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jeudi 31 juillet 2025

QUAND L'HISTOIRE NATURELLE SE PIQUE DE FANTAISIE, 2ème partie


Les fossiles ont longtemps défié les interprétations des érudits.

         En février 2023 a été présenté ici le début d'une série d'articles retraçant comment, au travers des époques, l'Histoire naturelle a pu être mêlée à des interprétations fantastiques, un sujet qui s'impose naturellement sur ce site qui orchestre fréquemment au travers du thème des créatures l'évocation croisée et même la rencontre entre les aspects les plus étonnants du monde vivant et son prolongement au travers de l'imaginaire, depuis les anciens mythes et légendes jusqu'à la science-fiction. Cette série de sept articles a été rapidement interrompue par diverses actualités, notamment suite à des découvertes scientifiques et à des disparitions de personnalités en rapport avec les créatures imaginaires.

        Il est donc temps à présent de reprendre le fil de cette saga historique. La première partie a évoqué comment de l'Antiquité romaine à la Renaissance, les naturalistes soucieux d'être exhaustifs ont compilé dans leurs traités des erreurs d'observation et même des affabulations des voyageurs, jusqu'à parfois y inclure des êtres mythiques, et comment certains ont profité de la crédulité de ces auteurs pour concevoir délibérément des faux jusqu'à faire douter de l'existence d'un animal réel. Dans cette deuxième partie, on va délaisser les créatures vivantes autant que les êtres légendaires pour s'intéresser aux restes d'organismes conservés dans les couches géologiques et à l'énigme que cela a représenté au cours des âges pour certains de nos ancêtres.


      Des prototypes du vivant dans la pierre ?

L'effrayant Maître des gnomes dans le film Oz, un monde extraordinaire (Return to Oz), une production Disney librement inspirée de l'œuvre de Frank L. Baum ; si ce personnage sous forme de rocher humanoïde dont on peut trouver quelque équivalent dans les péplums appartient incontestablement au domaine du Merveilleux, il n'aurait peut-être pas été estimé si fantaisiste dans les temps anciens lorsque nombre d'érudits étaient persuadés qu'au travers de processus géochimiques ou thermodynamiques la vie animale pouvait se former au sein du monde minéral, comme le déplorait le naturaliste suisse Johann Jakob Scheuchzer : "On adjuge au règne minéral ce qui appartient au règne végétal, ou à l'animal, de sorte qu'il étend ses limites plus loin qu'il n'est équitable."

        Pour le lecteur contemporain, il n’est pas douteux que les formes minéralisées tels que les coquillages et oursins qu’on trouve dans la pierre sont des restes d’animaux d’époques reculées. Au cours de l’Histoire, bien des esprits brillants se sont interrogés devant ce qui nous apparaît de nos jours comme une évidence, jusqu’à ce que la notion de fossile s’impose tardivement. Dans ce deuxième volet de la série d’articles consacrée à l’Histoire naturelle fantaisiste qui correspond particulièrement bien à la thématique de ce site qui fait se rencontrer la nature réelle dans toute son étrangeté et son accaparement par l’imaginaire, on se propose de retracer pour le lecteur ce cheminement laborieux au travers des croyances jusqu’à l’orée de la science paléontologique.

        Dans l’Antiquité, des présocratiques comme le savant Thalès, le philosophe Xénophane de Colophon, le conteur Hérodote, puis un peu plus tard l’historien Xanthos de Lydie, le savant Eratosthène ou encore le géographe Strabon envisageaient les fossiles inclus dans les roches en tant que vestiges d’animaux marins portant témoignage de l’existence d’une mer depuis longtemps asséchée ; au XII ème siècle, le Chinois Chu Hsi inclinait aussi à penser qu’il s’agissait d’animaux qui s’étaient solidifiés après avoir été remontés des profondeurs. Cependant, l’opinion longtemps la plus répandue, qui perdurait encore au temps de la Renaissance, avançait des explications plus insolites, postulant que ces pierres singulières étaient tombées du ciel, avaient été créées par la foudre ou bien avaient été formées spontanément dans le sous-sol ou dans les mers par un phénomène que Théophraste nommait "vis plastica", lequel reproduisait partiellement la forme d’êtres vivants par le jeu du hasard.

       Ces derniers pouvaient d’ailleurs eux-mêmes être générés dans certaines conditions à partir de matière inerte selon la théorie de la génération spontanée s’enracinant dans la philosophie grecque la plus ancienne depuis Anaximandre et reprise par le médecin et philosophe des X-XIèmes siècles Avicenne, toujours présente dans les esprits au XIXème siècle – la pérennité de cette représentation sera évoquée à de futures occasions. Même Aristote, auquel on a fait une allusion élogieuse dans la première partie de cette série d’articles, rejetait ce qui nous paraît dorénavant une évidence, en assurant que ces manifestations géologiques procèdent principalement de l’action de la chaleur et du froid s’exerçant dans le substrat, ou dans certains cas que des graines à l’origine d’animaux marins pouvaient tomber du ciel et se perdre dans le sol en donnant ces formes similaires à des organismes latents attendant de prendre vie – il avait vu plus juste en supputant que la Terre était autrefois entièrement recouverte par un océan. Ces conceptions peuvent aujourd’hui nous paraître de nature magique, mais il est vrai que la théorie de l’évolution avait alors été à peine pressentie par quelques présocratiques, et qu’aussi incongrue que semble être à présent la conception d’organismes complexes se formant spontanément sous certaines conditions, elle procède pour le naturaliste grec du souhait de trouver des causes naturelles susceptibles d’expliquer la génération d’organismes dans les cas les plus énigmatiques.

Buste à l'effigie d'Aristote, génie antique de la zoologie, mais qui a eu tendance à rendre copie blanche sur le sujet discuté des fossiles.

       Au XIIIème siècle, un des premiers grands naturalistes et également théologien, Albert le Grand, conciliait les deux explications antagonistes ; dans De Mineralibus, il explique que les fossiles peuvent représenter de vrais animaux dont les composants naturels ont été minéralisés, entraînant leur pétrification, mais précise aussi que lors de la formation d’une roche, le mouvement giratoire d’une vapeur demeurant captive en son sein serait susceptible de créer une forme similaire à celle d’un coquillage en attente d’un esprit vital pour l’animer selon le principe vitaliste d’Aristote, et en accord avec la théorie de la génération spontanée de la vie de son inspirateur Avicenne – lequel considérait par contre à la différence du savant grec de l’Antiquité que les fossiles se formaient par un fluide pétrifiant plutôt que par l’exhalaison de vapeurs, même s’il semble par ailleurs avoir établi une corrélation entre des fossiles d’animaux marins et la présence d’anciennes mers à l’endroit où on les a découverts, autre indication que ces différentes conceptions étaient alors estimées compatibles.

      Au XVI siècle, l’archéologue allemand Georg Bauer dit Agricola porta également son attention sur les restes préservés d’animaux avec son ouvrage de géologie De Natura fossilium paru en 1456 qui propose une typologie des matériaux extraits du sol (les fossiles dans l’acception large de l’époque), incluant les traces de la vie passée. L’auteur envisage la nature animale originelle de certains de ces objets tels les corps de petits animaux préservés dans la résine de même que des coquillages et des coquilles d’ammonite, un type de céphalopode éteint à la fin de l’ère mésozoïque en même temps que les derniers dinosaures, sans pour autant exclure qu’ils soient façonnés au sein du substrat ; quant aux fossiles d’oursins, il considère conformément à la vision de l’époque qu’il s’agit de pierres tombées du ciel.


Portrait de Georg Bauer dit Agricola et une édition de son ouvrage minéralogique.

Oursins fossiles dans l'ouvrage de Conrad Gesner, souvent considérés à l'époque comme des "pierres stellaires".

        Le célèbre naturaliste suisse Conrad Gesner fait à son tour paraître juste avant de décéder en 1516 un livre sur le sujet en complément de ses autres publications traitant d’histoire naturelle, De rerum fossilium, lapidum et gemmarum maximé. L’ouvrage présente avec une grande exactitude des illustrations de nombre de fossiles d’animaux, coquilles de bivalves, de gastéropodes, d’ammonites et de bélemnites (d’autres céphalopodes éteints apparentés aux seiches dont subsiste l’os interne), de crabe, d’oursins, de sections étoilées de tiges de crinoïdes qu’avait déjà évoquées Agricola et de dents de requins. L’interprétation que propose le savant de certaines de ces découvertes peut parfois sembler quelque peu approximative. Une dent de requin est identifiée comme étant le bec d’un merle alors même qu’il relève que sa partie inférieure évoque les racines d’une dent. Quant aux ammonites, s’il en rapproche des escargots certaines auxquels on pouvait effectivement les assimiler par analogie tant qu’on ne disposait pas d’informations sur l’animal qui occupait la coquille, une autre avec un long enroulement au diamètre plus constant est comparée à un serpent lové sur lui-même dont il prétend voir une tête bien inexistante. En dépit des nombreuses corrélations établies dans son traité par Conrad Gesner entre ces fossiles et des espèces animales, le naturaliste demeure assez évasif quant à la nature et à la formation de ces pièces remarquables.

"Etoiles tombées du ciel" : il s'agit en réalité d'encrines, des tronçons détachés du pédoncule de crinoïdes fossiles, des animaux fixés des profondeurs qu'on surnomme "lys de mer", dont on peut voir au second plan un tronçon plus complet.


Le naturaliste Conrad Gessner, une illustration représentant des coquilles fossiles et un extrait de son ouvrage De reum fossilium

En dépit de la qualité scientifique de ces dessins de fossiles, le célèbre botaniste italien du XVIème Ulisse Aldrovandi (évoqué dans le premier article de cette série en février 2023) n'est pas enclin à les considérer comme d'origine organique, estimant au contraire, par exemple, que le coquillage figuré en haut à gauche dans sa gangue n'a pas été pris dans la roche mais à l'inverse qu'il est en train de se former à l'intérieur du minéral.

Représentation partiellement zoomorphe de la bufonite, pierre censée être trouvée dans la tête des crapauds, présentée en 1648 dans un ouvrage d'Ulisse Aldrovandi.

       L’impossibilité générale de considérer les "pierres figuratives" en tant que restes de plantes ou d’animaux était si fortement ancrée dans les esprits en ces temps-là qu’un marchand ambulant de Westphalie qui contre quelques pièces montraient des spécimens de poissons pris dans des grès de la période crétacée fut en 1550 brièvement incarcéré dans la ville de Kampen aux Pays-Bas en tant que faussaire présumé, personne ne voulant croire que la roche puisse naturellement contenir de telles pièces rappelant autant de véritables poissons, avant qu’un juge plus conciliant ne le fasse libérer et expulser avec la boîte renfermant sa collection.

Un très beau fossile de brochet trouvé à Oehningen - aujourd'hui dans le Bade-Wurtemberg, que présente le naturaliste Johann Jakob Scheuchzer dans son opuscule de 1708 Les Doléances et revendications des poissons, dans lequel il défend l'idée que de tels restes trouvés dans la roche ne peuvent être que des fossiles de poissons d'avant le Déluge, mais il ne convainquit pas le malacologue anglais Martin Lister estimant que la nature des fossiles ne pouvait être rapportée à de vrais coquillages, méconnaissant ainsi le processus de minéralisation constitutif de la fossilisation, tout comme ses compatriotes Robert Plot et Edward Lhwyd persuadés de la "plasticité des roches" respectivement sous l'effet de "principes salins" dans l'esprit de l'alchimiste Paracelse et par imprégnation des roches par des semences d'animaux marins au travers de l'infiltration par des vapeurs originaires de l'océan.

Dans les temps anciens, les fossiles faisaient objet de nombre d'interprétations souvent extravagantes, même chez les savants ; au Moyen-âge, des fossiles comme celui de ce coquillage (Proschizophoria, un bivalve n'appartenant pas aux mollusques mais au groupe de Brachiopodes procédant d'une évolution convergente) ont pu être interprétés par les croyances populaires comme la marque dans des rocs de montagne de l'empreinte d'un sabot du Diable, classiquement représenté dans la lignée du Dieu Pan avec des pieds de bouc.

            L'émergence d'une meilleure compréhension des fossiles

       Ce sont deux artistes qui vont le plus clairement postuler que ces ressemblances ne sont en rien fortuites et qu’elles procèdent bien de la conservation de restes d’organismes réels. En 1590, Bernard Palissy écrit dans son Livre des pierres que les coquillages trouvés dans les sites fossilifères sont ce qu’il subsiste d’êtres aquatiques qui ont été pétrifiés au cours d’un processus naturel, retrouvant la logique de présocratiques cités au début de l’article. Léonard de Vinci évoque même dans ses carnets personnels les dépôts de boue charriée par les courants, emprisonnant des animaux et se changeant en pierre en gardant ainsi la trace de ces organismes ; c’est très exactement la façon par laquelle les gisements appelés "laggerstatten" ont préservé des créatures dépourvues de parties dures jusqu’à des méduses et à leurs tentacules si délicats, permettant notamment de découvrir nombre de formes anciennes qui seraient autrement demeurées à jamais inconnues comme la faune édiacarienne du Précambrien terminal appelé Protérozoïque et celle du début du Cambrien dite faune de Burgess Shale, au-delà des trilobites bien connus recouverts d’une carapace qui commençaient déjà à prospérer à l’époque. L’artiste italien de la Renaissance établit avec d’autant plus de certitude le lien entre de véritables animaux et leur préservation minéralisée qu’il note sur les fossiles les mêmes marques de développement que chez les premiers : « D’autres personnes non instruites déclarent que la Nature, ou le Ciel, les ont créées sur place par des influences célestes, comme si en ces mêmes lieux on n’avait pas également trouvé des os de Poissons ayant mis longtemps à croître, et comme si nous n’étions à même de mesurer sur les coquilles des clovisses [palourdes] et des escargots leurs périodes de croissance, comme on le fait sur les cornes des taureaux et des bœufs ».

Leonard de Vinci, un de ses croquis de fossiles (la flèche pointant une apparente colonie de bryozoaires) et en dessous Bernard Palissy. 

        L’idée de la vraie nature des fossiles commence à leur suite à se frayer un chemin chez les scientifiques. En 1616, le botaniste italien Fabio Colonna établit dans son ouvrage De glossopteris dissertatio que les glossoptères, ces "pierres de langue" trouvés dans les roches, que Pline l’Ancien croyait tombées du ciel ou de la Lune ou qu’on disait aussi parfois se former spontanément dans les roches, sont véritablement des dents de requin. L’évêque, anatomiste et géologue danois Niels Stensen approuva cette interprétation en précisant en 1667 qu’il existait une substitution au niveau de la composition, postulant ainsi le processus de minéralisation. Le savant anglais Robert Hooke, un des premiers à fabriquer des microscopes, et à ce titre requis pour valider la découverte pour la première fois d’organismes invisibles à l’œil nu par Anton Leeuwenhoeck, a observé en 1665 des coupes de bois pétrifié et en a conclu qu’il s’agissait bien d’authentiques fragments d’arbres anciens, en déduisant que les fossiles consistaient en les restes d’organismes vivants, tels les coquilles d’espèces marines trouvées en altitude suite aux soulèvements de terrains, incluant des formes depuis éteintes.

Pierres tombées du ciel figurées en 1845 dans l'ouvrage Hortus sanitatis du médecin allemand Jean de Cuba, qui se sont la plupart du temps avérées être des dents fossilisées de squales.

Les dents fossilisées de requin ont été l'objet de bien des interprétations les plus fantaisistes jusqu'à être enfin reconnues pour ce qu'elles sont.

     Pourtant, au XVIIème, un naturaliste réputé tel que John Ray, connu notamment en zoologie pour ses traités sur les poissons comme pour les reptiles, et qui admettait la transformation des espèces au nom d’un créationnisme continu, ne parvenait toujours pas à admettre que des fossiles comme les Ammonites puissent représenter les reliques de formes animales, car selon la Bible alors prise pour rigoureusement exacte dans son intégralité, le Créateur n’avait ajouté aucune nouvelle espèce postérieurement à la Genèse, pas plus qu’il n’en avait fait disparaître, donc ces coquilles sans comparaison avec la faune actuelle ne pouvaient émaner d’êtres ayant véritablement existé, leur allure ne rappelant ainsi selon lui que fortuitement celles d’authentiques formes vivantes. Au même siècle, le spécialiste britannique des fossiles Robert Plot continue également de considérer que la majeure partie d’entre eux ne procède que de la cristallisation de sels minéraux qui aboutit parfois fortuitement à évoquer des formes biologiques.

     Adam Beringer, médecin de Würzburg dans l’actuelle Bavière affecté au service du Prince de Würzburg et du Duc de Franconie ainsi que doyen de l’université de Würzburg, passionné par l’histoire naturelle, considérait encore au XVIIIème siècle les fossiles comme des œuvres divines plutôt que comme des traces d’organismes vivants, les assignant à des prototypes façonnés dans la glaise par le Créateur. Il les collectionnait dans son cabinet de curiosité personnel tels que des bélemnites, des ammonites et des dents de requins, et il avait engagé trois jeunes hommes pour qu’ils lui en ramènent depuis un gisement proche. Ses employés lui apportaient régulièrement une prolifique collecte, comportant nombre d’animaux en relief enchâssés dans des pierres dont le naturaliste s’étonnait lui-même que celles-là soient juste de la bonne dimension pour les avoir préservés dans leur totalité. Quelques-uns étaient assez fantastiques comme une sorte de larve ou de limace semblant pourvue d’une tête de mammifère à chaque extrémité ainsi qu’une créature à queue de poisson ou de homard, dotée de deux tentacules céphaliques au-dessus de ses yeux ronds et pourvue de deux petits bras humains, lui conférant une allure proche de certains extraterrestres qui seront figurés dans les magazines populaires de science-fiction des années 1930.

Représentation des "fossiles" de Beringer, dont deux spécimens particulièrement pittoresques.

        Beringer publia en 1726 son ouvrage Lithographiae Wirceburgensis incluant la reproduction de 204 spécimens sur 21 planches, faisant suite à une illustration tirée des Métamorphoses d’Ovide qui dans son esprit souligne vraisemblablement le caractère surnaturel de ses trouvailles. Il faut reconnaître qu’à l’époque, la discipline que de Blainville dénommera à la fin du XIXème siècle la paléontologie (Beringer parle de lithologie, étude des pierres) n’en était qu’à ses débuts, sans parler de la taphonomie, la science qui étudie les processus de fossilisation ; les seuls restes fossiles qui apparaissent en relief sont les parties dures qui ont été minéralisées comme le bois, les squelettes et les carapaces, tandis que lorsque les contours de l’organisme sont conservés comme pour les supposés lézards et grenouilles de Beringer, ceux-ci ne se présentent que sous la forme d’une empreinte plate – l’exemple du pangolin Eomanis du site éocène de Messel en fournit une illustration remarquable, combinant le squelette intact avec la silhouette foncée qui l’entoure comme un décalque du profil de l’animal tel qu’il était à sa mort. Néanmoins, Beringer fit aussi représenter encore plus audacieusement des corps célestes qui arboraient un visage à la manière de la Lune et du Soleil dans les films volontairement naïfs de Méliès du début du Xème siècle, ainsi que des écritures hébraïques censées avoir été gravées par Dieu à la manière des Tables de la Loi remises à Moïse selon l’Ancien Testament. 

Les planches de l'ouvrage de Beringer recèlent un authentique mystère : celle présentant de supposés fossiles d'escargots, limaces et vers montre ce qui fait irrésistiblement penser à un "ver à gland", représentant des Entéropneustes, lointains parents des vertébrés (voir article de novembre 2008), à une époque à laquelle ces animaux n'avaient vraisemblablement pas été encore découverts.

Des modèles d'astres fossilisés dans l'ouvrage de Beringer, lunes, étoiles filantes et un soleil présentant une physiologie humaine.

        C’est seulement postérieurement à la parution de l’ouvrage qu’il réalisa qu’il avait été effectivement induit en erreur par des artefacts et tout en s’efforçant de racheter les exemplaires de son ouvrage, il n’en entama pas moins une action officielle à l’encontre des trois découvreurs, lesquels indiquèrent que les faux fossiles avaient été sculptés à l’initiative de deux collègues qui voulaient punir l’intéressé de « son arrogance et du mépris qu’il témoignait envers ses collègues », J. Ignatz Roderick et Georg von Eckhart. La carrière du naturaliste en pâtit, de même que ceux de ses deux malicieux et malveillants confrères, le premier dut quitter Würzburg et le second n’acheva pas son parcours universitaire.

Quelques-unes des sculptures qu'on a fait passer pour des fossiles auprès du Professeur Adam Beringer. 

        Contrairement à John Ray et malgré son christianisme sans faille, le médecin et naturaliste britannique John Woodward écrivit dans son Essay toward a Natural History of the Earth paru en 1695 qu’il ne faisait pour lui pas de doute que ce qu’on appelait des "pierres figurées" étaient bien d’authentiques coquillages qui vivaient autrefois dans l’eau et dont la forme avait servi de moule ou de matrice pour le sable ou d’autres matières minérales qui en ont ainsi conservé la trace, animaux qui, pour ce qui concerne les espèces dont on ne trouve pas d’équivalents actuels, ont été remontés des profondeurs à l’occasion du Déluge, ce qui explique qu’on ne les voit pas ordinairement. Son ouvrage, traduit en latin par le Suisse Johann Jakob Scheuchzer, sera diffusé dans toute la communauté scientifique. Au XIXème siècle, même si un professeur pouvait encore déclarer en 1800 que les fossiles étaient une farce divine pour tester la foi, les controverses ne mettront finalement plus en cause l’origine biologique des fossiles mais porteront toujours sur la raison pour laquelle certaines espèces étaient notablement différentes des actuelles, les créationnistes imprégnés par la Bible comme Cuvier cherchant au fur et à mesure des découvertes à établir le nombre de déluges divins qui avaient pu amener à des renouvellements radicaux de la flore et de la faune, et les évolutionnistes invoquant la transformation graduelle d’espèces au fil du temps et l’extinction de certaines d’entre elles imputables à la compétition et à des catastrophes naturelles.

Sculpture anthropomorphe moderne de Jane Vaskevich à partir de fragment de roche, qui peut nous évoquer les anciennes croyances qui n'établissaient pas de coupure radicale entre le monde minéral et les êtres vivants. 

        Le débat enfin tranché, refermant une parenthèse de plusieurs milliers d’années durant laquelle on avait, par d’antiques croyances quelque peu exubérantes ou au nom de la religion, notamment au temps de la Renaissance sous l’égide d’un protestantisme attaché à une vision littérale de la Bible, dénié que les fossiles conservent les traits d’animaux ayant vécu dans les temps anciens, n’allait pas mettre un terme aux interprétations fantaisistes des traces animales fixées dans la pierre, comme on aura l’occasion de le constater non sans amusement dans les prochains chapitres de cette évocation.

Cette belle illustration de l'artiste Una Woodruff représentant des "pierres figurées" évoque vraisemblablement l'opportunité qu'offrent les restes conservés dans les roches pour permettre de reconstituer les êtres du passé au travers de la paléontologie, mais nombre d'érudits des époques passés y auraient vu une représentation de la formation au sein de la matière minérale d'ébauches constituant finalement des animaux parfaitement vivants.

        A SUIVRE : Le prochain chapitre de cette série portera sur les "cadavres exquis de la paléontologie", avec d'autres anecdotes et créatures extravagantes.

*

    Évoquons pour mémoire la disparition de quelques personnalités associées aux créatures imaginaires. L'acteur américain Michael Madsen est décédé d’un arrêt cardiaque à l'âge de 67 ans. Apparu dans de nombreux films d'action notamment de Quentin Tarantino, même s'il avait décliné le rôle de tueur à gage de son Pulp Fiction, il avait aussi interprété le héros des deux premiers films de la saga La Mutante (Species) dans le rôle de Preston Lennox, en 1995 sous la direction de Roger Donaldson, puis en 1998 dans la première suite réalisée par Peter Medak, y affrontant de terrifiants hybrides constitués d'un mélange d'ADN humain ainsi que de gènes extraterrestres, dont l'apparence avait été imaginée par le peintre suisse Hans Giger reprenant sa vision dite biomécanique qui l'avait rendu célèbre à l'occasion d'Alien, et que le studio de Steve Johnson s'était attaché à concrétiser pour l'écran. Sa sœur Virginia et aussi actrice (Electric Dreams, le prologue de DuneCandyman).

Michael Madsen joue dans La Mutante 2 (Species 2) un mercenaire engagé pour contrer la menace extraterrestre, ici face au monstre "Patrick", construit par le studio d'effets spéciaux de Steve Johnson.

        Le célèbre catcheur Terry Eugene Bollea dit Hulk Hogan est décédé le 24 juillet 2025 en Floride à l'âge de 71 ans. Célèbre pour sa moustache blonde en fer à cheval qui lui donnait une allure de viking, il était apparu dans un certain nombre de fictions comme Rocky III : l'oeil du tigreGremlins 2 : la nouvelle génération (Gremlins 2 : the new Batch), et avait obtenu le rôle principal dans le film de science-fiction Space commando en compagnie de Christopher Lloyd, Shelley Duval et d'un autre catcheur dit The Undertaker, dans lequel apparaissait un mutant créé par Bill Corso pour le studio Steve Johnson Fx, une figure de série B assez reconnue pour qu'une figurine en kit de la créature soit proposée aux amateurs. Sur la scène de la lutte, Hulk Hogan avait détrôné André le Géant, alors invaincu depuis quinze ans, qui avait quant à lui figuré dans le film Princess Bride et endossé dans certains plans le costume du monstre Dagoth dans Conan le destructeur (Conan the Destructor). Ce site avait évoqué en août 2015  la disparition d'un troisième catcheur, Roddy Pipper.

Appelé à la rescousse par le directeur du cinéma (incarné par Paul Bartel), Hulk Hogan menace les Gremlins qui perturbent une projection en faisant des ombres chinoises sur l'écran dans Gremlins 2 : Une nouvelle génération (Gremlins 2 : The New Batch). en 1990

Hulk Hogan en 1991 dans le film Suburban Commando.

Le mutant du film Suburban Commando


Jean-Pierre Putters, à droite, faisait découvrir en 1982 sa revue Mad Movies au réalisateur d'Evil Dead Sam Raimi, lequel se montre visiblement enthousiaste.

      Le journaliste français Jean-Pierre Putters s'est lui éteint à 69 ans, le 10 mai 2025, soit le lendemain du décès du maquilleur Greg Cannom quatre fois oscarisé auquel l'article précédent a consacré un assez long hommage, mais on ne l'a appris que dans la seconde partie du mois de juillet, car il avait demandé à son épouse que sa disparition ne soit pas rendue publique, à l'image de l'humilité qu'il avait toujours manifestée. Débutant dans la vie professionnelle comme mitron, il consacrait le temps où il ne travaillait pas en boulangerie à lire, notamment les écrits de philosophes célèbres, ce qui contribua à structurer sa pensée pour ses analyses sur les films, sa passion du cinéma l'ayant conduit à créer un fanzine qui deviendra un magazine national réputé, Mad Movies. Les créatures monstrueuses n'étaient pas rares dans la publication - il sortira même une série de livres qui leur était dédiée, "The Craignos Monsters", et il obtint des entretiens avec de grands créateurs d'effets spéciaux, à l'exception de Rob Bottin qui répondait très rarement à la presse. Il avait en 2013 délaissé sa revue pour en créer une autre plus généraliste, "Metaluna", et semblait avoir progressivement perdu son intérêt pour le cinéma - même s'il prêtait son concours à de petits films d'horreur parodiques, pour s'adonner principalement au plaisir de jouer de la guitare et de composer des chansons. 

Jean-Pierre Putters tenant fièrement un des ses ouvrages consacrés aux créatures du cinéma fantastique.

    Probablement que les films récents standardisés, à la photographie souvent sombre et laide, et rendus abstraits par leur profusion d'imagerie virtuelle avaient fini par l'éloigner de la production actuelle, et ce n'est pas le présent site qui lui donnera tort. Même si son long compagnonnage avec le cinéma de l'imaginaire avait depuis longtemps pris fin, il demeurera assurément durant encore une longue période un modèle d'autodidacte et une figure marquante et cultivée ayant défendu le cinéma fantastique de la grande époque, et il nous appartient avec des moyens certes plus modestes*, au Club des monstres de notre ami québécois Mario Giguère, qui partage avec le disparu une dilection pour l'humour au second degré (on se rappelle de la chronique de Jean-Pierre Putters qui non sans ironie relevait le détournement d'affiches pour commercialiser jaquettes ou DVD d’œuvres souvent plus obscures et sans grand rapport) ainsi qu'au blog Créatures et imagination, de poursuivre l'entreprise de ce héraut de l'imaginaire en défendant les films qui nous ont fait rêver, leurs créatures fascinantes et leurs créateurs.

Jean-Pierre Putters tenant son ouvrage autobiographique Mad... ma vie.

*d'autant qu'après plusieurs faux espoirs, l'Histoire de l'imaginaire à l'écran proposée par l'auteur de ce blog, qui suppléerait en un volume très complet aux tomes des "Craignos Monsters" depuis longtemps épuisés, n'est toujours pas publiée - avis aux éditeurs courageux qui pourraient au moins déjà dans un premier temps le proposer en ligne aux amateurs intéressés.

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mercredi 1 février 2023

Récits fantasques de voyages et taxidermie douteuse


QUAND L'HISTOIRE NATURELLE SE PIQUE DE FANTAISIE, 1ère partie

Ce site s'intéresse aux créatures les plus étranges, dans la réalité comme dans la fiction, et elles se rejoignent plus que jamais dans ce premier article d'une nouvelle série. 


La vision de l'astre issu d'une assiette anglaise.

    L'astronome Etienne Klein a récemment défrayé la chronique scientifique en publiant le cliché d'une étoile, Proxima du Centaure, qu'il a finalement révélé n'être autre… qu'une tranche de chorizo ! Saisissant raccourci des correspondances entre macrocosme et microcosme évoquées par les cosmogonies antiques, mais aussi rappel que de tous temps, les sciences de la nature ont été associées à des fantaisies diverses et même à des canulars délibérés.

Le facétieux astronome français Etienne Klein, qui a finalement fait montre de contrition pour avoir abusé de la crédulité générale en appuyant de sa notoriété sa fausse photo spatiale.

     C'est dans l'Antiquité grecque que débute la science moderne, c'est à dire l'étude de la nature basée sur l'observation des faits et les déductions élaborées en usant de la raison. Si Hippocrate et Galien instaurent les bases de la médecine, le philosophe disciple de Platon et naturaliste Aristote augure brillamment l'Histoire naturelle. Non seulement, il ne décrit le monde animal qu'au travers de ses observations et du recueil des faits qu'il juge vraisemblables, mais il exprime aussi des vues si incroyablement en avance sur son époque qu'en dépit du respect qu'il inspirera dans tout l'Occident jusqu'au Siècle des Lumières, ses successeurs peineront à en reconnaître la validité, les Cétacés comme apparentés aux Mammifères et, plus étonnant encore, les éponges considérées comme des animaux.


    Quand la zoologie se mêle à l'imaginaire

    Lorsque la Grèce est conquise et assimilée par l'Empire romain, le prestige d'Aristote demeure inchangé et le naturaliste Pline l'Ancien le tient pour son inspirateur. Néanmoins, ce grand érudit de son époque va faire preuve de moins de rigueur que son illustre prédécesseur, en se montrant bien plus réceptifs aux récits débridés d'autres auteurs de l'ancienne Grèce tel Ctésias et aux inventions fantasques des voyageurs des contrées lointaines comme l'affirmation saugrenue qu'en Syrie, les serpents ne mordent que les étrangers. Il mentionne de la sorte l'existence de peuples fantastiques, dont la postérité se poursuivra au Moyen-âge, dans le livre VII portant sur l'homme, de même que des hommes marins dans le livre IX consacré aux animaux aquatiques, ainsi que des dragons et un cheval ailé éthiopien dans le livre VIII traitant des animaux terrestres. Néanmoins, dans le livre X dévolu aux oiseaux, il affirme finalement ne pas croire à l'existence des chevaux ailés, des griffons et des sirènes (lesquelles étaient à l'époque représentées comme des femmes à tête d'oiseau comparables aux harpies et non pourvues d'une queue de poisson comme les tritons commensaux de Neptune).

Représentation de Pline l'Ancien prenant des notes sur l'explosion du Vésuve dans ses derniers instants, dans la série en bande dessinée en onze volumes des Japonais Mari Yamazaki et Miki Tori ; cet amour pour l'histoire naturelle lui sera fatal dans les mêmes circonstances qu'un couple de volcanologues pourtant expérimentés, les époux Kraft, qui ont perdu la vie en 1991, en observant l'éruption du volcan Unzen au Japon. 

Dans la même bande dessinée, représentation d'un humanoïde marin tels ceux inclus par le naturaliste dans son traité sur les animaux aquatiques. 

    Quand au Moyen-âge, des religieux, seuls lettrés de l'époque, prennent quelque liberté avec leur charge en délaissant le théologique et le liturgique pour rédiger des écrits profanes s'intéressant notamment à la Nature, ils unissent Aristote et Pline l'Ancien dans une même admiration indiscriminée et comme les premiers naturalistes qui les rejoignent dans la discipline, reprennent les éléments fantaisistes du second et, à son exemple, accordent crédit aux êtres chimériques de la mythologie gréco-romaine comme le sphinx et la Chimère et aux récits les moins rigoureux rapportés des terres les plus éloignées, l'Afrique, l'Asie puis finalement les Amérique. Ainsi Ulisse Aldovandri, surnommé le Pline de la Renaissance, recense les êtres les plus fantasmagoriques, mais comme son modèle émet à l'occasion des doutes sur la vraisemblance d'une partie au moins des créatures fabuleuses. Edward Topsell inclut au XVIème siècle dans son Histoire naturelle des bêtes quadrupèdes le sphinx, le dragon, la licorne et d'autres êtres mythologiques à la suite du Suisse Gessner et de Thomas Moufet. Dans la tradition des polygraphes, ces auteurs s'attachent à être les plus complets possibles dans leurs traités encyclopédiques en compilant les ouvrages de leurs prédécesseurs respectés, et en citant les référence mythologiques du sujet en complément des chapitres réellement scientifiques.

Une planche de L'Histoire naturelle des quadrupèdes de Jan Jonston, médecin du XIIème siècle, qui fait figurer un griffon au même titre qu'un porcin et qu'un hippopotame dans son traité zoologique.

Portrait d'Ulisse Aldrovandi, naturaliste italien, dit le "Pline de la Renaissance".

Un des premiers faux reconnus comme tel : la plus ancienne collection de reptiles et d’amphibiens, constituée par Aldrovandi, incluait deux crapauds à longue queue qu’il savait être des faux, l’appendice ayant manifestement été créé avec la peau d’un autre individu et des dents de mammifère ayant été ajoutés dans la bouche pour lui conférer un air plus féroce – en théorie, l’existence d’une telle créature n’est pourtant pas impossible, les têtards étant pourvus d’une queue et la néoténie est un phénomène rare caractérisé par la permanence accidentelle de caractères larvaires (en haut, un des deux spécimens naturalisés, en dessous, une reproduction dans l'ouvrage que le naturaliste a publié en 1645 à Bologne - laquelle pourra quelque peu évoquer au lecteur moderne l'allure d'un batracien qui vécut au Permien, Diadectes).

   En ce qui concerne les êtres qui sont à l'occasion présentés comme davantage vraisemblables, il importe de considérer le contexte à l'origine de leur évocation. Si les croyances magiques reculent alors chez les érudits, ces auteurs ne rejettent pas pour autant les prodiges les plus extraordinaires, comme le fameux chirurgien de la Renaissance Ambroise Paré, ceux-ci n'étant pas niés mais expliqués dans le cadre du christianisme par l'action de Dieu ou du Diable, de sorte que c'est paradoxalement à la Renaissance que l'on se met le plus à redouter les loups-garous, la métamorphose n'étant plus imputée aux facultés de chamans mais à l'action de Satan invoqué par des sorciers. 

Les auteurs de la Renaissance reprennent dans leurs traités les êtres mythiques de l'Antiquité comme Ulisse Aldrovandi avec ce satire, mais dans le cadre du monothéisme chrétien et de la refondation de l'Histoire naturelle comme discipline, celui-ci n'est plus le Dieu Pan mais un genre d'homme sauvage aux traits hybrides témoignant de la variété de la nature.

    De plus, nombre d'auteurs n'ont pu voir directement les bêtes des contrées lointaines - le gorille ne sera réellement identifié qu'au début de la seconde moitié du XIXème siècle lorsqu'un spécimen sera abattu - et il existe une certaine tendance à anthropomorphiser les traits de la face des animaux, de sorte que le sphinx qui est présenté comme un primate à tête humaine s'apparente à un singe et que la manticore d'Edward Topsell à tète et oreilles d'homme, triple mâchoire et corps de lion, apparaît finalement moins comme un genre de chimère de l'Antiquité, d'autant qu'il en retranche la queue de scorpion mentionnée par Pline, que comme une interprétation un peu libre du tigre - quand à la bête inconnue du nouveau monde, aussi anthropomorphe qu'en soit la restitution de sa face, les petits juchés sur son dos signent incontestablement une femelle opossum. Ulisse Aldovrandri inclut dans sa somme zoologique le basilic fabuleux qu'il dépeint d'abord comme un serpent à huit pattes et à tête de coq ; le caractère d'oiseau prendra par la suite le dessus dans sa description de la créature alors représentée comme un coq avec une longue queue serpentine lisse lui conférant une allure moins implausible - certains dinosaures coureurs avaient une silhouette assez similaireLes dragons cracheurs de feu sont figurés dans les ouvrages de zoologie de l'époque comme s'apparentant à de très grands sauriens - l'idée qu'ils tuent des éléphants n'était d'ailleurs pas absurde, on pouvait en théorie s'attendre à ce que les plus grands mammifères terrestres aient aussi des prédateurs, comme l'a prouvé par la suite l'existence des grands félins à dents de sabre récemment éteints, tout comme les grands dinosaures végétariens qui étaient chassés par des dinosaures carnivores. De la même façon, on croyait aussi à l'époque qu'il existait des pythons, serpents capables de distendre leur mâchoire et leur estomac, suffisamment grands pour engloutir ces pachydermes, et la paléontologie a récemment découvert en Amazonie les restes de Titanoboa, un serpent constricteur bien plus grand que l'immense anaconda actuel. L'hydre de Topsell et de Seba, pour aussi fantastique qu'elle soit, semblant directement issue de la légende des Douze travaux d'Hercule, est en fait considérée sous un angle rationnel en étant rapporté à quelques cas de serpents à deux têtes. Ainsi, si les ouvrages des polygraphes et naturalistes médiévaux semblent compiler sans esprit critique les légendes et récits de voyage fantaisistes, les créatures les plus extravagantes s'appuient souvent en réalité sur des malformations tératologiques comme divers monstres rapportés par Pierre de Boistuau et Ambroise Paré, ou par une retranscription quelque peu approximative de véritables animaux de contrées exotiques. On voit donc qu'avant de récuser complétement l'existence des êtres mythiques, les auteurs se sont efforcés de les naturaliser, de les évoquer en retranchant leurs aspects les plus incroyables comme les pouvoirs magiques qui leur étaient prêtés, pour en faire des variations de la nature sur lesquelles il n'était pas absurde qu'un esprit rationnel puisse se pencher.


La manticore vue par le naturaliste britannique Edward Topsell et en dessous, sa bête du Nouveau Monde dont le faciès est fort approximatif, mais la position de sa progéniture ne laisse guère de doute sur sa véritable identité.

        

      Vrais et faux animaux naturalisés

    Enfin, il faut reconnaître que cette propension à viser l'exhaustivité au risque d'amalgamer des sources douteuses est encouragée par des contemporains malicieux. D'une part, les grands voyageurs en rajoutent dans les descriptions fantasmagoriques afin d'impressionner leurs auditoires, mêlant à l'exotisme et au caractère déjà extraordinaire de la nature ce qui relève visiblement de la pure invention, comme les hommes sans tête appelés Blemmyes ou plus simplement Acéphales, et même le célèbre Marco Polo rapporta avoir observé au cours de son voyage vers la Chine des hommes à têtes de chien.

Représentants de peuples fantastiques évoqués par le célèbre voyageur Marco Polo : blemmie, sciapode et cyclope.

    D'autre part, les Extrême-Orientaux estimant crédules les marins qui accostaient en leurs pays trouvèrent le moyen de leur vendre les corps séchés de sélaciens présentés comme les restes de petits humanoïdes marins qui impressionnèrent les naturalistes ayant l'occasion de les examiner, puis allèrent plus loin dans la contrefaçon en fabriquant des momies de sirènes, combinant la partie supérieure de singes avec l'arrière du corps d'un poisson. Ulisse Aldrovandi savait que les dragons naturalisés ramenés d’Extrême-Orient étaient des raies qui avaient été modifiées afin de leur conférer l’allure d’êtres fabuleux et qu’il n’existaient pas en tant que tels plus que les faux spécimens d’hydres à sept têtes. Le célèbre entrepreneur de spectacles Phineas Barnum prolongea la tradition au XIXème siècle en exhibant de telles "sirènes de Fiji" dans ses galeries de phénomènes.

Carcasse séchée de poisson-guitare, un genre de raie préparé par les Extrême-Orientaux pour lui donner l'allure d'un être aquatique présentant des traits humanoïdes - les yeux apparents correspondent en fait aux narines du Chondrichtyen.

Une sirène présentée dans son attraction foraine par Barnum, dans la lignée des montages taxidermistes fabriqués en Asie et vendus aux marins occidentaux naïfs. 

    Peu à peu, à la fin de la Renaissance, les naturalistes entreprirent d'expurger de leurs ouvrages les animaux fantastiques, en retranchant les êtres les plus fantasques d'origine mythologique et légendaires comme la Vouivre, ainsi que les autres animaux magiques comme le Basilic et le Phénix, puis finalement en supprimèrent toutes les formes de dragons. Ils finirent par concevoir le plus grand scepticisme à l'égard de toute créature exotique qui pouvait sembler trop exubérante et ainsi dénièrent l'existence à un animal bien réel, l'ornithorynque découvert par George Shaw, assurant que le spécimen naturalisé surnommé "taupe aquatique" qui ressemblait trop manifestement à un castor pourvu d'un bec de canard ne pouvait être qu'un montage réalisé par un taxidermiste, et même Charles Darwin ne pouvait se résoudre à admettre qu'il s'agissait bien d'un animal unique et non de deux. L'hypothèse d'un canular paraissait évidente jusqu'à ce que de nouvelles observations d'animaux vivants dans leur milieu naturel fassent entrer définitivement l'espèce dans les traités de zoologie. L'animal s'avéra d'autant plus étonnant qu'il pond des œufs, cas unique chez les mammifères avec ses parents les Echidnés insectivores. Il est vrai qu'à l'époque, même si l'idée de séries naturelles postulait que la nature déclinait tous les types de créatures au travers de formes intermédiaires, le paradigme de l'évolution n'était pas encore théorisé, lequel permet à la fois de mieux appréhender les adaptations (le bec de l'ornithorynque, similaire à celui du canard et des dinosaures anatosaures, est un caractère dérivé tout comme celui des échidnés qui n'était pas présent chez leurs ancêtres à l'allure de mammifères plus classiques) et l'archaïsme de l'oviparité, les premiers mammifères descendants de reptiles pondaient originellement des œufs comme leurs ancêtres. Le paléontologue et anatomiste britannique Richard Owen n'hésita pas à faire tuer un grand nombre d'ornithorynques pour vérifier les dires des Aborigènes sur leur mode de reproduction et se fit envoyer des œufs, mais certains étaient faux et d'autres provenaient de serpents. En 1884, le naturaliste écossais William Hay Cadwell apporta finalement la preuve de l'oviparité de l'animal en abattant une femelle qui était en train de pondre dans son terrier. Le remarquable fossile vivant aura chèrement payé l'incrédulité des zoologistes. 


Le canular qui n'en était pas un : premières représentations de l'ornithorynque par le Gouverneur George Hunters en 1797 (au-dessus) et par George Shaw en 1809.

Illustration en couleurs montrant les deux types de mammifères ovipares, un échidné en haut et l'ornithorynque en bas.

    Par contre, un coati édenté et rayé, petit carnivore au museau pointu d'Amérique du Sud apparenté au raton-laveur, a été vendu au naturaliste Buffon comme étant une nouvelle espèce de fourmilier, et celui-ci l'a donc présenté comme tel dans son Histoire naturelle en 1753. Il n'existe en vérité que trois espèces, le fourmilier géant ou tamanoir, le fourmilier nain ou myrmidon, et le véritable tamandua, de taille intermédiaire, dont le pelage est noir et blanc à l'instar du grand panda de Chine, et nullement rayé comme cette fausse quatrième espèce.

Si l'ornithorynque naturalisé correspondait à un véritable mammifère d'un genre tout à fait particulier, le tamandua rayé de Buffon résultait bien lui d'une manipulation d'un taxidermiste.

    Jean-Jacques Audubon, célèbre ornithologiste et peintre naturaliste américain d'origine française du XIXème siècle,  s'est amusé à inventer une dizaine d'espèces de poissons et une dizaine d'espèces de rongeurs imaginaires, mais pas extravagants, pour piéger facétieusement son collègue Constantin Samuel Rafinesque qui lui avait précédemment cassé son violon en attrapant une nouvelle espèce de chauve-souris. Cette manipulation dont il fut la victime conduisit à son bannissement des publications scientifiques, un discrédit qui avait déjà été amorcé après la publication en 1819 de son livre affirmant l'existence du Grand serpent de mer. 


Représentations de rongeurs par Rafinesque en 1818 donnant corps à de fausses allégations du célèbre Audubon - ce dernier ne prenait pas quant à lui le risque de l'approximation, tuant un nombre considérable d'oiseaux pour les représenter avec la plus grande exactitude, quitte à risquer de causer l'extinction d'espèces rares, comme le relève un de ses biographes, Duff Hart-Davis.

    Une autre créature marine fort douteuse fut évoquée durant plusieurs siècles par des naturalistes, désignée sous l'appellation de singe de mer, à l'existence de laquelle ils accordaient apparemment crédit. On a évoqué plus haut que le naturaliste suisse du XVIème siècle Conrad Gessner incluait à l'occasion dans sa revue encyclopédique de 1551-1558 un certain nombre de créatures notoirement mythiques, notamment des humanoïdes et semi-humanoïdes marins. Parmi ces êtres plutôt fantasques figure aussi un dénommé singe de mer, Simia marina. Certaines illustrations s'y rapportant font irrésistiblement penser à une chimère, un poisson cartilagineux des profondeurs représentant d'un groupe voisin des Sélaciens - ces derniers rassemblant les requins et les raies, et on peut considérer que cette illustration la représente très probablement. Une variété, Simia marina danica, présente un atour plus énigmatique ; si la gueule peut évoquer celle d'un requin, l'être est pourvu de deux bras griffus anthropomorphes. Ces deux formes sont aussi présentées dans les ouvrages du médecin et naturaliste suisse Félix Flatter et au XVIIème siècle du naturaliste polonais Jon Johnston.

        Lors de la Seconde Expédition Bering, le médecin et naturaliste Georg Wilhem Steller, qui a décrit avec précision un certain nombre d'espèces dont deux furent par la suite chassées jusqu'à l'extinction, la rythine ou vache marine géante et un cormoran aptère, observa durant deux heures le 10 août 1741 au large des îles Shumagin une créature qu'il qualifia également de singe de mer, la rapprochant du singe marin danois de Gessner. L'animal présentait une tête proche de celle d'un chien avec deux oreilles pointues, deux grands yeux, la bouche encadrée de longs poils et le corps était oblong, dépourvu de nageoires antérieures, et doté d'une queue asymétrique. Il est fort vraisemblable qu'il se soit agi d'une otarie à fourrure aux nageoires pectorales tenues près du corps, voir d'un individu malformé ou mutilé par un prédateur, mais on peut néanmoins s'étonner que le naturaliste avisé ne l'ait pas envisagé comme un représentant de cette espèce. En juin 1965, l'écrivain et naturaliste anglais Miles Smeeton qui se trouvait à son tour près des îles aléoutiennes a aussi aperçu une créature marine de taille moyenne extrêmement poilue et sa fille Clio qui a croisé son regard d'un coté du bateau évoque également une tête similaire à celle d'un chien avec des yeux plus rapprochés que ceux d'un phoque. En dépit de la forte présomption que ces observations se rapportent à un pinnipède, le "singe marin danois" de Gessner dont le naturaliste réputé Steller a confirmé l'existence n'a pu être identifié formellement.

Représentations du singe marin de Gessner, et en-dessus, sa variante danoise semi-anthropomorphe.

  Des musées comme celui d'Edimburg en Ecosse possèdent en revanche des exemplaires naturalisés d'une autre créature aquatique velue, celle de la truite à fourrure du Canada. Ce poisson recouvert d'une épaisse toison, identifié comme Salmo trutta dermopila, était censé vivre en Islande ainsi que dans la partie septentrionale de l'Amérique du Nord. Son existence a pu être envisagée sérieusement du XVIIIème siècle jusqu'à 1930, lorsque l'anthropologue et reporter Robert Ripley a pu remonter jusqu'à un taxidermiste canadien qui cousait de la fourrure de lapin sur des poissons séchés.

Un exemple de la fausse truite à fourrure.

    Il est toujours un peu facile de considérer avec condescendance voire raillerie les erreurs du passé, sans tenir compte du contexte de l'époque. On s'est efforcé de nuancer ici quelque peu la crédulité des naturalistes de l'Antiquité romaine et de la Renaissance. Quant aux naturalistes plus récents qui ont été abusés par des faux, il faut reconnaître que ces derniers n'étaient pas aussi invraisemblables compte tenu de la diversité du vivant. La truite arc-en-ciel peut à présent faire sourire, et il n'existe certes pas véritablement de poissons pourvus de pilosité, mais le poisson-grenouille strié (Antennarius striatus) possède des excroissances cutanées évoquant de longs poils filamenteux ; de même, le mâle chargée de protéger la ponte de la grenouille poilue (Tridobatrachus robustus), qu'on trouve sur la partie sud-ouest de l'Afrique, est pourvu sur les côtés de l'abdomen et l'arrière des cuisses de fines excroissances de peau très vascularisées qui permettent d'accroître les échanges pour une meilleure absorption de l'oxygène, ce qui lui confère une apparence qui pourrait aisément faire passer un individu mort pour une autre de ces fraudes imputables à des taxidermistes fallacieux - à noter que comme les autres membres de la famille des Arthroleptidés, ces parents des grenouilles représentent aussi le seul exemple de Vertébrés dont les griffes sont constituées d'os.


Ce poisson donne véritablement l'impression d'être couvert d'une fourrure et la "grenouille poilue" existe réellement.

    Rafinesque ne fut pas le seul naturaliste dont la carrière scientifique fut sabordée par une manipulation ourdie par un collègue, on en verra une autre illustration dans la deuxième partie de cet article qui se penchera sur la fantaisie dans les sciences étudiant l'histoire de la vie du passé.

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A SUIVRE : Quand la reconstitution de l'histoire de la vie passée n'échappe pas à l'approximation.