samedi 8 juin 2024

UN CINEASTE QUI FONCTIONNAIT A L'ECONOMIE

 

LE PLUS TALENTUEUX DES OPPORTUNISTES, 1ère partie


        Pour tous ceux qui s’intéressent d’un peu près au cinéma américain, Roger Corman qui s’est éteint le 9 mai 2024, à l’âge de 98 ans, a fini par personnifier à lui seul la série B, c’est-à-dire les films ne disposant que d’un budget relativement modeste. Réalisateur à ses débuts, il s’était ensuite principalement reconverti dans la production et la distribution, avec toujours le souci de faire fructifier le moindre investissement, se vantant de son efficacité tout en se moquant de sa réputation de pingrerie dans le titre de son autobiographie publiée en 1990 How I made a Hundred Movies in Hollywood and never lost a Dime ("Comment j’ai fait une centaine de films à Hollywood et n’ai jamais perdu un centime"), une proclamation qui souffrit néanmoins quelques exceptions. Le réalisateur Joe Dante qui a débuté chez lui le décrit comme "un iconoclaste dont les murs du bureau étaient couverts de posters d'extrême gauche au milieu desquels Roger Corman comptait ses billets de banque".



Roger Corman, réalisateur et producteur.

        Né le 5 avril 1926 à Detroit, il poursuivit des études d’ingénieur, la profession de son père, interrompues de 1944 à 1946 par son engagement au service de la Marine. Muni de son diplôme d’ingénieur industriel, il commença en 1948 à travailler à Los Angeles pour la compagnie US Eletrical Motors, mais réalisa au bout de seulement quatre jours son peu d’intérêt pour la matière et après avoir présenté sa démission à son responsable, il décida de suivre la trace de son frère cadet Gene qui avait choisi de devenir agent dans le milieu du cinéma et avec lequel il s’associa régulièrement. Après quelques infortunes, notamment le vol de ses économies dans la rue, il parvint à entrer au bureau du courrier de la Twenty Century Fox et fut bientôt chargé de lire les propositions d’histoires reçues par la Compagnie. C’est dans ce cadre qu’il apporta en 1950 sa contribution au scénario du western La Cible humaine (The Gunfighter). Déçu de ne se voir en rien crédité pour ce travail, il projeta, à l’issue d’études de littérature anglaise à Oxford financées par l’État en récompense de ses années de service et avoir vécu quelque temps à Paris, de s’établir à son compte. Il accepta divers emplois y compris à nouveau auprès de la Fox, et écrivit le script de House on the Sea qui fut filmé en 1954 par Nathan Juran sous le titre de La tueuse de Las Vegas (Highway Dragnet), obtenant une commission et exerçant conjointement à titre bénévole la fonction de producteur exécutif.

        Sa rémunération et quelques emprunts lui permirent de réunir 12 000 dollars pour produire en 1954 avec sa propre compagnie Palo Alto Monster from the Ocean Floor basé sur son scénario et réalisé par Wyott Ordung. Le long-métrage s’apparente davantage à un film sur des aventures de plongée, jusqu’à ce qu’apparaisse la silhouette de la créature, un supposé protozoaire que la radioactivité a rendu démesuré bien qu’il ressemble à une pieuvre dotée d’un œil unique. Le monstre est succinctement révélé, Roger Corman n’ayant pas eu les fonds nécessaires pour faire appel au talent de l’animateur Ray Harryhausen, qui donnera quant à lui la même année vie à une vraie pieuvre géante, amputée de deux tentacules pour raison financière, pour Le monstre de la mer (It came from beneath the Sea). Le jeune cinéaste réalisa plusieurs westerns et, sentant la période propice, mit aussi lui-même en scène d’autres films de science-fiction.


          LA LUTTE DE L’ESPRIT HUMAIN CONTRE LES MONSTRES

        Bien que s’affirmant plutôt progressiste (il produira notamment une charge antiraciste avec The Intruder incluant William Shatner dans la distribution), il n’hésita pas, contrairement à l’écrivain Isaac Asimov qui s’efforçait de bannir les extraterrestres dans ses récits « par crainte de tendre à la xénophobie », à dépeindre des êtres menaçants venus de l’espace, en accord avec le climat angoissant de la Guerre froide. En 1955, il esquisse ainsi une invasion extraterrestre avec The Beast with one Million Eyes réalisé par David Kramarsky dans laquelle une créature de l’espace exerce son emprise sur toutes les espèces animales. Si la créature enfin dévoilée dans son vaisseau spatial, agencée pour une somme infime par Paul Blaisdell, pourrait avec ses yeux globuleux paraître tenir d’une figurine grimaçante, le réalisateur parvient à instaurer une atmosphère assez oppressante rendant compte de la possession irrésistible par l’entité, jusqu’au sursaut final d’un homme handicapé mental suite à son service durant la guerre du Vietnam (Leonard Tarver), qui refuse de trahir les siens, et le plaidoyer de son ami Allan (Paul Birch) contre la froideur brutale de l’envahisseur qui ne peut être vouée qu’à l’échec sur la Terre.

L'effrayant poster de The Beast with one Million Eyes et l'entité conçue par Paul Blaisdell finalement révélée à la fin du film.

        It conquered the World représente l’année suivante une autre déclinaison de la lutte entre l’esprit humain et une puissance extraterrestre qui s’attache à le contrôler. Le monstre vénusien s’empare de l’esprit des humains, notamment de l’astronome Tom Anderson incarné par Lee Van Cleef, avec lequel il a développé un lien privilégié, pour accomplir un plan de reprise en main générale de l’Humanité. Alors que dans son roman Le ressac de l’espace de Philippe Curval, évoqué récemment dans l’hommage à l’auteur, celui-ci présente ce programme de manière plus ambiguë comme une possible amélioration du monde, l’optique de Roger Corman est plus tranchée, car cette obéissance exigée est présentée comme un asservissement, conduisant nécessairement à abdiquer l’essentielle liberté humaine, comme le réalise enfin le principal maître d’œuvre de l’envahisseur. On ne peut qu’être tenté d’établir un rapprochement avec la crainte de l’époque d’une infiltration communiste, d’autant qu’au travers de sa prise de pouvoir, celui-là assure son emprise sur les institutions comme la presse et la police, comme voulait le dénoncer le sénateur Joseph McCarthy en guerre contre une cinquième colonne contrôlée par les Soviétiques, crainte qui culminera avec le procès des époux Rosenberg accusés d’avoir communiqué à l’ennemi des secrets sur l’arme atomique. Le film repose notamment sur un affrontement puissant entre l’astronome et son meilleur ami, le Dr Nelson joué par Peter Graves, qui tente d’éveiller sa conscience sur le danger résultant de son inféodation inconditionnelle au monstre vénusien, ce à quoi il parvient in extremis.



Tom Anderson (Lee Van Cleef) se retourne finalement contre la créature extraterrestre qui entend tenir sous son emprise l'Humanité.

        On retrouve une même tension deux ans plus tard dans Night of the Blood Beast, avec son astronaute possédé par une bête extraterrestre qui l’a incubé comme hôte pour sa progéniture. Le Major John Corcoran (Michael Emmet) finit de la même manière par se faire le défenseur de la vie qu’il porte en lui, plaidant pour que l’humanité coopère avec l’être étranger au nom d’un intérêt commun, avant de se raviser subitement et de sacrifier lui aussi sa propre vie en escomptant annihiler la menace.

        De manière plus inattendue, Attack of the Crab Monsters l’année précédente évoque aussi cette lutte, des crabes mutants devenus géants – et dotés d’yeux semi-humains, suite aux effets des essais nucléaires, aspirant à dévorer des naufragés sur l’atoll de Bikini en tentant de les dominer télépathiquement, la désintégration atomique leur ayant permis de récupérer une partie de l’énergie électrique des victimes, de sorte que ceux-là doivent résister à leurs injonctions pour ne pas devenir leurs prochaines proies.


Un crustacé géant à l'œil vicieux surgit soudain d'entre les rochers dans Attack of the Crab Monsters.

        La peur de l’énergie nucléaire étant un thème essentiel de la science-fiction du cinéma des années 1950, Roger Corman réalisa aussi deux films évoquant ses effets destructeurs. Teenage Caveman semble mettre en scène l’acteur Robert Vaughn dans un monde préhistorique, mais on découvre en fait que celui-là résulte d’une apocalypse nucléaire, les dinosaures (des plans empruntés à d’autres films) n’étant que des animaux mutants frappés de gigantisme. Dans Day the World ended qu’il tourne en 1955, un mutant effrayant rôde dans les parages d’une petite communauté préservée de la radioactivité par des spécificités géologiques, mais c’est surtout au sein de celle-là qu’on peut y croiser un monstre, un individu sans scrupules, prêt à sacrifier les autres pour son seul bénéfice, Tony Lamont qu’interprète Mike Connors – acteur qui deviendra célèbre en détective éponyme de la série Mannix.


Roger Corman au côté du mutant de The Day the World ended.

        Il produisit aussi en 1959 Attack of the Giant Leeches de Bernard Kowalski qui évoque une possible pollution des Everglades par les carburants des fusées de Cap Canaveral, ayant fait croître la taille de sangsues qui entraînent des humains dans une grotte immergée pour se repaître de leur sang, et le responsable de la protection du site se résout à user de dynamite pour mettre fin au péril. Si le film est modeste, il n’est pas si ridicule qu’on veut le dire, les effets spéciaux sont utilisés avec parcimonie et le metteur en scène semble avoir tiré une certaine inspiration du classique de Jack Arnold L’étrange créature du lac noir (Creature from the Black Lagoon) pour conférer quelque ambiance de mystère aux marécages au sein desquels l’intrigue se tient.


Attaque par une sangsue géante dans Attack of the Giant Leeches.

        Roger Corman n’a jamais fait mystère de sa volonté d’aller au devant des goûts du public et des modes. L’année suivant le succès de La Mouche noire (The Fly), adaptation en 1958 par Kurt Neumann de la nouvelle de George Langelaan dans laquelle un scientifique se trouve gratifié à la suite d’une malencontreuse expérience de transmission de matière de la tête d’une mouche à sa propre échelle, il sort La femme guêpe (The Wasp Woman) dans laquelle la directrice d’une firme de cosmétiques, Janice Sterlin (Susan Cabot) qui a expérimenté le traitement rajeunissant du Professeur Zinthrop à base d’enzymes de guêpe, voit régulièrement sa physionomie se muer en celle de l’insecte tandis qu’elle développe alors un instinct meurtrier. Si le maquillage n’est que modérément convaincant, Corman parvient à maintenir quelque tension par une mise en scène assez efficace.



Janice Sterling tient à préserver sa beauté grâce à un traitement expérimental dans The Wasp Woman, mais celui-ci engendre régulièrement une réaction allergique pour le moins spectaculaire. 

        Roger Corman aura ainsi avec ses budgets modiques alimenté la vague de la science-fiction du cinéma des années 1950 au travers de ses différents thèmes, celui des extraterrestres avec The Beast with one Million Eyes en 1955, It Conquered the World en 1956, Night of the Blood Beast et Not of this Earth en 1958, dans lequel un visiteur vient collecter du sang pour ceux de sa planète, la peur de la bombe atomique et les mutants qu’ils peuvent engendrer avec The Day the World Ended de 1956 et Teenage Caveman en 1958, ainsi que les animaux géants radioactifs résultant des essais nucléaires avec sa première production, The Monster from the Ocean Floor en 1954 et Attack of the Crab Monsters en 1957, sans oublier le sujet des hybrides humains-animaux avec The Wasp Woman.


       On a souvent ironisé sur la pauvreté des moyens des films de Roger Corman, lequel reprend ainsi légèrement modifié, avec un museau raccourci pour lui conférer l’allure d’un bec, le costume utilisé par un survivant de l’apocalypse nucléaire afin d’effrayer ceux qui pourraient le menacer dans Teenage Caveman de 1958 pour incarner la même année l’extraterrestre de The Night of the Blood Beast. L’entité extraterrestre de The Beast with one Million Eyes tout comme le serpent de mer de The Viking Woman trahissent quant à eux il est vrai un peu trop la taille menue des modèles. La créature de Monster from the Ocean Floor est approximative pour ne pas dire floue, et le monstre de The Beast from the Haunted Cave, film de Monte Hellman produit par Corman, est loin de l’être tentaculaire lovecraftien promis par l’affiche, se réduisant à une tête indiscernable sous une épaisse toison et à une pauvre patte arachnéenne. Il arrive mêmes que les effets spéciaux de ses productions de l’époque donnent totalement dans le ridicule, comme les prétendus extraterrestres de l’assez loufoque Invasion of the Star Creatures réalisé par Bruno Ve Sota, des figurants en collant avec de la paille sortant du cou tels de pauvres épouvantails, ou ceux carnavalesques de The Monster of the Haunted Sea, dont l’un d’eux, pelucheux et aux yeux globuleux, préfigure étonnamment les monstres de grande taille du Muppet Show de Jim Henson.




Il y a loin de l'être effrayant promis par l'affiche de The Beast from Haunted Cave au résultat plutôt modeste à l'écran.


            ABYSSES METAPHYSIQUES

        Dans ses premiers films durant moins d’une heure vingt, débutant par une entrée en matière directe, Roger Corman, s’efforça de pallier l’économie de moyens, le nombre restreint d’acteurs et l’intrigue concentrée en un lieu unique et exigu, parvenant à leur conférer une atmosphère de péril universel, un peu à la manière des récits d’Howard Phillips Lovecraft, souvent très intimistes mais laissant présager une menace planant sur la survie de l’Humanité tout en demeurant dans un contexte matérialiste, au travers de ses personnages confrontés à des forces qui les dépassent au sein d’un environnement étranger.

        Le film qui a été le plus identifié à Roger Corman est La petite boutique des horreurs (Little Shop of Horrors) en 1960, comédie burlesque réputée avoir été tournée en seulement deux jours, modèle d’économie – en réalité, certaines scènes impliquant l’acteur principal Jonathan Haze furent retournées quelques semaines plus tard. L’histoire repose sur une nouvelle variété de plante carnivore créée par l’employé d’une boutique de fleuriste qui ne cesse de croître et lui demande d’une voix insistante de lui fournir toujours plus de viande, entraînant des événements à la fois macabres et cocasses. Le film est aussi connu par la découverte de Jack Nicholson qui surjoue dans le rôle du patient masochiste d’un dentiste. Il engendrera une comédie musicale et un remake. Pour l’anecdote, l’acteur qui joue le rôle du propriétaire de la boutique, Mel Welles, dirigea en 1966 The Man Eater of Hydra, dans lequel un savant fou livre sur son île des touristes à un arbre vampirique.


Roger Corman prend la pose au milieu de la version géante d'Audrey 2 dans La petite boutique des horreurs (The Little Shop of Horrors).

        Il mit en scène en 1963 un autre film de science-fiction court et à la réalisation efficace, reposant sur une effrayante mutation, L’Horrible cas du Dr X (The Man with the X-Rays). On y suit comme dans le roman de 1945 L’œil du purgatoire de Jacques Spitz la tragédie d’un savant qui par l’effet d’une expérimentation hasardeuse se voit doté d’une capacité croissante à voir les différents niveaux de la matière. Après en avoir expérimenté les avantages, il bascule progressivement vers la folie lorsqu’il ne perçoit plus des femmes attrayantes que les viscères puis le squelette.




Ray Milland incarne le Docteur Xavier, protagoniste malheureux de L'horrible cas du Dr X (The Man with the X-rays) contraint à une éprouvante solitude suite à un changement radical de perspective de perception du monde, dévoilé dans toute sa crudité matérielle jusqu'à figurer un vide ontologique, ne révélant en dernier ressort comme dans la physique quantique que le vide.

    Faute d’estimer le potentiel de l’œuvre d'Howard Phillips Lovecraft suffisamment prometteur commercialement, Roger Corman entreprit de réaliser une série d’adaptations cinématographiques d’Edgar Allan Poe, dont deux tournés en Angleterre, appréciée par la critique estimant que ces films figurent parmi le meilleur de son œuvre pour l’atmosphère de mystère et d’inquiétude qu’il parvient à susciter au travers de décors soignés et du concours de l’acteur Vincent Price, et dans laquelle elle perçoit aussi l’influence de l’auteur américain. Son intérêt pour l’écrivain anglais n’est cependant pas opportuniste puisqu’il avait aussi à l’époque envisagé de lui consacrer une biographie cinématographique sous le titre de The Haunted Dream, un projet qui n’a pas été concrétisé. Sa version de La Chute de la Maison Usher (The Fall of Usher House) est particulièrement remarquée pour son final psychédélique dans lequel surgissent sous forme de spectres colorés les esprits des ancêtres de la lignée maudite du maladif Roderick Usher incarné par Vincent Price. Corman produisit en revanche une transcription de L’Abomination de Dunwich de Lovecraft, Horreur à volonté (The Dunwich Horror). L’adaptation est plutôt honnête, bien que dans la dernière partie, la multiplication de plans colorés censés incarner la perception subjective de l’entité soit un peu lassante et que sa concrétisation finale soit assez décevante, présentant en arrière-plan de l’image et en toute petite taille au sein de volutes de fumée le visage maquillé de l’acteur Dean Stockwell qui interprète le frère du monstre (demi-humain et tué au milieu de l’histoire dans la nouvelle), environné de têtes de serpent factices, comme indiqué dans l'hommage consacré à l'acteur en décembre 2021.



Le réalisateur Roger Corman au côté de la vedette de sa série d'adaptation de récits d'Edgar Poe, Vincent Price, excellant dans l'incarnation de personnages ténébreux auxquels il prête sa prestance.

Le Docteur Armitage incarné par Ed Begley (à gauche sur la photo) traque une entité invisible originaire d'un autre monde dans Horreur à volonté (The Dunwich Horror), une adaptation d'un classique de Lovecraft réalisée par Daniel Haller et produite par Roger Corman.

Ainsi s’achève cette petite évocation du réalisateur Roger Corman, dont les modestes budgets ne l’ont pas empêché d’obtenir une vraie reconnaissance, puisqu’en 1964, il fut le plus jeune cinéaste auquel fut consacré une rétrospective à la Cinémathèque française. Dans la seconde partie sera traitée la part de sa carrière qu’il a principalement vouée à la production.

Prochain article : 2de partie, Producteur prolixe et Pygmalion.


article complémentaire en français évoquant ses films non fantastiques :

http://www.selenie.fr/2024/05/mort-d-une-icone-et-d-un-mentor-roger-corman.html

et pour les anglophones :

http://www.theryder.com/magazine/feature-articles/roger-corman-in-the-sixties/


1 commentaire:

Mario a dit…

Excellente première partie sur une personnalité phare du cinéma bis pendant des années. Vivement la suite !