mercredi 1 février 2023

Récits fantasques de voyages et taxidermie douteuse


QUAND L'HISTOIRE NATURELLE SE PIQUE DE FANTAISIE, 1ère partie

Ce site s'intéresse aux créatures les plus étranges, dans la réalité comme dans la fiction, et elles se rejoignent plus que jamais dans ce premier article d'une nouvelle série. 


La vision de l'astre issu d'une assiette anglaise.

    L'astronome Etienne Klein a récemment défrayé la chronique scientifique en publiant le cliché d'une étoile, Proxima du Centaure, qu'il a finalement révélé n'être autre… qu'une tranche de chorizo ! Saisissant raccourci des correspondances entre macrocosme et microcosme évoquées par les cosmogonies antiques, mais aussi rappel que de tous temps, les sciences de la nature ont été associées à des fantaisies diverses et même à des canulars délibérés.

Le facétieux astronome français Etienne Klein, qui a finalement fait montre de contrition pour avoir abusé de la crédulité générale en appuyant de sa notoriété sa fausse photo spatiale.

     C'est dans l'Antiquité grecque que débute la science moderne, c'est à dire l'étude de la nature basée sur l'observation des faits et les déductions élaborées en usant de la raison. Si Hippocrate et Galien instaurent les bases de la médecine, le philosophe disciple de Platon et naturaliste Aristote augure brillamment l'Histoire naturelle. Non seulement, il ne décrit le monde animal qu'au travers de ses observations et du recueil des faits qu'il juge vraisemblables, mais il exprime aussi des vues si incroyablement en avance sur son époque qu'en dépit du respect qu'il inspirera dans tout l'Occident jusqu'au Siècle des Lumières, ses successeurs peineront à en reconnaître la validité, les Cétacés comme apparentés aux Mammifères et, plus étonnant encore, les éponges considérées comme des animaux.


    Quand la zoologie se mêle à l'imaginaire

    Lorsque la Grèce est conquise et assimilée par l'Empire romain, le prestige d'Aristote demeure inchangé et le naturaliste Pline l'Ancien le tient pour son inspirateur. Néanmoins, ce grand érudit de son époque va faire preuve de moins de rigueur que son illustre prédécesseur, en se montrant bien plus réceptifs aux récits débridés d'autres auteurs de l'ancienne Grèce tel Ctésias et aux inventions fantasques des voyageurs des contrées lointaines comme l'affirmation saugrenue qu'en Syrie, les serpents ne mordent que les étrangers. Il mentionne de la sorte l'existence de peuples fantastiques, dont la postérité se poursuivra au Moyen-âge, dans le livre VII portant sur l'homme, de même que des hommes marins dans le livre IX consacré aux animaux aquatiques, ainsi que des dragons et un cheval ailé éthiopien dans le livre VIII traitant des animaux terrestres. Néanmoins, dans le livre X dévolu aux oiseaux, il affirme finalement ne pas croire à l'existence des chevaux ailés, des griffons et des sirènes (lesquelles étaient à l'époque représentées comme des femmes à tête d'oiseau comparables aux harpies et non pourvues d'une queue de poisson comme les tritons commensaux de Neptune).

Représentation de Pline l'Ancien prenant des notes sur l'explosion du Vésuve dans ses derniers instants, dans la série en bande dessinée en onze volumes des Japonais Mari Yamazaki et Miki Tori ; cet amour pour l'histoire naturelle lui sera fatal dans les mêmes circonstances qu'un couple de volcanologues pourtant expérimentés, les époux Kraft, qui ont perdu la vie en 1991, en observant l'éruption du volcan Unzen au Japon. 

Dans la même bande dessinée, représentation d'un humanoïde marin tels ceux inclus par le naturaliste dans son traité sur les animaux aquatiques. 

    Quand au Moyen-âge, des religieux, seuls lettrés de l'époque, prennent quelque liberté avec leur charge en délaissant le théologique et le liturgique pour rédiger des écrits profanes s'intéressant notamment à la Nature, ils unissent Aristote et Pline l'Ancien dans une même admiration indiscriminée et comme les premiers naturalistes qui les rejoignent dans la discipline, reprennent les éléments fantaisistes du second et, à son exemple, accordent crédit aux êtres chimériques de la mythologie gréco-romaine comme le sphinx et la Chimère et aux récits les moins rigoureux rapportés des terres les plus éloignées, l'Afrique, l'Asie puis finalement les Amérique. Ainsi Ulisse Aldovandri, surnommé le Pline de la Renaissance, recense les êtres les plus fantasmagoriques, mais comme son modèle émet à l'occasion des doutes sur la vraisemblance d'une partie au moins des créatures fabuleuses. Edward Topsell inclut au XVIème siècle dans son Histoire naturelle des bêtes quadrupèdes le sphinx, le dragon, la licorne et d'autres êtres mythologiques à la suite du Suisse Gessner et de Thomas Moufet. Dans la tradition des polygraphes, ces auteurs s'attachent à être les plus complets possibles dans leurs traités encyclopédiques en compilant les ouvrages de leurs prédécesseurs respectés, et en citant les référence mythologiques du sujet en complément des chapitres réellement scientifiques.

Une planche de L'Histoire naturelle des quadrupèdes de Jan Jonston, médecin du XIIème siècle, qui fait figurer un griffon au même titre qu'un porcin et qu'un hippopotame dans son traité zoologique.

Portrait d'Ulisse Aldrovandi, naturaliste italien, dit le "Pline de la Renaissance".

Un des premiers faux reconnus comme tel : la plus ancienne collection de reptiles et d’amphibiens, constituée par Aldrovandi, incluait deux crapauds à longue queue qu’il savait être des faux, l’appendice ayant manifestement été créé avec la peau d’un autre individu et des dents de mammifère ayant été ajoutés dans la bouche pour lui conférer un air plus féroce – en théorie, l’existence d’une telle créature n’est pourtant pas impossible, les têtards étant pourvus d’une queue et la néoténie est un phénomène rare caractérisé par la permanence accidentelle de caractères larvaires (en haut, un des deux spécimens naturalisés, en dessous, une reproduction dans l'ouvrage que le naturaliste a publié en 1645 à Bologne - laquelle pourra quelque peu évoquer au lecteur moderne l'allure d'un batracien qui vécut au Permien, Diadectes).

   En ce qui concerne les êtres qui sont à l'occasion présentés comme davantage vraisemblables, il importe de considérer le contexte à l'origine de leur évocation. Si les croyances magiques reculent alors chez les érudits, ces auteurs ne rejettent pas pour autant les prodiges les plus extraordinaires, comme le fameux chirurgien de la Renaissance Ambroise Paré, ceux-ci n'étant pas niés mais expliqués dans le cadre du christianisme par l'action de Dieu ou du Diable, de sorte que c'est paradoxalement à la Renaissance que l'on se met le plus à redouter les loups-garous, la métamorphose n'étant plus imputée aux facultés de chamans mais à l'action de Satan invoqué par des sorciers. 

Les auteurs de la Renaissance reprennent dans leurs traités les êtres mythiques de l'Antiquité comme Ulisse Aldrovandi avec ce satire, mais dans le cadre du monothéisme chrétien et de la refondation de l'Histoire naturelle comme discipline, celui-ci n'est plus le Dieu Pan mais un genre d'homme sauvage aux traits hybrides témoignant de la variété de la nature.

    De plus, nombre d'auteurs n'ont pu voir directement les bêtes des contrées lointaines - le gorille ne sera réellement identifié qu'au début de la seconde moitié du XIXème siècle lorsqu'un spécimen sera abattu - et il existe une certaine tendance à anthropomorphiser les traits de la face des animaux, de sorte que le sphinx qui est présenté comme un primate à tête humaine s'apparente à un singe et que la manticore d'Edward Topsell à tète et oreilles d'homme, triple mâchoire et corps de lion, apparaît finalement moins comme un genre de chimère de l'Antiquité, d'autant qu'il en retranche la queue de scorpion mentionnée par Pline, que comme une interprétation un peu libre du tigre - quand à la bête inconnue du nouveau monde, aussi anthropomorphe qu'en soit la restitution de sa face, les petits juchés sur son dos signent incontestablement une femelle opossum. Ulisse Aldovrandri inclut dans sa somme zoologique le basilic fabuleux qu'il dépeint d'abord comme un serpent à huit pattes et à tête de coq ; le caractère d'oiseau prendra par la suite le dessus dans sa description de la créature alors représentée comme un coq avec une longue queue serpentine lisse lui conférant une allure moins implausible - certains dinosaures coureurs avaient une silhouette assez similaireLes dragons cracheurs de feu sont figurés dans les ouvrages de zoologie de l'époque comme s'apparentant à de très grands sauriens - l'idée qu'ils tuent des éléphants n'était d'ailleurs pas absurde, on pouvait en théorie s'attendre à ce que les plus grands mammifères terrestres aient aussi des prédateurs, comme l'a prouvé par la suite l'existence des grands félins à dents de sabre récemment éteints, tout comme les grands dinosaures végétariens qui étaient chassés par des dinosaures carnivores. De la même façon, on croyait aussi à l'époque qu'il existait des pythons, serpents capables de distendre leur mâchoire et leur estomac, suffisamment grands pour engloutir ces pachydermes, et la paléontologie a récemment découvert en Amazonie les restes de Titanoboa, un serpent constricteur bien plus grand que l'immense anaconda actuel. L'hydre de Topsell et de Seba, pour aussi fantastique qu'elle soit, semblant directement issue de la légende des Douze travaux d'Hercule, est en fait considérée sous un angle rationnel en étant rapporté à quelques cas de serpents à deux têtes. Ainsi, si les ouvrages des polygraphes et naturalistes médiévaux semblent compiler sans esprit critique les légendes et récits de voyage fantaisistes, les créatures les plus extravagantes s'appuient souvent en réalité sur des malformations tératologiques comme divers monstres rapportés par Pierre de Boistuau et Ambroise Paré, ou par une retranscription quelque peu approximative de véritables animaux de contrées exotiques. On voit donc qu'avant de récuser complétement l'existence des êtres mythiques, les auteurs se sont efforcés de les naturaliser, de les évoquer en retranchant leurs aspects les plus incroyables comme les pouvoirs magiques qui leur étaient prêtés, pour en faire des variations de la nature sur lesquelles il n'était pas absurde qu'un esprit rationnel puisse se pencher.


La manticore vue par le naturaliste britannique Edward Topsell et en dessous, sa bête du Nouveau Monde dont le faciès est fort approximatif, mais la position de sa progéniture ne laisse guère de doute sur sa véritable identité.

        

      Vrais et faux animaux naturalisés

    Enfin, il faut reconnaître que cette propension à viser l'exhaustivité au risque d'amalgamer des sources douteuses est encouragée par des contemporains malicieux. D'une part, les grands voyageurs en rajoutent dans les descriptions fantasmagoriques afin d'impressionner leurs auditoires, mêlant à l'exotisme et au caractère déjà extraordinaire de la nature ce qui relève visiblement de la pure invention, comme les hommes sans tête appelés Blemmyes ou plus simplement Acéphales, et même le célèbre Marco Polo rapporta avoir observé au cours de son voyage vers la Chine des hommes à têtes de chien.

Représentants de peuples fantastiques évoqués par le célèbre voyageur Marco Polo : blemmie, sciapode et cyclope.

    D'autre part, les Extrême-Orientaux estimant crédules les marins qui accostaient en leurs pays trouvèrent le moyen de leur vendre les corps séchés de sélaciens présentés comme les restes de petits humanoïdes marins qui impressionnèrent les naturalistes ayant l'occasion de les examiner, puis allèrent plus loin dans la contrefaçon en fabriquant des momies de sirènes, combinant la partie supérieure de singes avec l'arrière du corps d'un poisson. Ulisse Aldrovandi savait que les dragons naturalisés ramenés d’Extrême-Orient étaient des raies qui avaient été modifiées afin de leur conférer l’allure d’êtres fabuleux et qu’il n’existaient pas en tant que tels plus que les faux spécimens d’hydres à sept têtes. Le célèbre entrepreneur de spectacles Phineas Barnum prolongea la tradition au XIXème siècle en exhibant de telles "sirènes de Fiji" dans ses galeries de phénomènes.

Carcasse séchée de poisson-guitare, un genre de raie préparé par les Extrême-Orientaux pour lui donner l'allure d'un être aquatique présentant des traits humanoïdes - les yeux apparents correspondent en fait aux narines du Chondrichtyen.

Une sirène présentée dans son attraction foraine par Barnum, dans la lignée des montages taxidermistes fabriqués en Asie et vendus aux marins occidentaux naïfs. 

    Peu à peu, à la fin de la Renaissance, les naturalistes entreprirent d'expurger de leurs ouvrages les animaux fantastiques, en retranchant les êtres les plus fantasques d'origine mythologique et légendaires comme la Vouivre, ainsi que les autres animaux magiques comme le Basilic et le Phénix, puis finalement en supprimèrent toutes les formes de dragons. Ils finirent par concevoir le plus grand scepticisme à l'égard de toute créature exotique qui pouvait sembler trop exubérante et ainsi dénièrent l'existence à un animal bien réel, l'ornithorynque découvert par George Shaw, assurant que le spécimen naturalisé surnommé "taupe aquatique" qui ressemblait trop manifestement à un castor pourvu d'un bec de canard ne pouvait être qu'un montage réalisé par un taxidermiste, et même Charles Darwin ne pouvait se résoudre à admettre qu'il s'agissait bien d'un animal unique et non de deux. L'hypothèse d'un canular paraissait évidente jusqu'à ce que de nouvelles observations d'animaux vivants dans leur milieu naturel fassent entrer définitivement l'espèce dans les traités de zoologie. L'animal s'avéra d'autant plus étonnant qu'il pond des œufs, cas unique chez les mammifères avec ses parents les Echidnés insectivores. Il est vrai qu'à l'époque, même si l'idée de séries naturelles postulait que la nature déclinait tous les types de créatures au travers de formes intermédiaires, le paradigme de l'évolution n'était pas encore théorisé, lequel permet à la fois de mieux appréhender les adaptations (le bec de l'ornithorynque, similaire à celui du canard et des dinosaures anatosaures, est un caractère dérivé tout comme celui des échidnés qui n'était pas présent chez leurs ancêtres à l'allure de mammifères plus classiques) et l'archaïsme de l'oviparité, les premiers mammifères descendants de reptiles pondaient originellement des œufs comme leurs ancêtres. Le paléontologue et anatomiste britannique Richard Owen n'hésita pas à faire tuer un grand nombre d'ornithorynques pour vérifier les dires des Aborigènes sur leur mode de reproduction et se fit envoyer des œufs, mais certains étaient faux et d'autres provenaient de serpents. En 1884, le naturaliste écossais William Hay Cadwell apporta finalement la preuve de l'oviparité de l'animal en abattant une femelle qui était en train de pondre dans son terrier. Le remarquable fossile vivant aura chèrement payé l'incrédulité des zoologistes. 


Le canular qui n'en était pas un : premières représentations de l'ornithorynque par le Gouverneur George Hunters en 1797 (au-dessus) et par George Shaw en 1809.

Illustration en couleurs montrant les deux types de mammifères ovipares, un échidné en haut et l'ornithorynque en bas.

    Par contre, un coati édenté et rayé, petit carnivore au museau pointu d'Amérique du Sud apparenté au raton-laveur, a été vendu au naturaliste Buffon comme étant une nouvelle espèce de fourmilier, et celui-ci l'a donc présenté comme tel dans son Histoire naturelle en 1753. Il n'existe en vérité que trois espèces, le fourmilier géant ou tamanoir, le fourmilier nain ou myrmidon, et le véritable tamandua, de taille intermédiaire, dont le pelage est noir et blanc à l'instar du grand panda de Chine, et nullement rayé comme cette fausse quatrième espèce.

Si l'ornithorynque naturalisé correspondait à un véritable mammifère d'un genre tout à fait particulier, le tamandua rayé de Buffon résultait bien lui d'une manipulation d'un taxidermiste.

    Jean-Jacques Audubon, célèbre ornithologiste et peintre naturaliste américain d'origine française du XIXème siècle,  s'est amusé à inventer une dizaine d'espèces de poissons et une dizaine d'espèces de rongeurs imaginaires, mais pas extravagants, pour piéger facétieusement son collègue Constantin Samuel Rafinesque qui lui avait précédemment cassé son violon en attrapant une nouvelle espèce de chauve-souris. Cette manipulation dont il fut la victime conduisit à son bannissement des publications scientifiques, un discrédit qui avait déjà été amorcé après la publication en 1819 de son livre affirmant l'existence du Grand serpent de mer. 


Représentations de rongeurs par Rafinesque en 1818 donnant corps à de fausses allégations du célèbre Audubon - ce dernier ne prenait pas quant à lui le risque de l'approximation, tuant un nombre considérable d'oiseaux pour les représenter avec la plus grande exactitude, quitte à risquer de causer l'extinction d'espèces rares, comme le relève un de ses biographes, Duff Hart-Davis.

    Une autre créature marine fort douteuse fut évoquée durant plusieurs siècles par des naturalistes, désignée sous l'appellation de singe de mer, à l'existence de laquelle ils accordaient apparemment crédit. On a évoqué plus haut que le naturaliste suisse du XVIème siècle Conrad Gessner incluait à l'occasion dans sa revue encyclopédique de 1551-1558 un certain nombre de créatures notoirement mythiques, notamment des humanoïdes et semi-humanoïdes marins. Parmi ces êtres plutôt fantasques figure aussi un dénommé singe de mer, Simia marina. Certaines illustrations s'y rapportant font irrésistiblement penser à une chimère, un poisson cartilagineux des profondeurs représentant d'un groupe voisin des Sélaciens - ces derniers rassemblant les requins et les raies, et on peut considérer que cette illustration la représente très probablement. Une variété, Simia marina danica, présente un atour plus énigmatique ; si la gueule peut évoquer celle d'un requin, l'être est pourvu de deux bras griffus anthropomorphes. Ces deux formes sont aussi présentées dans les ouvrages du médecin et naturaliste suisse Félix Flatter et au XVIIème siècle du naturaliste polonais Jon Johnston.

        Lors de la Seconde Expédition Bering, le médecin et naturaliste Georg Wilhem Steller, qui a décrit avec précision un certain nombre d'espèces dont deux furent par la suite chassées jusqu'à l'extinction, la rythine ou vache marine géante et un cormoran aptère, observa durant deux heures le 10 août 1741 au large des îles Shumagin une créature qu'il qualifia également de singe de mer, la rapprochant du singe marin danois de Gessner. L'animal présentait une tête proche de celle d'un chien avec deux oreilles pointues, deux grands yeux, la bouche encadrée de longs poils et le corps était oblong, dépourvu de nageoires antérieures, et doté d'une queue asymétrique. Il est fort vraisemblable qu'il se soit agi d'une otarie à fourrure aux nageoires pectorales tenues près du corps, voir d'un individu malformé ou mutilé par un prédateur, mais on peut néanmoins s'étonner que le naturaliste avisé ne l'ait pas envisagé comme un représentant de cette espèce. En juin 1965, l'écrivain et naturaliste anglais Miles Smeeton qui se trouvait à son tour près des îles aléoutiennes a aussi aperçu une créature marine de taille moyenne extrêmement poilue et sa fille Clio qui a croisé son regard d'un coté du bateau évoque également une tête similaire à celle d'un chien avec des yeux plus rapprochés que ceux d'un phoque. En dépit de la forte présomption que ces observations se rapportent à un pinnipède, le "singe marin danois" de Gessner dont le naturaliste réputé Steller a confirmé l'existence n'a pu être identifié formellement.

Représentations du singe marin de Gessner, et en-dessus, sa variante danoise semi-anthropomorphe.

  Des musées comme celui d'Edimburg en Ecosse possèdent en revanche des exemplaires naturalisés d'une autre créature aquatique velue, celle de la truite à fourrure du Canada. Ce poisson recouvert d'une épaisse toison, identifié comme Salmo trutta dermopila, était censé vivre en Islande ainsi que dans la partie septentrionale de l'Amérique du Nord. Son existence a pu être envisagée sérieusement du XVIIIème siècle jusqu'à 1930, lorsque l'anthropologue et reporter Robert Ripley a pu remonter jusqu'à un taxidermiste canadien qui cousait de la fourrure de lapin sur des poissons séchés.

Un exemple de la fausse truite à fourrure.

    Il est toujours un peu facile de considérer avec condescendance voire raillerie les erreurs du passé, sans tenir compte du contexte de l'époque. On s'est efforcé de nuancer ici quelque peu la crédulité des naturalistes de l'Antiquité romaine et de la Renaissance. Quant aux naturalistes plus récents qui ont été abusés par des faux, il faut reconnaître que ces derniers n'étaient pas aussi invraisemblables compte tenu de la diversité du vivant. La truite arc-en-ciel peut à présent faire sourire, et il n'existe certes pas véritablement de poissons pourvus de pilosité, mais le poisson-grenouille strié (Antennarius striatus) possède des excroissances cutanées évoquant de longs poils filamenteux ; de même, le mâle chargée de protéger la ponte de la grenouille poilue (Tridobatrachus robustus), qu'on trouve sur la partie sud-ouest de l'Afrique, est pourvu sur les côtés de l'abdomen et l'arrière des cuisses de fines excroissances de peau très vascularisées qui permettent d'accroître les échanges pour une meilleure absorption de l'oxygène, ce qui lui confère une apparence qui pourrait aisément faire passer un individu mort pour une autre de ces fraudes imputables à des taxidermistes fallacieux - à noter que comme les autres membres de la famille des Arthroleptidés, ces parents des grenouilles représentent aussi le seul exemple de Vertébrés dont les griffes sont constituées d'os.


Ce poisson donne véritablement l'impression d'être couvert d'une fourrure et la "grenouille poilue" existe réellement.

    Rafinesque ne fut pas le seul naturaliste dont la carrière scientifique fut sabordée par une manipulation ourdie par un collègue, on en verra une autre illustration dans la deuxième partie de cet article qui se penchera sur la fantaisie dans les sciences étudiant l'histoire de la vie du passé.

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A SUIVRE : Quand la reconstitution de l'histoire de la vie passée n'échappe pas à l'approximation.


lundi 2 janvier 2023

UN CRÉATEUR DE MONSTRES À LA CARRIÈRE FULGURANTE

Christopher Tucker au travail sur sa création la plus célèbre, l'Homme-éléphant.

    Le maquilleur britannique Christopher Tucker est décédé le 14 décembre 2022 à l’âge de 81 ans. Professionnel estimé, sa carrière de créateur de monstres fut pourtant bien éphémère, quelque peu à la manière de l’artiste Dale Kuipers auquel il a été rendu hommage précédemment.

    Comme Stan Winston, dont la disparition est à l’origine de ce blog, Christopher Tucker ne se destinait pas initialement au métier de maquilleur ; tandis que le premier rêvait d’être acteur et n’envisageait le maquillage que comme une source de revenus provisoire, le second espérait devenir chanteur d’opéra. Aucune de ces ambitions ne fut pleinement réalisée mais les deux artistes parvinrent à un niveau d’excellence qui les consacra comme grand nom de leur nouvelle discipline.

    Alors qu’il désirait faire partie de la distribution de l’opéra Rigoletto, il commença à élaborer de faux nez avec suffisamment de réussite pour qu’en 1974, sa carrière de chanteur d’opéra déclinant, il décide de se consacrer pleinement à la profession de maquilleur. Il étendit ses services à de faux crânes chauves et de fausses dentitions, étant accepté par l’union syndicale et fournissant des compagnies théâtrales avant d’œuvrer pour la télévision, se formant à partir de quelques ouvrages professionnels et expérimentant avec de nouveaux matériaux au lieu de la mousse de latex afin de se rapprocher davantage de l’apparence de la chair humaine. Dès 1970, il est chargé des maquillages du film Jules César (Julius Caesar). En 1975-76, il seconde Stuart Freeborn pour la création de personnages extraterrestres devant côtoyer les acteurs de la séquence du bar intergalactique de La Guerre des étoiles (Star Wars : A New Hope), avant que d’autres maquilleurs comme Rick Baker n’en ajoutent de nouveaux pour des plans complémentaires.

Christopher Tucker à côté de Nick Maley, au milieu de leurs extraterrestres conçus pour La guerre des étoiles (Star Wars : A New Hope).

    Durant l’été 1976, il conçut sa version du maquillage pour le personnage maudit d’une adaptation du Bossu de Notre-Dame (The Hunchback of Notre Dame) coproduite par les chaînes BBC et NBC, mais la bosse fut largement dissimulée par le costume du personnage tandis que les mains déformées ne furent pas utilisées faute de temps. Simultanément, Tucker conçut différents stades de vieillissement pour les principaux acteurs d’une autre série I, Claudius, incluant de faux cous nécessités par les tenues romaines courtes. Pour une publicité mettant en scène le Bossu de Notre Dame, il créa à la demande des auteurs un œil déformé mécanique capable de cligner, assez saisissant pour que l’autorité indépendante en charge des programmes exige de larges coupes d’un résultat jugé trop dérangeant, et il en alla de même pour sa créature de Frankenstein conçue pour une autre publicité.


Le Quasimodo à l'œil mécanisé pour une publicité. 


En 1978, le maquilleur britannique change Gregory Peck en Josef Mengele pour le film Ces garçons qui venaient du Brésil (Boys who came from Brazil) d’après le roman d’Ira Levin dans lequel le célèbre expérimentateur sadique du IIIème Reich exilé en Amérique du Sud s’atèle à produire des clones de Hitler. L'année suivante, il a créé des répliques de la tête de l'acteur Harvey Keitel pour le film de science-fiction horrifique Saturn 3.

    Le deuxième film de David Lynch va apporter à Chrisopher Tucker une consécration mondiale avec sa recréation pour le film Elephant Man (The Elephant Man) de l’apparence de Joseph dit John Merrick, un Britannique victime d’une maladie lui ayant conféré une apparence très altérée au point qu’il se produisait dans les foires du XIXème siècle en tant que "phénomène humain". Tucker eut l’occasion de travailler à partir de sa dépouille conservée au British Museum et avec l’interprétation de John Hurt, la dimension humaine de ce destin hors-norme est délicatement retranscrite, convoquant l’émotion avec une certaine retenue – même si le film est une version romancée, à partir des mémoires du Docteur Treves (Anthony Hopkins) qui se donne le rôle du bon samaritain.


Christopher Tucker peaufine son maquillage pour Elephant Man.

Un film qui restaure toute sa dignité à l'infortuné John Merrick.

Les aléas du cinéma

    Christopher Tucker conçut les maquillages des trois protagonistes principaux de La Guerre du feu (Quest for Fire), cette évocation de l’aube de l’Humanité réalisée par Jean-Jacques Annaud. Il avait aussi réalisé des prothèses dentaires pour conférer une allure préhistorique à des dizaines de figurants taillés comme des catcheurs lorsque finalement, la production préféra s’orienter sur des danseurs, et son contrat prenant fin, toute cette partie de son travail demeura inutilisable, même si elle servit de référence à l‘équipe canadienne qui lui succéda. Pour la comédie Monty Python : le sens de la vie (Monty Python's The Meaning of Life), il fit enfler démesurément un personnage de goinfre interprété par Terry Jones, Mr Creosote.

Le gargantuesque et peu ragoûtant Monsieur Creosote dans le film Monty Python.

    Le maquilleur devait être le maître d’œuvre des effets spéciaux de maquillage du flm Krull. Il conçut notamment une tête de cyclope à l’œil radiocommandé et devait mettre son expérience du vieillissement à profit pour le personnage de la Veuve de la Toile. Néanmoins, le projet connait des atermoiements dus notamment à la concurrence – le film devait initialement s’intituler Les dragons de Krull, mais la sortie du Dragon du lac de feu (Dragonslayer) a incité à bannir la créature mythique, et la Gorgone Méduse du Choc des Titans (Clash of the Titans) au long corps reptilien a conduit à abandonner une créature tenant de Mélusine à la morphologie serpentiforme trop similaire. Le maquilleur se lasse et préfère quitter le projet, que mènera à bien son collègue Nick Maley.


Le cyclope barbu aux allures de Polyphème créé par Christopher Tucker pour Krull.

    La Compagnie des loups (Company of Wolves) laisse augurer d’un festival d’effets spéciaux, et le maquilleur compte bien renouveler l’apparition des loups-garous à l’écran. Dans une séquence utilisant une fausse tête très réaliste, une langue démesurée puis la tête d'un loup surgit de la bouche d’un personnage. Malheureusement, la scène qui devait être la plus spectaculaire, celle d’un homme se dépouillant de sa peau pour "laisser littéralement voir le loup qui est en lui", est en grande partie édulcorée par le réalisateur, ne permettant pas d’apprécier la transformation graduelle de la musculature pour devenir celle du carnivore au travers de différents modèles mécanisés.


Christopher Tucker et un lycanthrope de La Compagnie des loups (Company of Wolves).

Une fausse tête très convaincante.


Le loup s'extirpe de son déguisement humain.


Christopher Tucker prépare le buste de l'écorché contrôlé par câbles.


La suite de la métamorphose devait employer un corps de loup mécanisé ; au-dessous, l'assistante et épouse de Christopher Tucker Sinikka Ikaheimo avec le modèle sur le plateau de tournage.

    David Lynch fait de nouveau appel à lui pour son adaptation du roman Dune. Il lui demande de concevoir un stade de mutation intermédiaire pour les Navigateurs, ces humains gorgés d’épice de la planète Arrakis qui sont devenus d’énormes créatures cylindriques à allure de limace fabriquées par l’équipe de Carlo Rambaldi. Il souhaite présenter une phase humanoïde mais dont la tête est déformée, "intermédiaire entre la tête de l’Homme-éléphant et celle d’un éléphant". Tucker s’applique à la tâche, apparemment à la satisfaction du réalisateur, créant un certain nombre de masques aux joues capables de se gonfler, ainsi qu'une version mécanique permettant d'ouvrir la bouche et de mouvoir les yeux mais, par manque de temps, le réalisateur ne tournera pas la séquence.


Autres masques inutilisés, ceux du second stade des Navigateurs de Dune.

    Il demeurait un dernier espoir pour Christopher Tucker d’imprimer durablement sa marque en tant que créateur de monstres avec le remake de La Mouche (The Fly). Le réalisateur originellement pressenti par le producteur Mel Brooks, David Cronenberg étant alors engagé par Dino de Laurentiis sur le projet d’adaptation de Total Recall, il choisit à défaut le cinéaste Robert Bierman. Christopher Tucker débute le travail de concrétisation du monstre mais la fille du cinéaste meurt subitement dans un accident de chantier en Afrique du Sud. Bouleversé, le metteur en scène suspend son activité et la production accepte de lui laisser le temps nécessaire pour surmonter cette épreuve, mais finalement, Bierman déclare forfait, ne se sentant plus disposé après une telle tragédie à tourner un film aussi sombre. Entre-temps, l’arrivée d’Arnold Schwarzenegger sur Total Recall, laissant augurer d’une évolution de l’histoire vers une primauté de l’action, décide Cronenberg à abandonner le projet et il devient ainsi disponible pour La Mouche, dont il changera notoirement l’histoire avec le scénariste Edward Charles Pogue, substituant aux deux chimères issues de la téléportation malencontreuse du film original La Mouche noire (The Fly), l’homme à tête de mouche et la mouche à tête humaine, une hybridation progressive combinant les deux espèces. Ainsi, de la même manière que Dale Kuipers qu’un accident retrancha de la production de The Thing comme évoqué dans l’hommage à l’artiste, un élément dramatique tout à fait extérieur au film décida du changement radical de celui-ci et amena la mise à l’écart du créateur d’effets spéciaux initial.


Buste conçu pour la version initiale du remake de La Mouche (The Fly).

    Cette ultime avanie mit fin à la création de monstres par l’artiste britannique, même s’il renoua avec les loups-garous à l’occasion de la série de 2011 She-Wolf of London. Christopher Tucker restera un maquilleur britannique réputé, mais, pour différentes raisons, il ne demeurera pas comme le créateur de monstres qu’il aurait pu devenir. 


Monstres d'une publicité pour la boisson Dr Pepper.


Un documentaire rare montrant Christopher Tucker au travail.

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mardi 22 novembre 2022

IL NOUS LAISSE SON HERITAGE


Avertissement : le lecteur qui prévoirait de lire le roman Héritage est avisé qu’il est fait ici état d’une évocation assez précise du livre au cinquième paragraphe de ce petit hommage, à charge pour lui de se dispenser provisoirement d’en prendre connaissance préalablement à cette lecture s’il désire que les points principaux du dénouement ne lui soient pas dévoilés précocement


    L’écrivain américain bien connu de science-fiction Greg Bear est décédé le 19 novembre 2022 à l’âge de 71 ans, de complications à la suite d’une opération du cœur. Il était un des principaux représentants de la "hard science fiction", courant privilégiant une certaine scientificité, popularisé aux États-Unis par des auteurs comme Hal Clement, Robert Forward, Gregory Benford ou David Brin, mais moins apprécié en France où, jusqu’à preuve du contraire, celui qui s’inscrit dans cette filiation n’a pratiquement pas de chance d’intéresser un éditeur. Le prestige de l’auteur américain lui avait cependant valu de voir 17 de ses romans traduit en français.

    Ayant commencé à écrire dès son adolescence, il doit mentir sur son âge pour obtenir la publication en 1967 de sa nouvelle Destroyers dans le magazine "Famous Science Fiction". Il devient jusqu’en 1982 chroniqueur littéraire pour un journal de San Diego, ville où il est né bien qu’ayant ensuite passé un certain temps au Japon, aux Philippines et en Alaska pour suivre les affectations de son père, un Marine. Il publie en 1979 son premier roman, Hegira,

    En 1983, année de son remariage avec la fille de l’auteur de science-fiction Poul Anderson, il obtient des récompenses majeures dans son domaine, deux prix Hugo et un prix Nebula pour ses nouvelles de 1983 Hardfought et Le chant des leucocytes (Blood Music). En 1985, il tire de cette dernière un roman, La musique du sang (Blood Music), qui lui vaudra d’être également reconnu en France. Cette œuvre engendrée par sa passion pour la science et ses innovations représente très certainement la première fiction à traiter des nanobiotechnologies. Dans ce roman, des machines intelligentes de taille infinitésimale sont injectées dans le corps humain pour soigner ses affections, mais elles deviennent rapidement hors de contrôle, appliquant leur propre programme, et finissant par contrôler le monde au point d'agir sur l'espace-temps pour contrer toute parade. On retrouvera une histoire très similaire aux dans un épisode particulièrement marquant de la série télévisée Au-delà du réel : l’Aventure continue (The New Outer Limits), Une nouvelle génération (The New Breed) réalisé en 1995 par Grant Rosenberg, dans lequel un malade du cancer guéri par les minuscules robots moléculaires voit avec terreur ceux-ci devenir incontrôlables, ne cessant jamais d'améliorer son organisme jusqu'à lui faire pousser une paire d'yeux supplémentaires derrière la tête, puis lui interdisant même de mettre fin à ses jours. Michael Crichton se saisira à son tour de la menace potentielle de la nanotechnologie s’émancipant de ses créateurs avec sa nuée menaçante et intelligente dans La proie (The Prey).


Couvertures américaines pour La musique du sang (Blood Music) ; celle de l'édition figurée en bas comporte un éloge par Poul Anderson devenu le beau-père de l'auteur.


Couverture française pour le roman et sa réédition en collection de poche en dessous.

Comme dans La musique du sang (Blood Music), l'épisode Une nouvelle génération (The New Breed) de la série télévisée Au-delà du réel : l’Aventure continue (The New Outer Limits) montre un personnage dont la peau se couvre de fins tentacules agencés par les "microchips" injectés dans l'organisme humain.

    1985 voit aussi la sortie de son roman Éon (Eon) qui rencontre un succès immédiat, contant la découverte d’un astéroïde comportant en son sein un passage intersidéral, la Voie, un dispositif créé par les humains du futur qui l’ont utilisé pour s’établir sur d’autres planètes, formant le réseau de l’Hexamone. Dans la suite parue en 1988, Eternité (Eternity), l’humanité est confrontée à des envahisseurs ayant fait irruption par un des passages ouverts, qui visent à s’accaparer toutes les connaissances de l’univers afin de créer une conscience ultime de nature divine à la manière de la vision de Teilhard de Chardin, et dont l’un s’empare quelque temps de l’esprit du personnage principal Olmy Ap Senon. Pour dépeindre physiquement les Jarts, l’auteur a visiblement été influencé par la formule selon laquelle un très ancien fossile présentait une allure réellement extraterrestre. D’abord interprété lors de sa découverte sur le site du Cambrien inférieur de Burgess Shale en Colombie britannique en tant que ver annélide, celui-là a fait par la suite l’objet d’une nouvelle description par le paléontologue Simon Conway Morris qui l’a renommé Hallucigenia, en soulignant par l’étymologie qu’il était le plus extravagant des étranges animaux inventoriés, avec ce qu’on suppose être une tête assez informe, une double rangée d’épines locomotrices ainsi que sept tentacules dorsaux et d’autres plus petits à l’arrière en amont de la longue queue. Sa morphologie générale n’est pas sans similitude avec la description donnée des Jarts par Greg Bear, bien que l’auteur l’a enrichie par un certain nombre d’ajouts : « Cela avait une grande tête en forme de marteau vertical de couleur gris-bleu percé par trois fentes horizontales. De la fente supérieure sortaient des tubes d’un blanc scintillant portant ce qui représentait peut-être des yeux noirs – et des deux inférieures s’échappaient de longues touffes de poils noirs. Derrière la tête surdimensionnée s’étirait un long thorax vert et lisse à peu près de la taille et de la forme du tronc humain. Des tentacules bifurqués d’un rose pâle, chacun aussi épais que le poignet d’Olmy et aussi longs que son bras, s’élevaient au long du dos telle une crête. À l’arrière, derrière les tentacules, se trouvait un faisceau de courtes barbes ou d’antennes rouges. Une épaisse queue relevée s’achevait par une forme en clairon d’un violet lumineux. Figurant sans doute le plus étrange de l’ensemble, sept paires de membres inférieurs ou de soutiens étaient alignés des deux côtés du corps, non pas des jambes ou des membres au sens traditionnel mais des poteaux ou de longues épines pointues, chacune de la couleur de l’obsidienne et tout aussi brillante. Sous la tête, ou peut-être émergeant de la région inférieure de la tête elle-même, se trouvaient deux assortiments de bras à plusieurs articulations, l’un incliné avec des appendices ressemblant remarquablement à des mains, l’autre avec des palpes roses translucides.». De nouvelles études, réalisées notamment grâce à l’apport d’un gisement fossilifère chinois similaire et en particulier à l’examen d’un nouveau spécimen, laissent cependant penser que l’animal aurait pu avancer sur ses appendices flexibles qui auraient pu être disposés par paires, à la manière d’autres espèces du site appelées lobopodes, et qu’ainsi les épines auraient en réalité représenté une protection dorsale – l’animal demeure cependant encore assez mystérieux pour qu’il subsiste un doute quant à ce qui doit être compris comme son avant ou son arrière. Si la nouvelle interprétation devait effectivement être retenue, Hallucigenia ne correspondrait pas à la vision qu’en avait Simon Morris et cette créature n’existerait plus en définitive sous cette forme nulle part ailleurs que dans la fiction de Greg Bear.

Fossile d'Hallucigenia du schiste de Burgess Shale et illustration en dessous proposant une reconstitution selon l'hypothèse de Simon Conway Morris, un animal des temps anciens dont l'allure générale est proche de celle des Jarts extraterrestres d'Eternité (Eternity).

    Un troisième roman, indépendant, est venu compléter en 1995 les deux précédents, Héritage (Legacy), et c’est probablement parmi ceux de Greg Bear celui-ci qui retient le plus l’attention des lecteurs intéressés par la vie extraterrestre. Le personnage principal réminiscent des tomes précédents et narrateur, Olmy Ap Senon, est envoyé en mission secrète sur la planète Lamarckia sur laquelle se sont établis sans permission des colons en empruntant un passage de la Voie, afin de vérifier que leur activité ne met pas trop en danger la nature qu’ils ont investie. La vie qualifiée de "mégacytique" s’y présente sous la forme de gigantesques colonies constituées d’unicellulaires spécialisés, les scions, dont l’apparence va de végétaux parfois immenses (les "phytidées" et "arboridés") à diverses espèces animales se rapprochant d’arthropodes, de poissons (les "piscidés"), d’oiseaux (« aviaridés ») ou de vertébrés terrestres, certains maillons ayant pour fonction de recycler les déchets produits par les cadavres et il existe même une version biologique de la tempête océanique. Chaque écosystème est ainsi une entité multiple, dont les différentes castes asexuées sont agencées par des Reines à l’apparence d’urnes géantes auxquelles les scions mobiles ramènent les éléments utiles. Il n’existe donc pas à proprement parler de lutte pour la survie par élimination à chaque génération des moins bien pourvus sélectionnant les caractères les plus appropriés comme dans le paradigme darwinien, mais une lente adaptation progressive aux changements de l’environnement à la manière du transformisme précédemment postulé par le naturaliste Jean-Baptiste Lamarck, dont le nom est ainsi utilisé pour désigner la planète – même si l’écos recycle sans hésitation ses scions qui ne donnent pas satisfaction. Lorsqu’il arrive que deux écoï entrent en contact, leurs senseurs réalisent au travers notamment de petites piqûres des analyses chimiques pour examiner les capacités de leurs homologues et copier leurs caractéristiques innovantes si celles-là s’avèrent présenter un avantage fonctionnel. L’une des factions humaines rivales découvre qu’une Reine a ainsi suite à ce processus tenté d’imiter superficiellement la forme humaine, et le chef des sécessionnistes, Brion, rêve de la recréation de son épouse décédée, mais les écoï étant dépourvus d’ADN, les pseudo-humains ne peuvent revêtir qu’un semblant d’apparence externe et s’ils parviennent à articuler approximativement quelques mots, ils ne disposent pas d’une véritable intelligence faute d’un cerveau digne de ce nom. Alors que les exilés tentent de subsister en consommant certains scions, il semble que les écos soient en train de dépérir pour une raison inconnue. Brion prend l’initiative de soumettre à la forme de vie extraterrestre des plantes vertes et l’écos s’approprie alors la capacité de photosynthèse. Une fois pourvus de cette faculté qui leur confère une coloration verte, les scions d’allure végétale s’avèrent soudain être devenus incomestibles pour les humains. Olmy dévoile sa vraie identité et organise l’évacuation des humains dorénavant incapables de survivre sur Lamarckia, rendue à elle-même et dont la vie indigène a ainsi été involontairement sauvée par les colons de l’extinction qui semblait imminente au vu du dépérissement des Reines. Héritage laisse des questions irrésolues quant à la soudaine dégénérescence des écoï ainsi qu’à la raison pour laquelle les scions photosynthétiques ne peuvent plus être assimilés par les organismes humains, mais ce roman devrait néanmoins intéresser tous les amateurs de science-fiction portant quelque intérêt à la biologie et au vivant.

Couverture pour la réédition française en collection de poche d'Héritage (Legacy) figurant les scions de nature végétale qui ressemblent à des ballons.

    Ces trois romans dits du cycle de l’Hexamone ont largement contribué à la consécration de Greg Bear, même si on a pu lui reprocher un certain manque d’action voire des longueurs ; il est vrai que la séquence de la navigation dans Héritage utilise nombre de termes de marine dont seuls les pratiquants sont familiers et que la multiplication des personnages à bord évoqués peut un peu égarer là où Robert Silverberg dans sa description de l’errance d’un navire sur un océan extraterrestre dans La Face des eaux (The Face of the Waters) parvenait à maintenir une attention plus soutenue.

    Dans L’échelle de Darwin (Darwin’s Radio) en 1999 et sa suite Les enfants de Darwin (Darwin’s Children), Greg Bear imagine que des mutations génétiques se présentant comme une infection virale créent une nouvelle lignée d’humanité, et envisage les difficultés que crée la coexistence entre les deux branches. Il rejoint ainsi une problématique présente dans le roman de Gregory Benford et David Brin Au cœur de la comète (Heart of the Comet) en 1980, même si les nouveaux types humains y ont dans celui-ci été conçus génétiquement pour résister plus efficacement aux conditions de l’espace. On lui a par contre reproché d’avoir présenté l’Homme de Néandertal comme l’ancêtre de l’Homo sapiens, alors que les deux espèces sont habituellement considérées comme procédant de deux lignées s’étant séparées à partir d’ancêtres communs depuis un demi-million d’années. Son roman The Forge of God de 1987, prolongé en 1992 par Anvill of Stars, rejoint aussi le cycle amorcé par le premier en 1977 avec Dans l’océan de la nuit (In the Ocean of Night) au travers de la menace cosmique représentée par la venue de robots extraterrestres éradicateurs de formes de vie biologiques, dont on trouvait une illustration plus ancienne dans l’épisode La sonde (The Probe) de la série Star Trek. Il propose à l’occasion une théorie pour expliquer le paradoxe de Fermi, l’absence de signaux extraterrestres rapportée à la probabilité de l’existence d’un grand nombre de mondes susceptibles d’abriter une vie avancée, en suggérant que les autres civilisations pourraient estimer plus sages de demeurer discrètes afin de ne pas attirer l’attention de forces susceptibles de ravager les mondes. Un autre thème classique de science-fiction sur lequel l’écrivain s’est penché est celui des rapports entre la Terre et la colonie de Mars à la volonté émancipatrice dans L’Envol de Mars (Moving Mars) en 1993.

Fruits gigantesques pour une couverture non retenue pour la version américaine de L'Envol de Mars (Moving Mars).

    Greg Bear a aussi porté son attention sur les dinosaures avec Dinosaur Summer en 1998, qui se situe dans la continuité du roman Le Monde perdu (The Lost World) de Conan Doyle. L’histoire se déroule dans les années 1940. Le Venezuela a interdit toute exportation de dinosaures hors du plateau où ils ont été découverts par l’expédition du Professeur Challenger et les derniers ayant survécu hors du territoire sont ceux du cirque de dinosaures de Lothar Gluck qui va fermer suite à la baisse d’intérêt du public. Un adolescent de quinze ans convainc son père, reporter pour la revue "National Geographic", de rendre ces animaux à leur milieu d’origine à l’occasion d’une expédition à vertu initiatique à laquelle prennent part deux grands passionnés de dinosaures du monde du cinéma, les animateurs bien réels Willis O’Brien et Ray Harryhausen – pour les plus jeunes, voir le long hommage rendu à ce dernier en ces pages. Greg Bear a aussi servi officiellement de consultant scientifique pour son fils Erik qui a écrit le scénario de la bande dessinée Jurassic Park : Dangerous Games, dans laquelle l’Isla Nubar habitée par les dinosaures, qui ont été recréés par manipulations génétiques dans les romans de Michael Crichton adaptés au cinéma, est devenue le repaire d’un dangereux cartel de narco-trafiquants, infiltré par un agent de la CIA dont la couverture a été percée et qui doit aussi se garder des prédateurs du Mésozoïque ressuscités par la science.

Illustration pour le roman Dinosaur Summer par Tony DiTerlizzi en haut et bande dessinée Jurassic Park : Dangerous Games scénarisée par Erik Bear avec la participation de son père comme consultant.

    À l’instar de deux autres auteurs de hard science précités, Gregory Benford et David Brin, il avait écrit en 1998 un roman prolongeant le célèbre cycle sur la psychohistoire imaginé par Isaac Asimov, Fondation et Chaos (Foundation and Chaos) regroupé avec les contributions de ses deux collègues, respectivement Fondation en péril (Foundation’s Fear) et Le triomphe de Fondation (Foundation’s Triumph), dans le volume Le second cycle de Fondation (The Second Fundation Trilogy). Il avait aussi apporté sa contribution à l’univers de Star Trek en 1984 avec le roman Corona qui comme dans Créateur d’étoiles (Star Maker) d’Olaf Stapledon et L’étoile sauvage (Rogue Star) de Frederik Pohl, met en scène une étoile vivante, laquelle veut épurer l’univers en le ramenant à un état antérieur, et qui permet à l’auteur de détailler les mœurs des Vulcains aux premières lignes de la menace, ainsi qu’ à celui de La Guerre des étoiles (Star Wars) avec le roman Planète rebelle (Rogue Planet) en 2000, qui dépeint le jeune Jedi Anakin Sywalker en laissant présager l’instabilité psychologique sous-jacente qui le conduira à faire mauvais usage du pouvoir de la Force lorsqu’il deviendra Dark Vader.

    En 2011, la notoriété de Greg Bear en a fait le candidat idéal pour les producteurs du jeu vidéo Halo désireux de prolonger leur univers, requis pour détailler les origines de celui-ci sous la forme de trois romans, la trilogie Forerunner (Halo : Cryptum, Halo : Primordium et Halo : Silentium), le dernier paru en 2013, détaillant la civilisation des extraterrestres éponymes et leurs rapports avec les humains, ainsi que la lutte contre une espèce envahissante, celle des parasites ("The Flood"). L’écrivain était familier du jeu vidéo au travers de son fils et eut de nombreux échanges avec les créateurs du jeu pour intégrer sa vision au cadre déjà établi. À nouveau, les critiques se partagèrent entre ceux qui appréciaient la capacité de l’auteur à dépeindre une réalité cosmique et ceux qui trouvaient la lecture un peu fastidieuse.

Croquis d'un Précurseur de Forerunner par Greg Bear et une illustration finalisée de la même créature extraterrestre en bas.

Deux représentations d'un parasite de la série Halo, à laquelle Greg Bear a consacré trois romans avec sa trilogie Forerunner.

    Il avait par ailleurs écrit deux romans relevant de la Fantasy, The Infinity Concerto et The Serpent Mage. Greg Bear était aussi à l’occasion illustrateur de science-fiction. L’auteur ne faisait pas l’unanimité comme on l’a vu, certains comme les producteurs du jeu Halo considéraient qu’il était l’équivalent de Stephen King pour la Science-fiction et il fut distingué régulièrement dans le domaine, tandis que d’autres lecteurs mettaient en cause sa qualité de conteur – bien que les romans très longs soient devenus la norme avec des auteurs comme Dan Simmons. Ses compétences scientifiques étaient reconnues au-delà de la fiction, puisqu’il avait été consultant auprès de la société informatique Microsoft, de la NASA, de l’armée américaine, du département de la sécurité intérieure des États-Unis, de celui des relations internationales ou encore de l’association internationale pour la qualité de l’alimentation. Par sa culture scientifique et l’audace de ses visions, il demeurera en tous cas à n’en point douter comme un grand nom de la littérature contemporaine de science-fiction. 

Deux illustrations par Greg Bear.



site officiel de l'auteur : http://www.gregbear.com/