manifestations les plus étonnantes de la vie animale et aux êtres fictifs qui s'en inspirent plus ou moins directement à travers ces interconnexions qui sont au cœur de ce site. A l'origine de cette rencontre se trouvent les êtres de légendes. 

Ceux-là sont apparus dès les prémisses de la civilisation, notamment au travers des cultures chamaniques, postulant une continuité du vivant permettant notamment aux sorciers de pouvoir se changer en animaux, littéralement selon les croyances ancestrales, ou plus concrètement en se travestissant avec des peaux de bêtes et autres ornements pour s'identifier à eux, voire atteindre le degré de compréhension ultime embrassant l'ensemble du monde animé et le rattachant possiblement à celui des Cieux. La Grotte des Trois Frères dans l'Ariège offre un échantillon d'art pariétal comportant une fresque présentant la silhouette d'un être humanoïde pourvu notamment de bois de cerf. Avec l'essor des cités, les êtres humains se sont coupés de la nature au sein d'un environnement artificiel et ont développé une culture nouvelle rompant avec ce continuum. La transition d'humain en animal et quelquefois l'inverse ainsi que les formes hybrides, comme nombre de dieux de l'ancienne religion égyptienne, sont passées du cadre religieux aux croyances populaires des campagnes plus enclines aux mystères et à la fantaisie topographique, c'est à dire quittant le sacré pour le vernaculaire, d'une part, et à la pure fiction que nous honorons souvent ici, d'autre part. Les récits d'Ovide, dans l'Antiquité, relatent de telles métamorphoses, mais déjà sous un angle un peu distancié non dépourvu d'une tonalité humoristique, comme les aventures interplanétaires fantasmagoriques de Lucien de Samosate, même si, par la suite, de grands explorateurs ou supposés tels comme Marco Polo et Jean de Mandeville relateront sérieusement avoir rencontré des êtres fabuleux au cours de leurs voyages en des contrées lointaines.


Un des plus anciens êtres fantastiques de l'histoire de l'humanité, l'Homme-cerf de la Grotte des Trois Frères dans l'Ariège.




Une exposition présentant des êtres légendaires mythiques prêtant des caractéristiques animales à des êtres semi-humains créés par le Studio Naturaliter : de gauche à droite, la divinité égyptienne à tête de lionne, Sekhmet, le dieu égyptien de l'eau et de la fertilité à tête de crocodile, Sobek, le sphinx de Thèbes apparaissant dans le fameux mythe grec d'Oedipe, inspiré d'une créature égyptienne similaire mais de sexe masculin, et le Minotaure de Crête, né d'une union charnelle de Pasiphaë avec un taureau divin auquel étaient censés selon la légende être régulièrement sacrifiés de jeunes gens et de jeunes filles. En dessous, deux autres hybrides grecs, un centaure, archer dont le buste est monté sur le corps d'un cheval et la fameuse gorgone Médusa de la légende de Persée, femme maudite et terrifiante à la chevelure composée de serpents vivants, ici une sculpture présentée par le Musée londonien du film à l'effigie du monstre recréé par Ray Harryhausen dans le film Le Choc des Titans (voir hommage consacré à cet artiste en juin 2013, "Un géant entouré de miniatures").


La croyance en l'existence d'Homme-bêtes, basée sur la crédibilité des auteurs de l'Antiquité relatant des histoires fabuleuses, les récits enjolivés de voyageurs parfois aussi illustres que Marco Polo et la naissance de véritables phénomènes tératologiques, a perduré au Moyen-Âge et jusqu'à la Renaissance sous la plume d'historiens comme Pierre de Boaistuau, de naturalistes comme Ulisse Aldrovandi et Conrad Gessner ou encore de médecins comme Ambroise Paré, qui a reproduit cet hybride dans un de ses ouvrages. La polysémie s'attachait à ces êtres, qui pouvaient être perçus selon un angle religieux, qu'ils soient d'essence diabolique ou représentent un prodige divin, ou bien qu'ils interrogent la morale, étant alors vus comme une progéniture issue d'accouplement contre nature avec un animal de ferme ou un partenaire du même sexe.

La culture basque est la plus ancienne des cultures d'Europe, remontant aux temps immémoriaux des premiers hommes modernes s'étant établis sur notre continent, même si, au fil du temps, elle a évolué et s'est rapprochée notamment au Moyen-âge des folklores régionaux des régions limitrophes. Afin d'approcher le sujet avec le plus d'exactitude, il a été décidé de proposer au lecteur un entretien avec un éminent spécialiste de la culture basque légendaire, le plus à même d'apporter d'intéressantes précisions sur l'émergence de ces représentations des créatures vivantes autres que l'homme lorsqu'elles sont passées de la Nature à la Culture.


Claude Labat est un grand promoteur de la culture basque. Cet enseignant en physique-chimie et en arts plastiques retraité depuis 2008 a fondé en 1980 l'association Lauburu à Bayonne, dont il est actuellement le secrétaire, qui a pour mission de défendre le patrimoine basque tant par le biais de publications et de participations à des expositions que d'actions de préservation du patrimoine aussi bien architectural qu'incluant le littoral et les grottes. Passionné par les mythes basques, il ne s'en attache pas moins à distinguer la part d'exagération forgée par la culture populaire de la réalité historique dans laquelle ils s'enracinent. Ainsi, dans son livre au titre évocateur, Sorcellerie au pays basque, un rideau de fumée ? publié en 2019 et faisant suite à deux autres parutions explorant le thème, il rappelle que l'importance de la sorcellerie et des bûchers a été exagérée, et qu'après que le magistrat Pierre de Lancre mandaté par Henri IV pour purger le pays des êtres soumis à l'influence démoniaque a condamné plusieurs dizaines de personnes à périr de la sorte, au lieu des 600 parfois mentionnées, l'Inquisition espagnole s'est montrée bien plus mesurée en estimant que la très grande majorité des individus dont elle devait décider du sort relevaient plus simplement du désordre mental et épargna la vie de ceux-là. L'auteur a à son actif une quinzaine de titres sur divers sujets intéressant la culture basque, de la préhistoire à la Cathédrale de Bayonne en passant par les paysages locaux et par la figure populaire du personnage du charbonnier aux yeux multiples associée à Noël nommé Olentzero, ainsi que des nouvelles. Il réalise également des illustrations et a édité une étude scientifique sur l'art funéraire basque. Il a fort obligeamment accepté de s'entretenir en ces pages sur le sujet qui nous occupe.
     



Monsieur Labat, il semble que le recueil du fond légendaire basque a été effectué très récemment, au début XXème siècle par Jean Barbier. Comment expliquez-vous que les auteurs romains qui aimaient à relater les mœurs et légendes de différents peuples n'aient pas abordé cet aspect de la culture basque?

− Non, il faut bien voir la place du curé Barbier dans la liste des érudits qui s'intéressent à la mythologie basque. Il y a avant lui des sommités dans ce domaine : Dabbadie, Chaho, Cerquand, Webster et Vinson. Barbier ne fait qu'utiliser les matériaux recueillis par ces pionniers, notamment Cerquand. Son but est d'alimenter ses sermons pour mieux "faire la morale" à ses ouailles. Après lui, l'abbé Barandiaran accomplira un travail plus "scientifique" mais sans doute aussi épuré des légendes "coquines" ou grivoises. Je vous renvoie au schéma que j'ai mis dans mon livre Libre parcours dans la mythologie basque page 326.

− Comment est-il possible d'inférer quelque chronologie, en distinguant par exemple des modifications ultérieures de récits mythiques, et peut-on par exemple déceler des évolutions relatives par exemple à la symbolique, qui auraient pu intervenir avec la christianisation ?

− Cela me paraît très difficile à faire. Cependant, on ne peut pas douter que, de tout temps, les mythes évoluent et se métissent avec des apports exogènes. Le christianisme a, bien entendu, marqué profondément cette vieille mythologie, comme toutes celles du continent européen. Voir par exemple la remarquable histoire du diable faite par Robert Muchembled (2000).

− Peut-on y distinguer des éléments mythiques essentiels sur lesquels repose la représentation du monde pour les Basques, de d'autres qui ressortiraient davantage du "folklore"?
− Personnellement, pour évoquer la vision que les Basques se font du monde, j'ai adopté la thèse de Hartsuaga (éditée seulement en basque et dont j'avais trouvé un résumé en français). Le cosmos basque ne connaît que la Terre (surface et monde sous-terrain), il n'y a pas de ciel (au sens de demeure divine), ni d'étoiles, ni même de cosmogonie : le monde a toujours été et sera toujours ! Ce n'est qu'avec certains délires sur Internet que l'on trouve des généalogies montrant des liens de parenté avec les entités basques comme on le fait pour les divinités gréco-latines. 

− Le chamanisme est réputé oriental, mais il était très certainement au cœur des croyances de toutes les cultures originelles. Selon l'hypothèse habituellement admise, les Basques seraient les héritiers de l'avant-garde d'Européens modernes s'étant installée en Europe de l'ouest et ayant produit les fresques pariétales, pourrait-on s'avancer à déceler une quelconque filiation entre certains éléments de la culture basque et les mythes ancestraux chamaniques ?

− J'avoue que je n'ai jamais pris le temps de travailler les liens entre la tradition basque et le chamanisme. Je pense qu'il est impossible de n'avoir pas été touché comme le reste du vieux monde par le chamanisme. Ce qui me retient pour l'instant c'est que les "spécialistes" dans ce domaine ont souvent un discours militant qui consiste à "convertir" leurs auditeurs à une sorte de "religion ancienne" sans en décortiquer le mécanisme et les liens avec les cultures qui ont connu le chamanisme. Mais je suis disposé à écouter les personnes qui approchent ce sujet d'une façon culturelle et anthropologique. 

− Une représentation célèbre de l'art pariétal est celle de la Grotte des 3 frères dans l'Ariège, figurant un humanoïde portant des bois de cervidé : vous est-il arrivé de songer à l'art de ces lointains ancêtres, et selon vous, s'agirait-il plutôt d'un démiurge revêtu d'une parure ou bien d'un être hybride, craint ou vénéré, d'une créature censée être réelle, ou bien encore de la représentation d'un défunt, un chasseur respecté caractérisé par un trophée ?

− Voilà une question que j'apprécie. A la différence des "savants" qui imposent une piste, vous ouvrez plusieurs voies. À mon avis, toutes sont valables et mériteraient d'être exposées parallèlement. Cet humanoïde est une légende à elle seule. Et comme toutes légendes, elle nous laisse libre de choisir ce qu'elle nous dit. 

− Les légendes basques recèlent-elles également des êtres immatériels, des esprits, et que deviennent les âmes des défunts : continuent-elles de peupler le monde sous d'autres formes ou gagnent-elles un ailleurs comme les Champs Elysées dans l'Antiquité gréco-romaine ?

− On peut citer les "Âmes errantes" c'est-à-dire les revenants qui souvent importunent les vivants. Dans un conte de Barbier il y a un ange ! Mais au-delà des personnage, je place aussi des éléments immatériels comme la lumière et l'obscurité qui sont, à mon avis, des "territoires mythiques" qui abritent des êtres tels que Laminak , dragons, la Dame (Mari)… et surtout qui tissent le temps et donc la ronde des saisons et les fêtes qui les accompagnent. 

− Existe-t-il une certaine forme de manichéisme dans le folklore basque, comme on en trouve quelque trace dans une certaine mesure dans l'univers des Celtes et des Vikings, ou est-on plus proche d'un surnaturel plus multiforme? (dans le roman Mascarades de Philippe Ward, les nationalistes les plus radicaux semblent susciter l'irruption d'esprits maléfiques légendaires).

− Manichéisme ou dualisme ? Le Bien et le Mal. Dieu et le Diable. Egu (la Lumière du jour) et Hil (l'Oscurité). Eguzki (le Soleil) et Hilargi (la Lune)… ? Chacun de ces couples est un aimant à deux pôles, que je m'interdit de classer dans la case manichéisme ou dualisme. Ils sont, et cela me suffit. J'ai trop peur de tomber dans des explications routinières. Mais j'ai peut-être tort. Car vos questions montrent que c'est dans l'échange des interprétations que l'on avance. 

Le dieu Sugaar ou Sugoi, parfois présenté comme une déesse mais dont le patronyme porte une terminaison masculine, est dit avoir engendré le monde en s'accouplant soit avec le dragon Herensuge, lorsqu'on ne considère pas qu'il s'agit de la même figure, soit avec son épouse Mari à laquelle on prête aussi parfois quelque connotation androgyne. Sugaar présente également une certaine ambivalence, sans être fondamentalement maléfique comme les démons des religions orientales païennes et Satan chez les Chrétiens, il peut tel le Zeus de la mythologie grecque lancer de terribles éclairs comme illustré par le sculpteur Tira Ta Floja, tout comme son épouse Mari généralement bienveillante est capable de déchaîner les éléments.


Gaueko, le Démon de la nuit

Akerbeltz, le Bouc noir, par le sculpteur Tira Ta Floja.

La figure grimaçante du démon cornu trouve un équivalent dans ce carnaval suisse.

− Quelle place l'homme occupe-t-il face aux êtres surnaturels et aux animaux, et y a-t-il une certaine unité du monde surnaturel face au monde des hommes ou au contraire une omniprésence et une multiplicité des puissances éventuellement antagonistes au sein de notre monde ?

− Décidément, je constate que vous avez déjà beaucoup réfléchi et je suis surpris de voir à quel point vos questions rejoignent mes interrogations. Pour ce qui est de la place des hommes face aux êtres surnaturels je dirais seulement que la mythologie basque semble montrer que les hommes ont des rapports fréquents avec les "entités" mythiques qu'ils ne considèrent pas comme des divinités (ils peuvent même leur donner des ordres). Cette proximité a-t-elle des origine pré-chrétiennes ? C'est possible. Je pense que c'est surtout la vision du cosmos qui a dû induire cela : pas de ciel, mais la terre et le monde souterrain. Donc je pense qu'il s'agit bien plutôt "d'une certaine unité" comme vous le dite. Quant aux rapports des hommes avec les animaux, je n'ai pas réfléchi à la question. Dernièrement je lisais la façon avec laquelle l'Église et le pouvoir civil ont peu à peu représenté le diable comme un animal, brutal ou insignifiant, avant de faire entrer le diable dans le corps des hommes et des femmes pour mieux les dominer. Par ailleurs, je constate que, dans les légendes basques et autres, les rapports avec les animaux ne sont jamais "affectueux" comme on le voit de nos jours, mais les animaux font "partie du paysage" qu'ils soient domestiques ou sauvage et, parfois, se révèlent être des entités mythiques (voir les légendes où des chevaux "kidnappent" les filles des hommes "pour les éduquer dans le monde souterrain). Reste la cas de l'ours qui, selon la tradition de plusieurs peuples a une place particulière puisqu'on dit que "l'ours c'est l'homme".
Costume d'ours dans un défilé ; ces animaux pourraient représenter les ancêtres des Basques selon certains récits mythiques, et diverses légendes l"associent à la sexualité en évoquant des unions entre des femmes et des ours. Avant que les peuples européens se convertissent au christianisme, cet animal intelligent et assez malin était perçu comme une sorte d'homologue des hommes vivant dans les forêts, puis la nouvelle religion va rapprocher sa ruse de celle du Malin et le présenter comme inquiétant. Le symbolisme préférera dorénavant l'image plus exotique du lion, dont la crinière rappelle la couronne ornant la tête des rois et, comme animal noble des forêts, lui préférera le cerf, notamment au travers de la légende de Saint-Hubert, l'apparition d'un crucifix lumineux entre les bois d'un cerf ayant amené l’ecclésiastique à renoncer à la chasse qui accaparait tout son temps - c'est donc pour le moins fort mal à propos que les chasseurs en ont fait leur Saint patron, puisque celui-là symbolise au contraire le renoncement à l'activité à laquelle ils se consacrent !

− Il semble qu'on retrouve dans les légendes basques les archétypes mythiques : géants, cyclopes, hommes-bêtes et "loups-garous", dragons, chimère, êtres élémentaux, etc...Ces différentes créatures présentent-elles selon vous des caractéristiques spécifiques ou une charge symbolique qui les distingueraient quelque peu de leurs homologues présents dans d'autres traditions régionales ?

− Ici encore, force est de constater que les Basques font partie d'un ensemble mythologique très vaste puisqu'il est connu sur tout le continent européen. Géants, cyclopes, hommes-bêtes et "loups-garous", dragons, sont présents dans les légendes basques, en particulier le dragon qu'un noble tue pour débarrasser la population d'un malheur mais surtout pour asseoir sa généalogie donc son pouvoir sur cette population. Mais comme toujours (et partout) ces légendes sont mises à la portée des gens en l'adaptant à leur géographie à leur histoire.

− Il est dit qu'il existe une légende semblable à la mésaventure du Cyclope Polyphème vaincu par Ulysse dans L'Odyssée d'Homère, ayant l'œil crevé par un héros, le gigantesque berger étant un consommateur régulier de chair humaine. On indique souvent que L'Odyssée d'Homère, qui rapporte les aventures de ce héros grec, aurait pu inspirer les contes orientaux de Sinbad. Pensez-vous que le mythe basque a pu également s'inspirer de la légende grecque au vu de ces concordances très importantes, voire l'inverse puisque la culture basque est probablement plus ancienne que la civilisation grecque elle-même ?

− Très bonne remarque de votre part. Les Basques auraient dû être "les premiers" dans la conception de la légende du Cyclope. Mais deux découvertes nous renvoient à l'universalité de ces mythes fondamentaux. La première c'est qu'Antoine d'Abbadie, scientifique renommé d'origine basque qui a passé 12 ans à cartographier l'Éthiopie et a pour cela appris 14 dialectes locaux (il était doué pour les langues) a décris la légende du Cyclope. Très sagement, il a conclu que l'on ne pouvait établir qui des Grecs, des Basques et des Ethiopiens avaient "inventé" le mythe. Mais d'Abbadie ajoute une remarque essentielle : il semble que le Cyclope n'est connu que chez les peuples de pasteurs.                 
 La deuxième découverte va plus loin. Dans les années 2000, un article du Monde relate sur deux pages qu'un anthropologue spécialiste de cette légende l'a retrouvée dans le monde entier, et toujours chez des bergers. Cela explique pourquoi les ovins sont présents dans tous ces récits. Mais, au cours de ses recherches, il a rencontré deux cas où les légendes parlaient de mouflons et de chamois, et non de brebis ou de chèvres. Or les mouflons et les chamois sont des animaux que l'on ne peut pas domestiquer. On serait donc en face d'une légende qui remonterait non pas au néolithique mais au paléolithique. Hypothèse très intéressante car, tous les spécialistes jusqu'à présent disent qu'on ne peut pas connaître les mythes de la préhistoire.




La figure de Tartalo ou Tartaro, le cyclope basque, dans un défilé et représenté par le sculpteur Tira Ta Floja.


− Il a été dit que les créatures les plus fantastiques de la mythologie gréco-romaine, comme les monstres (l'Hydre de Lerne terrassée par Heraklès/Hercule, la Gorgone Méduse vaincue par Persée ou encore le Minotaure tué par Thésée) relevaient sans doute à l'époque davantage d'évocations poétiques qu'elles ne faisaient réellement l'objet de croyances quant à leur réalité, et qu'il en allait peut-être de même pour le panthéon de l'Olympe, à la différence des Larres, associés aux ancêtres que chaque foyer vénérait pieusement. Les géants, hommes-bêtes et autres figures légendaires basques étaient-elles selon vous réellement craintes ou honorées, ou vous paraissent-t-elles pour une part des fables transmises par les conteurs, à l'instar de cette théorie ?

− Je vous avoue que je suis plutôt du côté de ceux qui se rangent dans l'hypothèse "poétique". Ce qui ne veut pas dire que c'étaient des légendes "pour faire joli" ou distraire les foules. La poésie est une dimension essentielle dans une civilisation. Ce n'est pas un enfantillage, comme le mythe elle prend l'Homme au sérieux et l'invite à de la hauteur d'âme ou, plus trivialement, à ne pas être un animal. La poésie et le mythe laissent les individus libres, et n'imposent ni morale ni dogme. Comme les tags et autres fresques sauvages qui apparaissent sur nos murs aujourd'hui, les mythes et la poésie sont des cris pour nous garder éveillés. 

− Vous même, établissez-vous, en raison de l'ancrage ancien des mythes basques probablement hérités de croyances ancestrales, une dichotomie avec par exemple les légendes occitanes (comportant des monstres comme la Tarasque ou Mélusine), susceptibles d'être davantage perçues comme des fantaisies populaires ?

− Plus j'avance dans l'étude des Basques et de leur culture, plus j'élargi mon regard à l'Europe. Les Basques sont une fleur avec une couleur donnée et un parfum particulier, mais cette fleur fait partie d'un immense bouquet aux mille couleurs et aux mille parfums. Les peuples sont divers, mais le genre humain est un. La globalisation galopante qui est en train d'uniformiser les cultures du monde, aurait-elle comme résultat de transformer l'humanité en tribu de robots ?

− A ce propos, décelez-vous une influence des mythes basques sur le folklore de provinces limitrophes ?

− La mythologie basque fait partie d'une mythologie montagnarde que l'on connaît de la Catalogne à la Galice, tout le long de la chaîne pyrénéo-cantabrique. Et les Basques ne sont pas obligatoirement les fondateurs de cette mythologie. La légende des Gentils, connue dans tout cet espace montagnard, évoque l'existence d'un peuple aujourd'hui disparu, qui aurait précédé les Pyrénéens actuels.

− Que sait-on de la culture bâtisseuse de dolmens qui peupla jadis l'Europe avant l'arrivée des Celtes en Europe de l'ouest, et de son contact éventuel avec les Basques, puisque leurs constructeurs, vus comme des géants, sont censés n'avoir disparu qu'avec l'arrivée du christianisme, d'ailleurs sans descendance selon les anthropologues ?

− Et bien justement, la légendes des Gentils affirme que ce peuple antique se serait "suicidé" en entrant dans un dolmen. Et tout le long des Pyrénées les dolmens s'appellent "maison des Gentils". Vous avez compris que ce mythe fait référence à une acculturation profonde (celte, romains ?). Et sans doute aujourd'hui des géants annoncent encore un nouveau paradigme : le métissage culturel est à l'œuvre (mais il ne s'agit pas de la globalisation). 

− Doit-on entrevoir une assimilation symbolique progressive des Basques avec ce peuple de Géants, étant donné qu'il fut lui-même confronté à un changement culturel avec la christianisation? Ou bien ces géants sont-ils néanmoins vus comme des créatures antérieures à l'installation des Basques, un peu à la manière des Achéens venus du nord ayant conquis et fondé politiquement la Grèce, qui auraient pu avoir tendance à se représenter sous les traits des Dieux de l'Olympe ayant vaincu les Titans issus du Chaos initial ?

− Je pense que vous exprimez très bien ce que j'ai essayé de vous dire en répondant aux deux questions précédentes. C'est une façon dynamique de voir l'avancée de l'Humanité. On a trop longtemps insisté sur l'originalité des Basques, je préfère les voir participer à un vaste phénomène d'évolution qui leur a permis de survivre au lieu de s'enterrer. 


Représentation d'un Jentilak ou Gentil, un représentant d'une race ancienne de Géants, peut-être la transcription mythique d'un ancien peuple païen qui aurait dressé les mégalithes qu'on retrouve dans toute l'Europe occidentale au travers des menhirs, dolmens et autres cromlechs. Ils auraient été anéantis par un mystérieux nuage noir, à l’exception d'Olentzero, réputé avoir annoncé la naissance du Christ et assimilé au Père Noël, associant figure païenne et chrétienne à l'occasion de cette fête de la même façon que dans les pays scandinaves et germaniques.

− Les Basajauns, sortes d'homme sauvages - auxquels pourrait s'apparenter le cyclope évoqué plus haut, semblent être une figure importante de la culture basque. On retrouve dans celle-là le mythe de croisements entre des Basques et des hommes sauvages, qui rappelle semble-t-il certaines légendes similaires avec le Yéti tibétain ou l'Almasty du Caucase, autres humanoïdes velus ; faut-il lui donner une portée symbolique universelle de l'homme se percevant comme en voie d'émancipation de l'état de nature ?

− Ma réponse sera brève, car je viens de lire un ouvrage (texte et photos remarquables) qui montre les liens de parenté entre tous les hommes sauvages encore connus aujourd'hui en Europe et en Asie. Wildermann ou la Figure du Sauvage. Charles Fréger, ed. Thames & Hudson, ISBN 978-2-87811-386-0.

− Les Basajauns auraient notamment transmis au peuple basque sa connaissance de l'agriculture. Pourrait-on y voir une analogie avec le demi-dieu grec Prométhée enseignant aux hommes comment s'affranchir de l'état de nature? Plus généralement, dans les mythes basques, les éléments sont-ils opposés à l'homme, comme dans les conceptions prométhéenne autant que chrétienne, ou procèdent-ils davantage d'une expression plus neutre, plus animiste, de la Nature ?

− Vous avez dû comprendre avec mes réponses que la mythologie tout entière essaye d'affranchir l'homme de l'état de nature. Ce qui ne signifie pas de se couper de la nature. C'est pour cela que dans le livre que j'ai écrit sur la mythologie basque, j'ai "greffé" les mythes sur les paysages. L'homme n'est homme que par la connaissance et la connaissance vient des rapports à la nature. L'homme faisant partie de cette nature, il doit aussi apprendre qui il est. Et la boucle est bouclée : nature – connaissance – humanité. Cette façon - un peu grossière j'en conviens - me satisfait cependant car elle donne une cohérence à tout. Serait-ce le Grand Tout ? 

− Une théorie audacieuse, mais pas complètement absurde, décèle dans les derniers Néandertaliens croisés par les premiers Européens modernes la source des hommes sauvages de cette légende. Certains autres auteurs voient plutôt dans l'Homme sauvage des mythes européens, à défaut de singes anthropoïdes présents sur notre continent (même si un Primate, le magot, vit en bordure méditerranéenne à Gibraltar) une anthropomorphisation de l'Ours, dont la bipédie occasionnelle et la malice supposée le rapprochent de notre espèce. Selon vous, ces êtres sont-ils une création symbolique, au sens de l'anthropologie structuraliste, ou bien prennent-ils leur source dans une origine concrète, et en ce cas laquelle de ces théories a votre préférence ?

− Je suis incapable de répondre à cette question, car depuis peu j'ai appris que notre vision de l'ours ne satisfait plus les anthropologues. Mais vos mots confortent ce que je pense : seule une démarche pluridisciplinaire pourrait permettre d'avancer. Hélas, dès que l'on touche à la préhistoire, les archéologues montent sur leurs ergots, et les autres spécialistes rechignent souvent car la confrontation remet parfois en question leurs petits pouvoirs. Et comme j'estime qu'un poète peut collaborer avec un scientifique je pense que nous avons encore beaucoup à faire pour progresser dans la connaissance. Ceci-dit, votre "théorie audacieuse" pourrait être un point de départ pour une réflexion.


Basajaun, l'homme sauvage, représenté sous des traits d'allure néandertalienne par le sculpteur Tira Ta Floja.
Représentation du Basajaun présenté aux côtés des autres figures basques légendaires au parc d'attraction Izenaduba basoa à Mungia, dans la province de Biscaye au pays basque espagnol.

− Les loups-garous sont perçus comme une légende des pays baltes qui aurait été propagée en Europe (culminant lors de la Renaissance) par les auteurs latins. Des éléments vous laissent-ils penser qu'un mythe lycanthropique indigène aurait pu se développer indépendamment dans le fonds basque?

 Le lycanthrope n'a sans doute pas été inventé en terre basque mais il y est connu. Le juge-démonologue Pierre de Lancre sollicité pour les procès de sorcellerie au 17 ème siècle a longuement parlé de l'Homme-Loup dans le livre qu'il a écrit après sa venue, mais il faisait référence à des versions extérieures au Pays basque car il avait rencontré des "spécialistes" durant sa formation en Italie. Détail : le loup a laissé des traces dans la toponymie, et des légendes ici comme ailleurs.


Déguisement de loup-garou dans un festival américain dédié au fantastique ; des origines chamaniques ancrées dans les légendes des pays baltes jusqu'aux auteurs fantastiques modernes en passant par les peurs de l'époque de la Renaissance se l'imaginant comme manifestation diabolique et alimentant les bûchers, la figure du lycanthrope appartient depuis des temps immémoriaux à la culture populaire.

− Dans le même ordre d'esprit, pourriez-vous nous éclairer sur l'apparence des dragons dans les récits basques et la présence de pattes dans leur description; selon vous, est-ce une figure biblique (sans doute forgée d'après le Crocodile au Proche-Orient - figure du Léviathan) qui a été introduite sur notre continent ou percevez vous plutôt les dragons basques comme une transfiguration du serpent ? Je me suis posé la même question pour les dragons germaniques, sachant que les légendes n'avaient été transcrites par écrit que quelques siècles après la pénétration du christianisme et souvent par des hommes d'église à l'esprit curieux, me demandant ainsi si cet animal fantastique n'aurait pas remplacé dans ces mythes d'autres figures initiales comme des sangliers géants et des ogres.


− Je n'ai pas trop étudié la question, mais il semble que les Basques assimilent le dragon au serpent. Mais il serait intéressant d'aller plus loin car il existe une quinzaine de nom pour désigner cette entité polymorphe. Pour la petite histoire, les hommes d'Église utilisaient des crocodiles empaillés pour représenter le diable dans les églises. 



Fresques figurant des dragons basques



Recréation de dragons basques par le sculpteur Tira Ta Floja.

Bien que le nom du principal dragon basque parfois assimilé à la figure de Sugaar, l'Herensuge, provienne du mot suge qui signifie serpent dans cette langue et que son corps est souvent décrit comme celui d'un reptile dépourvu de pattes, on lui attribue aussi fréquemment une forme humanoïde, comme celle de la créature hybride du film The Heart of the Clan, ci-dessus.


D'autres récits dotent Herensuge de sept têtes comme l'Hydre de Lerne qu'affronte le demi-dieu grec Hercule, mais avec un corps humanoïde, tel la Bête biblique figurée sur cette représentation de l'Apocalypse selon Saint Jean visible sur la grande tapisserie du château d'Angers réalisée à la fin du XIVème siècle à la demande du Duc Louis 1er d'Anjou.


Il est rapporté qu'au début du XVème siècle, le Chevalier Gaston Armand de Belsunce, fils du Seigneur de Macaye, près d'Hasparren, fit le sacrifice de sa vie en débarrassant le pays d'une hydre à trois têtes, peut-être assez semblable au monstre Ghidorah qu'affronte Godzilla (ci-dessus, sa figurine commercialisée) dans les célèbres films japonais de la société Toho. Alors qu’on prétend qu'on livrait des jeunes filles ou des sacrifiés tirés au sort pour tenter d'apaiser les redoutables dragons des grottes nommés Herensugue, le monstre serpentiforme vivant dans la mer, la Lehen, était bénéfique, indiquant volontiers leur chemin aux navigateurs et bloquant même si nécessaire le gouvernail de leur navire pour s’assurer que celui-ci aille dans la bonne direction et ramène à bon port ses passagers. Les marins faisaient l’offrande d’un poisson pour que la Lehen les garde des tempêtes. Après la christianisation, une légende a substitué la Lehen à la baleine ayant avalé Jonas dans le récit biblique.


Le dragon basque Traganarru était assimilé à un tourbillon, exactement comme celui dépeint allégoriquement sous la forme du monstre Charybde dans L'Odyssée d'Homère, représenté ici par Eugène Titeux en 1842. De la même manière, Odéi qui personnifie les pluies torrentielles trouve un équivalent avec le Dieu Éole qui incarnait le vent dans la mythologie gréco-romaine.

− J'ai lu quelque part que le folklore intégrait des hommes-plantes ? Existe-t-il des êtres hybrides combinant les caractéristiques de différents règnes et revêtent-ils une charge symbolique?

− Personnellement je n'ai rien rencontré dans ce domaine. Seul indice, mais très ténu, une légende raconte "qu'autrefois, l'herbe et les animaux parlaient". Mais peut-on voir là une quelconque trace d'hybridation ?

− Les créatures marines ne paraissent pas revêtir une importance réellement significative dans les légendes basques, bien que les zoologistes aient quant à eux nommé un Cétacé la "Baleine des Basques". De la même manière, il existe des créatures lacustres dans le folklore celte, plus particulièrement de l'autre côté de la Manche, mais guère d'océaniques malgré la réputation de navigateurs des Bretons, contrairement aux légendes scandinaves ou grecques, jusqu'à toutefois une découverte très récente. On trouve cependant dans l'art rupestre des représentations d'animaux marins, poissons, phoque et même dauphin. Comment expliqueriez-vous l'apparente rareté des créatures marines mythiques chez des peuples proches de l'océan, comme les Basques ?

− Vaste sujet ! D'après mes recherches tous les peuples maritimes en Europe possèdent quasiment le même bestiaire marin. L'explication habituelle est de dire que les marins voyagent et échangent plus facilement que les bergers en montagneUne légende basque dit que le serpent marin (Léviathan ?) représentait pour certains un dragon chassé de la montagne par des bergers. Mais surtout, je constate que, contrairement à ce que l'on affirme aujourd'hui, les peuples dit maritimes ne le sont devenus que fort tard par nécessité alimentaire. Ils ont commencé l'exploitation des océans par la récoltes sur les rivages (crustacés, poissons et cétacés échoués) et n'ont appris à naviguer que beaucoup plus tard. 


Le premier exemple de monstre marin figuré par des Celtes, au côté de la représentation d'une épée, découvert sur le site d'anciennes constructions sur la colline de Trusty près de la ville de Gatehouse of Fleet en Ecosse.


Cette Lamina a beau s'apprêter, il paraît bien improbable qu'elle puisse trouver à sa taille le soulier que lui ferait essayer un Prince charmant.

Les Laminak sont souvent dépeints sous forme de femmes, généralement de petite taille, ayant un trait animal, en général des pieds de canard, des pattes de poule, des sabots de chèvre ou, dans les régions côtières, une queue de poisson comme les sirènes scandinaves. Elles sont souvent associées à l'eau, qu'il s'agisse de sources comme pour les nymphes de l'Antiquité ou de la mer où ces créatures sont réputées capables d'agir sur les éléments. Comme les figures de Sugaar et Mari, leur attitude est ambiguë ; ces personnages sont souvent bénéfiques, mais peuvent à l'occasion être menaçants. Ils sont couramment associés à l'or comme les lutins celtiques, tels ceux mis en scène pour Disney par Robert Stevenson en 1959 dans Darby O'Gill et les Farfadets (Darby O'Gill and The Little People), gardant des trésors au fond de leurs grottes à la manière du nain Fafnir changé en dragon dans la légende germanique des Niebelungen, et récompensant les humains qui savent se montrer désintéressés en leur prodiguant des richesses.

Parfois, les Laminak sont aussi représentés comme des lutins mâles. Cet être hybride qui s'en rapproche, pourvu de sabots, a été créé pour son film Troll par le maquilleur John Carl Buechler auquel le blog a rendu hommage dans son antépénultième article en mai 2019, Un serviteur de l'Empire aux marionnettes diaboliques.

La sirène Itsas Lamia, Reine des festivités de Bilbao.


Si les Laminak peuvent se montrer généreux et offrir aide, abri ou fortune, d'autres étaient susceptibles de porter à des humains un intérêt bien moins honorable, des Laminak marins pouvant aller jusqu'à violer des femmes ; le monstre surgi de la mer du film muet de 1917 du Hongrois Alfred Déesy, A Tryton, prenait une apparence humaine pour tenter de kidnapper (ci-dessus) puis de séduire une femme mariée avant de voir son amour trahi et de regagner déçu les profondeurs.


Des hommes qui avaient consommé des algues réputées rendre immortels étaient eux-mêmes censés devenir des tritons à queue pisciforme, dés lors incapables de vivre sur la terre ferme, quittant à jamais leur monde d’origine à la manière du mutant du film russe de 1962 de Vladimir Chabotaryov et Gennadi Kazansky, The Amphibian Man. Dans la suite des Aventures de Pinocchio réalisée en 1996 par Steve Barron, le film The new adventures of Pinocchio déjà évoqué dans l'hommage à l'acteur Martin Landau en août 2017, le personnage de Lorenzini interprété par Udo Kier s'immergeant dans un lac est soudain transformé en une créature marine annonçant quelque peu l'effrayant personnage métamorphe créé par l'équipe du créateur d'effets spéciaux Stan Winston pour La Sirène mutante (She Creature) réalisé en 2001 par Sebastian Guttierez, ces métamorphoses trouvant quelque équivalent dans les légendes basques.

Le Zarrotz est un démon marin terrifiant, à la chevelure foisonnante, pourvu d’une paire de cornes et doté d’une mâchoire acérée digne d’un requin à l'image de cet être marin diabolique représenté au XVI ème siècle dans l'ouvrage du naturalise suisse Conrad Gesner, qui vient sur les plages dévorer les hommes et violer les femmes, tels les mutants créés par Rob Bottin dans la version finale demandée par le producteur Roger Corman du film Les monstres de la mer (Humanoids from the deep) réalisée par Barbara Peeters en 1980, qui fit l'objet d'un remake par Jeff Yonis en 1996, Terreur abyssale, avec le même type original.

Les récits maritimes basques évoquaient parfois aussi la peur de pieuvres géantes comme le célèbre Kraken scandinave légendaire illustré dans l'ouvrage de Pierre Denys de Montfort en 1839, un malacologue qui perdit sa crédibilité et sa fonction pour avoir défendu l'existence de céphalopodes géants, avant que des échouages en Terre-Neuve ne confirment ultérieurement ses vues - et alors même que les sous-sols du musée auquel il était attaché recelaient dans un bocal rempli d'alcool une section de tentacule géant ! 

− Par ailleurs, les légendes européennes de l'ouest comme celles de la culture basque ne comportent guère d'"invertébrés" dans les légendes - ce qui n'est pas le cas hors d'Europe (le fameux Scarabée égyptien en constituant un exemple célèbre ); chez les Slaves et les Roumains, il semble par contre que l'abeille ait eu une certaine fonction symbolique confinant aussi au Sacré. Pourtant, le lombric aurait pu être vu comme un ambassadeur du monde souterrain, l'escargot portant sa maison se prêterait à l'allégorie, l'abeille industrieuse et sociale est devenue dans une époque plus récente un symbole maçonnique et La Fontaine a écrit une célèbre fable confrontant deux insectes. De plus, les génies, ou les Korrigans chez les Celtes, laissent entrevoir un monde d'êtres de petite taille. Pourquoi ces animaux semblent-ils avoir peu retenu l'attention des peuples de l'Europe de l'Ouest ?

− Moi aussi je me pose la question. Je n'ai pas de réponse, seulement une hypothèse : est ce que les insectes, les vers et autres animaux "minuscules" étaient considérés comme des êtres spécifiques ou bien étaient-ils perçus tels des parasites vivant en symbiose avec des végétaux ou des gros animaux ? 

Les petits animaux tels que les insectes n’apparaissent guère dans les contes basques, à l’exception d’une incarnation amusante de la déesse Mari, la mère des dieux et déesse de la Terre, sous la forme d’une coccinelle, «Marie du toit à la jupe rouge», qui remplaçait souvent dans l’imaginaire enfantin la « petite souris », qui vient emporter les dents de lait déposées sur les tuiles, censées être emportées pour devenir les étoiles du ciel, en échange desquelles le petit personnage apporte un peu d’argent, un bonbon ou un petit jouet. 

− Monsieur Claude Labat, je vous remercie pour le temps que vous avez bien voulu nous consacrer et vous exprime notre gratitude pour la qualité de vos réponses. J' incite les lecteurs qui voudraient se familiariser davantage avec les mythes et légendes basques à prendre connaissance de vos publications.



Un florilège de créatures légendaires basques en reprenant les principales figures évoquées ci-dessus.

Une conférence de Claude Labat sur la symbolique de l'Océan, d'hier à aujourd'hui:



sites : 

association culturelle basque : https://www.eke.eus/fr/institut-culturel-basque
site Facebook en basque sur la mythologie : https://www.facebook.com/Euskalmitologia


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Disparitions récentes :


Les lecteurs ont certainement appris la disparition le 5 février 2020 à l'âge de 103 ans de l'acteur Issur Danielevitch Demsky connu sous le nom de Kirk Douglas. Né dans une famille juive pauvre ayant quitté la Biélorussie pour s'installer à New-York, il suivit des études de théâtre. Il avait notamment acheté les droits du roman 
Vol au-dessus d'un nid de coucou qu'il adapta en pièce en s'assurant un certain succès et aurait souhaité en reprendre le rôle principal à l'écran mais ne parvint pas à intéresser les producteurs et lorsqu'il transféra finalement les droits à son fils Michael, il n'avait plus l'âge du personnage de sorte qu'il revint à Jack Nicholson de l'interpréter.

Au cinéma, Kirk Douglas qui figura dans un certain nombre de westerns, interpréta par ailleurs le peintre Van Gogh dont il s'attacha à figurer tant l'inspiration que la folie, et le célèbre esclave romain révolté Spartacus. Il fut aussi le héros scandinave des Vikings de Richard Fleischer face à Tony Curtis. Parmi ses autres rôles notables s'inscrivant dans le passé, il faut encore mentionner Les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, film longtemps interdit en France dans lequel il interprétait un militaire français se heurtant à son supérieur joué par Georges Macready qui était disposé pour complaire à la hiérarchie à sacrifier sans ménagement la vie de ses soldats dans les tranchées jusqu'à accepter de faire fusiller pour l'exemple des hommes afin de faire pression sur les troupes.

Au cours de son abondante filmographie, Kirk Douglas eut l'occasion d'être confronté à quelques créatures fantastiques. En 1954, il incarne Ulysse dans le film éponyme de Mario Cameri, dans lequel le héros grec tient notamment tête au cyclope Polyphème dans une séquence célèbre, et dans le rôle du marin Ned Land dans 
20.000 lieues sous les mers, il est le principal antagoniste de l'ombrageux Capitaine Nemo excellemment représenté par Jame Mason, qu'il sauve néanmoins de l'attaque d'un calmar géant lors d'une scène très spectaculaire bénéficiant des talents du créateur d'effets spéciaux Robert Mattey. Dans Saturn 3, il est menacé par un criminel joué par Harvey Keitel puis torturé par un robot qui s'est connecté au cerveau sadique de celui-ci en un effroyable mélange dans ce classique sous-estimé. Dans le domaine du cinéma de l'imaginaire, il a aussi incarné le père d'un enfant (Andrew Stevens) aux pouvoirs parapsychiques placé dans une institution d’État dirigée par le peu recommandable Childress (John Cassavetes) dans Furie (Fury), été le responsable d'un projet de centrale nucléaire au Proche-Orient découvrant qu'il sert les intérêts du Démon qui a pris possession de son propre fils dans Holocaust 2000, succédané estimable de La Malédiction (The Omen), et a interprété le Commandant du vaisseau Nimitz dans le film éponyme, propulsé dans un vortex temporel la veille de l'attaque de Pearl Harbour.


En plus de quelques romans, l’acteur avait écrit sa biographie en trois tomes, le premier relatant ses débuts modeste en tant que fils de chiffonnier, le second sa découverte de sa judéité, le troisième écrit à 90 ans son combat pour recouvrer ses capacités après une crise cardiaque.

Kirk Douglas dans le rôle d'Ulysse, à côté, victime du robot Hector dans Saturn 3,  en dessous en plein effort dans son combat contre le titanesque céphalopode abyssal de 20.000 lieues sous les mers.

La disparition d’un autre acteur notable dans la seconde partie de l’année précédente est passée davantage inaperçue. L’Anglais Freddie Jones, né Frederick Charles Jones, s’est éteint le 9 juillet 2019. Ayant débuté dans la prestigieuse Shakespeare Royal Company, il joue sous la direction d’Harold Pinter ainsi que dans l’adaptation d’une œuvre de Gorki. Faisant partie de la distribution de Marat/Sade, une pièce imaginant l’histoire de Marat représentée par le Marquis de Sade dans l’hôpital psychiatrique dans lequel il est interné avec la participation des autres pensionnaires, il retrouve son rôle lorsque la pièce est adaptée à l’écran en 1967 avant de jouer l’année suivante le rôle de Claudius dans la série télévisée Les César (The Caesars). En 1969, il interprète lui-même le directeur d’un tel établissement dans Le retour de Frankenstein (Frankenstein must be destroyed) de Terence Fisher, assassiné par le Docteur Frankenstein (Peter Cushing) qui remplace son cerveau par celui d’un de ses collègues décédé, mais l’esprit de ce dernier n’est guère satisfait de retrouver la vie dans de telles conditions et tente d’assassiner le savant fou. En 1980, il interprète Bytes, l’odieux forain d’Elephant Man (The Elephant Man), cauteleux et exploiteur, un archétype qu’il sert brillamment mais qui est d’une nature plus sombre que les véritables organisateurs de spectacles dans lesquels se produisait Joseph dit John Merrick, même si son dernier imprésario l’a escroqué et cyniquement abandonné en pleine nature en France – il faut dire que le film de David Lynch est basé sur les mémoires du Docteur Treves qui rend un vision manichéenne de l’histoire réelle de l’Homme-éléphant afin de se donner une parfaite image de bon Samaritain en altérant la véritable chronologie. On retrouve ensuite Freddie Jones dans le rôle d’un vieil homme sage dans Krull, Ynir, son interprétation culminant lors d’émouvantes retrouvailles avec la femme qu’il aima jadis et qui et à présent maudite, Francesca Annis dans le rôle de la Veuve de la Toile gardée par une araignée translucide géante, autre actrice de la Shakespeare Royal Company tout comme John Gieguld, le directeur sévère mais humain de l’hôpital dans Elephant Man. Dans l’adaptation de Dune par David Lynch, il joue Thufir Hawat, un médium pourvu de sourcils très broussailleux à l'instar de celui interprété par Brad Dourif, et il figure aussi dans l’adaptation de Charlie d’après Stephen King auprès d’un inquiétant personnage incarné par George Scott qui menace la vie d’une fillette dotée du pouvoir de pyrokinèse, dont le talent spécial attire la convoitise d’un agence gouvernementale secrète comme dans Furie. Dans Le secret de la pyramide (Young Sherlock Holmes), il interprète Cragwitch qui révèle au jeune Sherlock Holmes encore au collège un passé expliquant les évènements terrifiants dont il est témoin dans Londres infiltré par une secte de fanatiques adorateurs du dieu égyptien Osiris. Dans la troisième aventure cinématographique de L’Histoire sans finL’Histoire sans fin 3 : Retour à Fantasia (Neverending Story III : Escape from Fantasia), il reprend le rôle du libraire Coreander précédemment tenu par Thomas Hill et incarne aussi le vieux sage de la montagne rencontré par Bastien dans l’univers de Fantasia, côtoyant le bon dragon Falkor dont la version miniature du film original avait été animée par Steve Archer (voir l'hommage d'août 2015) qui a aussi donné vie à l'araignée géante translucide de Krull qui pourchassait le personnage interprété par Freddie Jones. Les amateurs de fantastique auront également reconnu son visage à l’occasion d’un épisode de Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers), Qui suis-je ?, et d’un autre de Cosmos 1999 (Space : 1999), En route vers l’infini.

Quelques incarnations de Freddie Jones : en haut, le pitoyable personnage du Retour de Frankenstein, à côté le cynique forain Bytes d'Elephant Man (The Elephant Man) ; en dessous, Ynir dans Krull, mentor du héros qui va soudain se retrouver douloureusement confronté à son passé et sa reprise du fameux personnage du libraire Coreander dans la troisième mouture de L'Histoire sans fin, au ton plus léger que les deux précédentes.

Un autre acteur renommé nous a quitté le 8 mars 2020 en France à l'âge de 90 ans, Max Von Sydow né à Lund en Suède sous l'identité de Carl Adolf Von Sydow. Ce polyglotte avait été révélé au public sous les traits du Chevalier Block jouant aux échecs avec l'allégorie de la mort sur fond de Moyen-Âge dévasté par la peste en 1957 dans Le Septième Sceau (en anglais The Seventh Seal) d'Ingmar Bergman, son réalisateur attitré. Le maquilleur Dick Smith l'avait ensuite vieilli pour incarner le prêtre expérimenté de L'Exorciste (The Exorcist), le Père Lankester Merrin. Grimé en asiatique, il incarne le cruel tyran Ming de l'adaptation cinématographique de Flash Gordon produite par Dino de Laurentiis. Ses traits altiers lui avaient valu d'incarner un chef féodal futuriste dans New-York ne répond plus (The Ulimate Warrior), et d'apparaître sous les traits du Roi Osric dans Conan le Barbare (Conan the Barbarian) en 1982. Il figure un scientifique dans les films Dune et Dreamscape. Il incarne un magistrat digne dans Judge Dredd et le responsable moins respectable du système judiciaire basé sur la précognition dans Minority Report. S'il n'a pas directement été confronté à des créatures à l'écran, il faillit incarner un démon dans Le Bazaar de l'épouvante (Needful Things) à travers son personnage machiavélique de Leland Gaunt qui prend plaisir à alimenter les tensions dans une petite communauté : à la fin du roman original de Stephen King, il s'enfuit dans sa voiture changée en dragon alors que l'adaptation cinématographique maintient le doute sur sa nature permettant de le percevoir comme une démonstration de la malignité humaine. 

Le concepteur de l'univers futuriste de Blade Runner dans lequel évoluaient des répliquants engendrés en laboratoire à l'image des humains, qui avait notamment à cette occasion développé le concept de "retrofitting" consistant en l'ajout d'éléments modernes à des constructions vieillissantes dans le Los Angeles futuriste décadent, Sydney Jay Mead dit Syd Mead, s'est éteint le 30 décembre 2019 à l'âge de 86 ans. Ce dessinateur industriel avait aussi apporté sa contribution à Star Trek-le-film, à Tron avec Moebius, à 2010 : l'année du premier contact (2010 : the Year we make contact), à Short Circuit et à Aliens.



Illustrations conceptuelles pour BLADE RUNNER, en haut la cuisine de Deckard, en dessous, laboratoire participa    nt de la fabrication des Répliquants.

site officiel : http://sydmead.com/ 

Son collègue Douglas Trumbull qui avait créé les effets spéciaux de Blade Runner faisant notamment voler le "spinner" qu'il avait conçu et qui trouve quelque équivalent dans Tron, bien que toujours vivant, a lui supprimé son beau site il y a près d'un an.

L'acteur d'origine hollandaise qui interprétait le chef des Répliquants, Batty, et qui apparaissait dans toutes les séquences marquantes du film, au travers de sa quête vengeresse de Créature venant demander des comptes à son créateur dans la lignée de l'être artificiel de Frankenstein, Rutger Hauer, avait lui disparu le 19 juillet 2019 à l'âge de 75 ans. On avait aussi pu le voir dans le rôle du chevalier de Navarre dans Ladyhawke où une malédiction le changeait en loup le nuit tandis que sa fiancée interprétée par Michelle Pfeiffer devenait pour la même raison un faucon le jour, rendant leur rencontre impossible, et il avait par ailleurs prêté ses traits à l’auto-stoppeur terrifiant de Hitcher.

On avait cité un autre acteur, Robert Conrad, dans l'hommage récent au réalisateur Larry Cohen à propos d'un épisode fameux de la série Columbo aux terribles conséquences écrit par le cinéaste. Celui-ci a à son tour fermé définitivement les yeux le 8 février 2020 à l'âge de 84 ans. Son visage était notamment connu du grand public pour son rôle récurrent dans le rôle de James West au côté de Ross Martin interprétant Artemus Gordon dans la série Les mystères de l'Ouest (The Wild Wild West). Cette série baignait dans un climat d'insolite analogue à celui de Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers) avec son atmosphère étrange et son humour décalé transportés dans le far west américain, alimentés notamment par des méchants pittoresques, le cruel nain Loveless (Michael Dunn) et le volubile Conte Manzeppi (Victor Buono), et annonçait parfois le "steam punk" avec des inventions futuristes créées avec la technologie de la machine à vapeur comme l'arme mobile de La nuit de l'engin mystérieux (The Night of the Juggernaut) et le seul monstre qu'affronte James West dans La nuit du monstre marin (The Night of the Kraken), une pieuvre gigantesque qui s'avère en fait une création mécanique.

Deux personnalités du monde des effets spéciaux récemment disparues étaient inconnues du grand public mais particulièrement estimées de la communauté des maquilleurs. Gunnar Ferdinansen était considéré comme le seul capable de sortir un moulage en une seule pièce sans devoir la fractionner auparavant. Il avait été sculpteur sur des films comme la comédie préhistorique CavemanS.O.S Fantômes (Ghostbusters) et sa suite, été responsable de la création de l’enfant stellaire de 2010-l’année du premier contact, et avait contribué à L’ange des ténèbres (The Unholy) et Chérie, j’ai rétréci les gosses (Honey, I shrunk the Kids). Comme Henry Jesus Alvarez auquel on avait rendu hommage, il avait été un collaborateur régulier de Rob Bottin, sur LegendExplorersRobocop, ainsi que ses deux suites, de même que sur Total Recall et The Thing pour lequel, comme Rob Bottin sur Piranhas, il avait donné à une des victimes, norvégienne comme lui, l’homme à la gorge tranchée, ses propres traits, ce qui fait que les amateurs de fantastique l’ont tous vu à l'écran sans savoir de qui il s’agissait. Un entretien a été réalisé avant sa disparition autour de sa carrière, Norwegian Fx, rendant justice à ce grand artiste méconnu, même s’il était déjà apparu dans un documentaire sur les maquillages spéciaux en 2007, Changing faces.

On peut aussi mentionner Ellis Jr Burman, fils d'Ellis Burman Sr qui avait réalisé des costumes de dinosaures pour L'Île inconnue (Unknown Island) en 1948 et assuré les maquillages du Loup-garou (The Wolf Man) en 1941 ainsi que d'épisodes de La Quatrième Dimension (The Twilight Zone). Après plusieurs blessures en service dans le corps des Marines en Corée et au Vietnam, Ellis Junior rejoignit son frère Tom sur La Planète des singes (Planet of the Apes) en 1968 et travailla à ses côtés sur le maquillage des petits extraterrestres de Rencontres du 3ème type (Close Encounters of the Third Kind), sur les animaux géants de Soudain...les monstres (Food of Gods) et de L'Empire des fourmis géantes (Empire of the Ants), sur L'Homme qui venait d'ailleurs (Man who felt to Earth), La pluie du Diable (Devil's Rain), sur le remake de La Féline (Cat People), sur Le guerrier de l'espace (Spacehunter) et sur le maquillage du personnage disgracié des Goonies, Sloth. Il élabora le robot terrifiant de Terminator au sein de l'équipe de Stan Winston avec lequel il avait obtenu sa première récompense sur le téléfilm La vengeance des gargouilles (Gargoyles) et par la suite avait collaboré avec Michael Westmore, issu lui aussi d'une famille célèbre de maquilleurs d'Hollywood, sur les maquillages des nouvelles séries Star Trek, qui lui permit d'obtenir un second Emmy, récompense décernée pour des oeuvres télévisuelles.

Gunnar Ferdinansen pendant un entretien et à droite Ellis Burman Jr sur le robot de Terminator.

Notons enfin pour terminer ces notules nécrologiques la disparition du physicien américain d'origine britannique Freeman Dyson, décédé le 27 février 2020 à l'âge de 96 ans. Chercheur reconnu présentant quelque ressemblance physique avec le scientifique interprété par John Wood dans le film Wargames, spécialiste notamment des réactions atomiques ayant été employé dans le laboratoire de Robert Oppenheimer, le responsable du programme Manhattan ayant produit la bombe atomique, ainsi que de la détection des ondes gravitationnelles, il était aussi bien connu du monde de la science-fiction avec son concept des "sphères de Dyson", des installations périphériques disposées autour des étoiles pour en récupérer l'énergie, que des civilisations extraterrestres n'auraient selon lui pas manqué de développer et qui devraient les rendre détectables par les astronomes. Plus controversé était son point de vue positif sur les conséquences du réchauffement climatique.