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mercredi 1 février 2023

Récits fantasques de voyages et taxidermie douteuse


QUAND L'HISTOIRE NATURELLE SE PIQUE DE FANTAISIE, 1ère partie

Ce site s'intéresse aux créatures les plus étranges, dans la réalité comme dans la fiction, et elles se rejoignent plus que jamais dans ce premier article d'une nouvelle série. 


La vision de l'astre issu d'une assiette anglaise.

    L'astronome Etienne Klein a récemment défrayé la chronique scientifique en publiant le cliché d'une étoile, Proxima du Centaure, qu'il a finalement révélé n'être autre… qu'une tranche de chorizo ! Saisissant raccourci des correspondances entre macrocosme et microcosme évoquées par les cosmogonies antiques, mais aussi rappel que de tous temps, les sciences de la nature ont été associées à des fantaisies diverses et même à des canulars délibérés.

Le facétieux astronome français Etienne Klein, qui a finalement fait montre de contrition pour avoir abusé de la crédulité générale en appuyant de sa notoriété sa fausse photo spatiale.

     C'est dans l'Antiquité grecque que débute la science moderne, c'est à dire l'étude de la nature basée sur l'observation des faits et les déductions élaborées en usant de la raison. Si Hippocrate et Galien instaurent les bases de la médecine, le philosophe disciple de Platon et naturaliste Aristote augure brillamment l'Histoire naturelle. Non seulement, il ne décrit le monde animal qu'au travers de ses observations et du recueil des faits qu'il juge vraisemblables, mais il exprime aussi des vues si incroyablement en avance sur son époque qu'en dépit du respect qu'il inspirera dans tout l'Occident jusqu'au Siècle des Lumières, ses successeurs peineront à en reconnaître la validité, les Cétacés comme apparentés aux Mammifères et, plus étonnant encore, les éponges considérées comme des animaux.


    Quand la zoologie se mêle à l'imaginaire

    Lorsque la Grèce est conquise et assimilée par l'Empire romain, le prestige d'Aristote demeure inchangé et le naturaliste Pline l'Ancien le tient pour son inspirateur. Néanmoins, ce grand érudit de son époque va faire preuve de moins de rigueur que son illustre prédécesseur, en se montrant bien plus réceptifs aux récits débridés d'autres auteurs de l'ancienne Grèce tel Ctésias et aux inventions fantasques des voyageurs des contrées lointaines comme l'affirmation saugrenue qu'en Syrie, les serpents ne mordent que les étrangers. Il mentionne de la sorte l'existence de peuples fantastiques, dont la postérité se poursuivra au Moyen-âge, dans le livre VII portant sur l'homme, de même que des hommes marins dans le livre IX consacré aux animaux aquatiques, ainsi que des dragons et un cheval ailé éthiopien dans le livre VIII traitant des animaux terrestres. Néanmoins, dans le livre X dévolu aux oiseaux, il affirme finalement ne pas croire à l'existence des chevaux ailés, des griffons et des sirènes (lesquelles étaient à l'époque représentées comme des femmes à tête d'oiseau comparables aux harpies et non pourvues d'une queue de poisson comme les tritons commensaux de Neptune).

Représentation de Pline l'Ancien prenant des notes sur l'explosion du Vésuve dans ses derniers instants, dans la série en bande dessinée en onze volumes des Japonais Mari Yamazaki et Miki Tori ; cet amour pour l'histoire naturelle lui sera fatal dans les mêmes circonstances qu'un couple de volcanologues pourtant expérimentés, les époux Kraft, qui ont perdu la vie en 1991, en observant l'éruption du volcan Unzen au Japon. 

Dans la même bande dessinée, représentation d'un humanoïde marin tels ceux inclus par le naturaliste dans son traité sur les animaux aquatiques. 

    Quand au Moyen-âge, des religieux, seuls lettrés de l'époque, prennent quelque liberté avec leur charge en délaissant le théologique et le liturgique pour rédiger des écrits profanes s'intéressant notamment à la Nature, ils unissent Aristote et Pline l'Ancien dans une même admiration indiscriminée et comme les premiers naturalistes qui les rejoignent dans la discipline, reprennent les éléments fantaisistes du second et, à son exemple, accordent crédit aux êtres chimériques de la mythologie gréco-romaine comme le sphinx et la Chimère et aux récits les moins rigoureux rapportés des terres les plus éloignées, l'Afrique, l'Asie puis finalement les Amérique. Ainsi Ulisse Aldovandri, surnommé le Pline de la Renaissance, recense les êtres les plus fantasmagoriques, mais comme son modèle émet à l'occasion des doutes sur la vraisemblance d'une partie au moins des créatures fabuleuses. Edward Topsell inclut au XVIème siècle dans son Histoire naturelle des bêtes quadrupèdes le sphinx, le dragon, la licorne et d'autres êtres mythologiques à la suite du Suisse Gessner et de Thomas Moufet. Dans la tradition des polygraphes, ces auteurs s'attachent à être les plus complets possibles dans leurs traités encyclopédiques en compilant les ouvrages de leurs prédécesseurs respectés, et en citant les référence mythologiques du sujet en complément des chapitres réellement scientifiques.

Une planche de L'Histoire naturelle des quadrupèdes de Jan Jonston, médecin du XIIème siècle, qui fait figurer un griffon au même titre qu'un porcin et qu'un hippopotame dans son traité zoologique.

Portrait d'Ulisse Aldrovandi, naturaliste italien, dit le "Pline de la Renaissance".

Un des premiers faux reconnus comme tel : la plus ancienne collection de reptiles et d’amphibiens, constituée par Aldrovandi, incluait deux crapauds à longue queue qu’il savait être des faux, l’appendice ayant manifestement été créé avec la peau d’un autre individu et des dents de mammifère ayant été ajoutés dans la bouche pour lui conférer un air plus féroce – en théorie, l’existence d’une telle créature n’est pourtant pas impossible, les têtards étant pourvus d’une queue et la néoténie est un phénomène rare caractérisé par la permanence accidentelle de caractères larvaires (en haut, un des deux spécimens naturalisés, en dessous, une reproduction dans l'ouvrage que le naturaliste a publié en 1645 à Bologne - laquelle pourra quelque peu évoquer au lecteur moderne l'allure d'un batracien qui vécut au Permien, Diadectes).

   En ce qui concerne les êtres qui sont à l'occasion présentés comme davantage vraisemblables, il importe de considérer le contexte à l'origine de leur évocation. Si les croyances magiques reculent alors chez les érudits, ces auteurs ne rejettent pas pour autant les prodiges les plus extraordinaires, comme le fameux chirurgien de la Renaissance Ambroise Paré, ceux-ci n'étant pas niés mais expliqués dans le cadre du christianisme par l'action de Dieu ou du Diable, de sorte que c'est paradoxalement à la Renaissance que l'on se met le plus à redouter les loups-garous, la métamorphose n'étant plus imputée aux facultés de chamans mais à l'action de Satan invoqué par des sorciers. 

Les auteurs de la Renaissance reprennent dans leurs traités les êtres mythiques de l'Antiquité comme Ulisse Aldrovandi avec ce satire, mais dans le cadre du monothéisme chrétien et de la refondation de l'Histoire naturelle comme discipline, celui-ci n'est plus le Dieu Pan mais un genre d'homme sauvage aux traits hybrides témoignant de la variété de la nature.

    De plus, nombre d'auteurs n'ont pu voir directement les bêtes des contrées lointaines - le gorille ne sera réellement identifié qu'au début de la seconde moitié du XIXème siècle lorsqu'un spécimen sera abattu - et il existe une certaine tendance à anthropomorphiser les traits de la face des animaux, de sorte que le sphinx qui est présenté comme un primate à tête humaine s'apparente à un singe et que la manticore d'Edward Topsell à tète et oreilles d'homme, triple mâchoire et corps de lion, apparaît finalement moins comme un genre de chimère de l'Antiquité, d'autant qu'il en retranche la queue de scorpion mentionnée par Pline, que comme une interprétation un peu libre du tigre - quand à la bête inconnue du nouveau monde, aussi anthropomorphe qu'en soit la restitution de sa face, les petits juchés sur son dos signent incontestablement une femelle opossum. Ulisse Aldovrandri inclut dans sa somme zoologique le basilic fabuleux qu'il dépeint d'abord comme un serpent à huit pattes et à tête de coq ; le caractère d'oiseau prendra par la suite le dessus dans sa description de la créature alors représentée comme un coq avec une longue queue serpentine lisse lui conférant une allure moins implausible - certains dinosaures coureurs avaient une silhouette assez similaireLes dragons cracheurs de feu sont figurés dans les ouvrages de zoologie de l'époque comme s'apparentant à de très grands sauriens - l'idée qu'ils tuent des éléphants n'était d'ailleurs pas absurde, on pouvait en théorie s'attendre à ce que les plus grands mammifères terrestres aient aussi des prédateurs, comme l'a prouvé par la suite l'existence des grands félins à dents de sabre récemment éteints, tout comme les grands dinosaures végétariens qui étaient chassés par des dinosaures carnivores. De la même façon, on croyait aussi à l'époque qu'il existait des pythons, serpents capables de distendre leur mâchoire et leur estomac, suffisamment grands pour engloutir ces pachydermes, et la paléontologie a récemment découvert en Amazonie les restes de Titanoboa, un serpent constricteur bien plus grand que l'immense anaconda actuel. L'hydre de Topsell et de Seba, pour aussi fantastique qu'elle soit, semblant directement issue de la légende des Douze travaux d'Hercule, est en fait considérée sous un angle rationnel en étant rapporté à quelques cas de serpents à deux têtes. Ainsi, si les ouvrages des polygraphes et naturalistes médiévaux semblent compiler sans esprit critique les légendes et récits de voyage fantaisistes, les créatures les plus extravagantes s'appuient souvent en réalité sur des malformations tératologiques comme divers monstres rapportés par Pierre de Boistuau et Ambroise Paré, ou par une retranscription quelque peu approximative de véritables animaux de contrées exotiques. On voit donc qu'avant de récuser complétement l'existence des êtres mythiques, les auteurs se sont efforcés de les naturaliser, de les évoquer en retranchant leurs aspects les plus incroyables comme les pouvoirs magiques qui leur étaient prêtés, pour en faire des variations de la nature sur lesquelles il n'était pas absurde qu'un esprit rationnel puisse se pencher.


La manticore vue par le naturaliste britannique Edward Topsell et en dessous, sa bête du Nouveau Monde dont le faciès est fort approximatif, mais la position de sa progéniture ne laisse guère de doute sur sa véritable identité.

        

      Vrais et faux animaux naturalisés

    Enfin, il faut reconnaître que cette propension à viser l'exhaustivité au risque d'amalgamer des sources douteuses est encouragée par des contemporains malicieux. D'une part, les grands voyageurs en rajoutent dans les descriptions fantasmagoriques afin d'impressionner leurs auditoires, mêlant à l'exotisme et au caractère déjà extraordinaire de la nature ce qui relève visiblement de la pure invention, comme les hommes sans tête appelés Blemmyes ou plus simplement Acéphales, et même le célèbre Marco Polo rapporta avoir observé au cours de son voyage vers la Chine des hommes à têtes de chien.

Représentants de peuples fantastiques évoqués par le célèbre voyageur Marco Polo : blemmie, sciapode et cyclope.

    D'autre part, les Extrême-Orientaux estimant crédules les marins qui accostaient en leurs pays trouvèrent le moyen de leur vendre les corps séchés de sélaciens présentés comme les restes de petits humanoïdes marins qui impressionnèrent les naturalistes ayant l'occasion de les examiner, puis allèrent plus loin dans la contrefaçon en fabriquant des momies de sirènes, combinant la partie supérieure de singes avec l'arrière du corps d'un poisson. Ulisse Aldrovandi savait que les dragons naturalisés ramenés d’Extrême-Orient étaient des raies qui avaient été modifiées afin de leur conférer l’allure d’êtres fabuleux et qu’il n’existaient pas en tant que tels plus que les faux spécimens d’hydres à sept têtes. Le célèbre entrepreneur de spectacles Phineas Barnum prolongea la tradition au XIXème siècle en exhibant de telles "sirènes de Fiji" dans ses galeries de phénomènes.

Carcasse séchée de poisson-guitare, un genre de raie préparé par les Extrême-Orientaux pour lui donner l'allure d'un être aquatique présentant des traits humanoïdes - les yeux apparents correspondent en fait aux narines du Chondrichtyen.

Une sirène présentée dans son attraction foraine par Barnum, dans la lignée des montages taxidermistes fabriqués en Asie et vendus aux marins occidentaux naïfs. 

    Peu à peu, à la fin de la Renaissance, les naturalistes entreprirent d'expurger de leurs ouvrages les animaux fantastiques, en retranchant les êtres les plus fantasques d'origine mythologique et légendaires comme la Vouivre, ainsi que les autres animaux magiques comme le Basilic et le Phénix, puis finalement en supprimèrent toutes les formes de dragons. Ils finirent par concevoir le plus grand scepticisme à l'égard de toute créature exotique qui pouvait sembler trop exubérante et ainsi dénièrent l'existence à un animal bien réel, l'ornithorynque découvert par George Shaw, assurant que le spécimen naturalisé surnommé "taupe aquatique" qui ressemblait trop manifestement à un castor pourvu d'un bec de canard ne pouvait être qu'un montage réalisé par un taxidermiste, et même Charles Darwin ne pouvait se résoudre à admettre qu'il s'agissait bien d'un animal unique et non de deux. L'hypothèse d'un canular paraissait évidente jusqu'à ce que de nouvelles observations d'animaux vivants dans leur milieu naturel fassent entrer définitivement l'espèce dans les traités de zoologie. L'animal s'avéra d'autant plus étonnant qu'il pond des œufs, cas unique chez les mammifères avec ses parents les Echidnés insectivores. Il est vrai qu'à l'époque, même si l'idée de séries naturelles postulait que la nature déclinait tous les types de créatures au travers de formes intermédiaires, le paradigme de l'évolution n'était pas encore théorisé, lequel permet à la fois de mieux appréhender les adaptations (le bec de l'ornithorynque, similaire à celui du canard et des dinosaures anatosaures, est un caractère dérivé tout comme celui des échidnés qui n'était pas présent chez leurs ancêtres à l'allure de mammifères plus classiques) et l'archaïsme de l'oviparité, les premiers mammifères descendants de reptiles pondaient originellement des œufs comme leurs ancêtres. Le paléontologue et anatomiste britannique Richard Owen n'hésita pas à faire tuer un grand nombre d'ornithorynques pour vérifier les dires des Aborigènes sur leur mode de reproduction et se fit envoyer des œufs, mais certains étaient faux et d'autres provenaient de serpents. En 1884, le naturaliste écossais William Hay Cadwell apporta finalement la preuve de l'oviparité de l'animal en abattant une femelle qui était en train de pondre dans son terrier. Le remarquable fossile vivant aura chèrement payé l'incrédulité des zoologistes. 


Le canular qui n'en était pas un : premières représentations de l'ornithorynque par le Gouverneur George Hunters en 1797 (au-dessus) et par George Shaw en 1809.

Illustration en couleurs montrant les deux types de mammifères ovipares, un échidné en haut et l'ornithorynque en bas.

    Par contre, un coati édenté et rayé, petit carnivore au museau pointu d'Amérique du Sud apparenté au raton-laveur, a été vendu au naturaliste Buffon comme étant une nouvelle espèce de fourmilier, et celui-ci l'a donc présenté comme tel dans son Histoire naturelle en 1753. Il n'existe en vérité que trois espèces, le fourmilier géant ou tamanoir, le fourmilier nain ou myrmidon, et le véritable tamandua, de taille intermédiaire, dont le pelage est noir et blanc à l'instar du grand panda de Chine, et nullement rayé comme cette fausse quatrième espèce.

Si l'ornithorynque naturalisé correspondait à un véritable mammifère d'un genre tout à fait particulier, le tamandua rayé de Buffon résultait bien lui d'une manipulation d'un taxidermiste.

    Jean-Jacques Audubon, célèbre ornithologiste et peintre naturaliste américain d'origine française du XIXème siècle,  s'est amusé à inventer une dizaine d'espèces de poissons et une dizaine d'espèces de rongeurs imaginaires, mais pas extravagants, pour piéger facétieusement son collègue Constantin Samuel Rafinesque qui lui avait précédemment cassé son violon en attrapant une nouvelle espèce de chauve-souris. Cette manipulation dont il fut la victime conduisit à son bannissement des publications scientifiques, un discrédit qui avait déjà été amorcé après la publication en 1819 de son livre affirmant l'existence du Grand serpent de mer. 


Représentations de rongeurs par Rafinesque en 1818 donnant corps à de fausses allégations du célèbre Audubon - ce dernier ne prenait pas quant à lui le risque de l'approximation, tuant un nombre considérable d'oiseaux pour les représenter avec la plus grande exactitude, quitte à risquer de causer l'extinction d'espèces rares, comme le relève un de ses biographes, Duff Hart-Davis.

    Une autre créature marine fort douteuse fut évoquée durant plusieurs siècles par des naturalistes, désignée sous l'appellation de singe de mer, à l'existence de laquelle ils accordaient apparemment crédit. On a évoqué plus haut que le naturaliste suisse du XVIème siècle Conrad Gessner incluait à l'occasion dans sa revue encyclopédique de 1551-1558 un certain nombre de créatures notoirement mythiques, notamment des humanoïdes et semi-humanoïdes marins. Parmi ces êtres plutôt fantasques figure aussi un dénommé singe de mer, Simia marina. Certaines illustrations s'y rapportant font irrésistiblement penser à une chimère, un poisson cartilagineux des profondeurs représentant d'un groupe voisin des Sélaciens - ces derniers rassemblant les requins et les raies, et on peut considérer que cette illustration la représente très probablement. Une variété, Simia marina danica, présente un atour plus énigmatique ; si la gueule peut évoquer celle d'un requin, l'être est pourvu de deux bras griffus anthropomorphes. Ces deux formes sont aussi présentées dans les ouvrages du médecin et naturaliste suisse Félix Flatter et au XVIIème siècle du naturaliste polonais Jon Johnston.

        Lors de la Seconde Expédition Bering, le médecin et naturaliste Georg Wilhem Steller, qui a décrit avec précision un certain nombre d'espèces dont deux furent par la suite chassées jusqu'à l'extinction, la rythine ou vache marine géante et un cormoran aptère, observa durant deux heures le 10 août 1741 au large des îles Shumagin une créature qu'il qualifia également de singe de mer, la rapprochant du singe marin danois de Gessner. L'animal présentait une tête proche de celle d'un chien avec deux oreilles pointues, deux grands yeux, la bouche encadrée de longs poils et le corps était oblong, dépourvu de nageoires antérieures, et doté d'une queue asymétrique. Il est fort vraisemblable qu'il se soit agi d'une otarie à fourrure aux nageoires pectorales tenues près du corps, voir d'un individu malformé ou mutilé par un prédateur, mais on peut néanmoins s'étonner que le naturaliste avisé ne l'ait pas envisagé comme un représentant de cette espèce. En juin 1965, l'écrivain et naturaliste anglais Miles Smeeton qui se trouvait à son tour près des îles aléoutiennes a aussi aperçu une créature marine de taille moyenne extrêmement poilue et sa fille Clio qui a croisé son regard d'un coté du bateau évoque également une tête similaire à celle d'un chien avec des yeux plus rapprochés que ceux d'un phoque. En dépit de la forte présomption que ces observations se rapportent à un pinnipède, le "singe marin danois" de Gessner dont le naturaliste réputé Steller a confirmé l'existence n'a pu être identifié formellement.

Représentations du singe marin de Gessner, et en-dessus, sa variante danoise semi-anthropomorphe.

  Des musées comme celui d'Edimburg en Ecosse possèdent en revanche des exemplaires naturalisés d'une autre créature aquatique velue, celle de la truite à fourrure du Canada. Ce poisson recouvert d'une épaisse toison, identifié comme Salmo trutta dermopila, était censé vivre en Islande ainsi que dans la partie septentrionale de l'Amérique du Nord. Son existence a pu être envisagée sérieusement du XVIIIème siècle jusqu'à 1930, lorsque l'anthropologue et reporter Robert Ripley a pu remonter jusqu'à un taxidermiste canadien qui cousait de la fourrure de lapin sur des poissons séchés.

Un exemple de la fausse truite à fourrure.

    Il est toujours un peu facile de considérer avec condescendance voire raillerie les erreurs du passé, sans tenir compte du contexte de l'époque. On s'est efforcé de nuancer ici quelque peu la crédulité des naturalistes de l'Antiquité romaine et de la Renaissance. Quant aux naturalistes plus récents qui ont été abusés par des faux, il faut reconnaître que ces derniers n'étaient pas aussi invraisemblables compte tenu de la diversité du vivant. La truite arc-en-ciel peut à présent faire sourire, et il n'existe certes pas véritablement de poissons pourvus de pilosité, mais le poisson-grenouille strié (Antennarius striatus) possède des excroissances cutanées évoquant de longs poils filamenteux ; de même, le mâle chargée de protéger la ponte de la grenouille poilue (Tridobatrachus robustus), qu'on trouve sur la partie sud-ouest de l'Afrique, est pourvu sur les côtés de l'abdomen et l'arrière des cuisses de fines excroissances de peau très vascularisées qui permettent d'accroître les échanges pour une meilleure absorption de l'oxygène, ce qui lui confère une apparence qui pourrait aisément faire passer un individu mort pour une autre de ces fraudes imputables à des taxidermistes fallacieux - à noter que comme les autres membres de la famille des Arthroleptidés, ces parents des grenouilles représentent aussi le seul exemple de Vertébrés dont les griffes sont constituées d'os.


Ce poisson donne véritablement l'impression d'être couvert d'une fourrure et la "grenouille poilue" existe réellement.

    Rafinesque ne fut pas le seul naturaliste dont la carrière scientifique fut sabordée par une manipulation ourdie par un collègue, on en verra une autre illustration dans la deuxième partie de cet article qui se penchera sur la fantaisie dans les sciences étudiant l'histoire de la vie du passé.

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A SUIVRE : Quand la reconstitution de l'histoire de la vie passée n'échappe pas à l'approximation.