Des squelettes de dragon faits de toutes pièces ?
Des hommes de science ont alimenté plus ou moins délibérément ces rapprochements avec des créatures mythiques pour entretenir la propension populaire au Merveilleux. Le crâne d’un rhinocéros laineux fut découvert à Klagenfurst en Autriche en 1335 sur un emplacement qui était réputé être l’ancien repaire d’un dragon. Le crâne fut considéré comme validant la réalité de l’existence de l’animal fabuleux dénommé "Lindorm" et en 1583 la municipalité fit ériger une fontaine surmontée d’une statue à l’image du monstre mythique, pourvu de deux ailes, pour commémorer la découverte, installation toujours en place.
Le crâne du rhinocéros laineux de la période glaciaire découvert en Autriche à Klagenfurst et la fontaine à l'effigie du dragon qu'il a inspiré.
Au
XVIIème, les habitants de la périphérie de Rome se plaignaient de
crues, qu’ils imputaient à des monstres serpentiformes tapis dans
le fond des rivières. En 1696, un ingénieur hollandais du nom de
Cornelius Meyer se proposa de remédier au problème, mais il ne
pouvait trouver d’ouvriers, ceux-ci étant effrayés par des
rumeurs récentes affirmant qu’un dragon des environs censé avoir
été tué des années plus tôt était en réalité toujours en vie.
Le maître d’œuvre répondit à leur angoisse en trouvant
miraculeusement les restes du monstre, dont il présenta par la suite
une gravure dans son ouvrage Nuovi
ritrovamenti Divisi in Due Parti
consacré aux travaux d’édification des digues. En 2013, des
créationnistes se saisirent de cette histoire ancienne pour tenter
de démontrer qu’un reptile volant qu’ils attribuaient à
l’espèce Scaphogathus
crassirostris vivait
encore au Moyen Âge, dans l’intention de contester la
géochronologie admise et de valider à l’inverse leur vision d’une
Histoire de la Terre bien plus brève en accord avec leur conception
littérale de la Bible niant le processus d’évolution. Cette
controverse amena deux auteurs, Phil Senter et Pondanesa D. Wilkins,
à examiner de plus près la gravure du monstre de Meyer, établissant
que le crâne figuré était celui d’un chien, la mandibule d’un
second plus petit, la cage thoracique provenait d’un grand poisson,
les vertèbres thoraciques d’un castor et les pattes d’un jeune
ours, tandis que le bec, les cornes, les ailes et la queue étaient
de pures fabrications, l’ensemble ayant été en partie recouvert
d’une fausse peau. Le dragon malicieusement agencé par Cornelius
Meyer ressemble étonnamment à celui nommé Dracunculus
Monoceros qui figure
dans un ouvrage de 1651 consacré à la nature mexicaine par
Francesco Stelluti, réalisé un siècle après l’expédition de
Francisco Hernandez d’après ses notes, Nova
plantarum, animalium et mineralium Mexicanorium historia,
à la différence qu’il possède une corne au lieu de deux, à tel
point qu’on peut se demander si le prétendu découvreur n’en a
pas eu connaissance et ne s’en est pas inspiré.
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L'ingénieur Cornelis Janz Meyer aussi connu comme Cornelius Meyer, représenté au tournant de la décennie 1650 par le peintre Abraham van den Hecken, qui s'appuya sur la croyance populaire pour mieux la désamorcer de manière à pouvoir mener à bien ses projets.
En haut, dessin du squelette de dragon prétendument trouvé par l'ingénieur Cornelius Meyer, en dessous, une reconstitution de l'aspect prêté à la créature de son vivant et en bas, son homologue mexicain et peut-être son modèle, figuré quelques décennies plus tôt par Francisco Stelluti.
Un
autre reste de rhinocéros laineux fut découvert en 1663 en
Allemagne, dans une grotte située à proximité de Quedlinburg,
obtenant une certaine renommée. Le scientifique prussien Otto von
Guericke, créateur de la pompe à vide, postula que les vestiges de
l’animal comportant un crâne, une corne, des côtes, des vertèbres
dorsales et des os, étaient ceux d’une licorne. Après une
illustration publiée en 1714 par le médecin Michael Bernhard
Valentini basée sur les dessins de von Guericke, laquelle reproduit
bien la forme du crâne d’un rhinocéros au-dessus du reste du
squelette, le fossile fut à nouveau représenté en 1749 avec la
même allure générale dans le traité posthume de géologie et
d’histoire naturelle Protogaea
du célèbre mathématicien et philosophe allemand Gottfried Wilhelm
Leibniz qui estima que l’être était comme la licorne une
véritable chimère en laquelle on pouvait reconnaître les parties
de différents animaux. L’auteur justifia sa nature singulière en
établissant un parallèle avec les expériences de laboratoire
réalisées dans les éprouvettes, postulant que la nature
expérimentait de la même manière en utilisant les volcans comme
des fourneaux pour y façonner des œuvres merveilleuses –
rappelons que la théorie de l’évolution n’avait pas alors été
formulée. Liebniz ajoute que cette créature était marine en
l’identifiant au narval à l’allure pourtant bien différente, ce
cétacé dont le mâle est pourvu d’une très longue défense
torsadée.
L’illustration
qu’avait fait paraître Leibniz servit de base au montage du
squelette incomplet au Muséum d’histoire naturelle de Magdeburg,
avec ses deux grosses pattes et son dos en pente raide surmonté
d’une tête cornue, donnant l’impression d’une créature
tronquée. La reconstitution finit par perdre toute crédibilité,
mais en 2018, le spécimen fut utilisé pour un poisson d’avril
initié par le bureau de l’État de Saxe-Anhalt en charge de la
préservation des monuments historiques et de l’archéologie, qui
annonça qu’une analyse génétique l’avait identifié comme
appartenant à une espèce éteinte d’ongulé du Pléistocène
nommée Monoceros
mendaciloquus, dont
les derniers représentants se seraient éteints à la fin du Moyen
Âge, mais très peu de représentants du monde scientifique
accordèrent crédit au canular. Une étude récente conduite par un
professeur de l’université de Leiden, Thijs van Kolfschoten,
redonne quelque crédit à l’interprétation de Leibniz du
squelette en tant que chimère, mais naturellement constituée
artificiellement par l’assemblage de pièces hétéroclites,
celui-ci postulant effectivement que si le crâne est bien celui d’un
rhinocéros laineux, la corne pourrait être une défense de narval,
les deux membres et les clavicules appartiennent à un mammouth
laineux tandis que le reste des ossements pourraient être issus
d’une autre espèce toujours non identifiée.


Le squelette tronqué connu sous le nom de "Licorne de Magburg" au-dessous des croquis produits à la suite de sa découverte ; sur celui de gauche, on reconnaît bien l'allure d'un crâne de rhinocéros.
En
1613, un chirurgien de Beaurepaire, Mazuyer, déclara avoir découvert
les reliques d’un Géant, son assertion notamment confortée par un
notaire, ce qui fut dénoncé comme une supercherie par son confrère
Jean Riolan. En 1676, le naturaliste britannique Robert Plot
découvrit probablement le premier vestige de dinosaure, un fémur du
carnivore Megalosaurus, qu’il interpréta comme un fragment
d’os de géant. Au siècle suivant, le médecin Richard Brookes se
montra dubitatif en regardant le dessin que Plot en avait tiré et
l’envisageant à l’aune de sa propre spécialité, le nomma
Scrotum humanum en l’assimilant à une partie de l’appareil
génital masculin auquel sa forme lui faisait songer. À la même
époque, un forain présentait à travers la France une caisse
contenant des ossements comme étant ceux du géant Theutobocus, roi
des Teutons (en fait un Cimbre du 2ème siècle réputé de grande
taille) tué par le Romain Marius à la bataille d’Aix-en-Provence.
Le paléontologue Léonard Ginsburg identifia en 1984 à Paris une
dent du Géant comme étant celle d’un Deinotherium, un
parent de l’éléphant représentant un des plus grands mammifère
terrestres jamais découverts.

Dessin du premier fragment d'os d'un dinosaure découvert en 1676.
L’imprégnation
des textes bibliques, considérés comme l’expression intangible de
la vérité révélée, était encore si marquée chez les
naturalistes du XVIIIème siècle que le savant suisse Johann Jacob
Scheuchzer, qui après avoir cru que les fossiles se formaient dans
la terre sous l’action d’un "suc
lapidescent" s’était rangé à l’opinion de John
Woodward dont il a diffusé l’œuvre selon laquelle il s’agit
d’anciens organismes vivants, fut persuadé d’avoir trouvé à
travers une partie de squelette les restes d’un homme noyé au
cours du Déluge. Celui-là consistait en un crâne semi-circulaire
et en une partie du squelette portant deux membres antérieurs
terminés par des doigts. Dans son livre de 1726 intitulé
Lithographia
Helvitica,
il appelle le fossile Homo
diluvi
("l’Homme du
Déluge").
Le célèbre Cuvier se rendit en 1812 au musée néerlandais de
Haarlem qui l’avait acquis dix ans plus tôt, et en dépit de son
adhésion à leur vision commune du Déluge, le paléontologue
français établit qu’il ne s’apparentait pas à l’espèce
humaine. Un fossile plus complet du même animal aurait permis à
Scheuchzer de visualiser
les deux pattes postérieures indiquant plus ouvertement qu’il
s’agissait d’un être quadrupède ainsi que le prolongement de la
colonne vertébrale sous la forme d’une queue. En 1831, ses
affinités reconnues avec les Batraciens lui valurent d’être
renommé Salamandra
scheuchzeri,
le nom d’espèce conservant le souvenir de son descripteur initial.
L’animal fut associé aux grandes salamandres de Chine et du Japon,
les plus grands amphibiens actuels qui atteignent près d’un mètre
de long au sein de la famille des Cryptobranchidés, dans un genre
nouvellement créé en 1837, Andrias,
en tant qu’Andrias
scheuchzeri –
ce terme issu du grec andros,
l’homme,
conserve ainsi à jamais accolée au nom du savant suisse son
interprétation anthropomorphe du fossile.

Squelette de la salamandre géante fossile considérée un peu hâtivement comme un être humain d'avant le Déluge biblique.
Les Leviathan bibliques exhumés par le Dr. Koch ?
La
découverte en 1799 du premier squelette de Mastodonte (Mammut
americanum), un contemporain des mammouths également couvert de
longs poils mais à la silhouette plus allongée avec lesquels il fut
à l’époque confondu, puis sa présentation dans le musée de
Philadelphie en 1806, avait fait sensation, amenant nombre de
visiteurs prêts à débourser 50 cents supplémentaires pour pouvoir
l’apercevoir dans le musée de Charles Peasle. Cette présentation
lucrative incita Albert C. Koch, passionné par les fossiles, à
ouvrir en 1836 un cabinet de curiosité comportant notamment des
artefacts amérindiens et un reste de paresseux géant du genre
Mylodon – ainsi que des ventriloques et des magiciens, les
bénéfices lui permettant d’organiser des chantiers de fouilles,
et à y présenter cinq ans plus tard un squelette de mastodonte deux
fois plus grand que celui de Philadelphie. Averti en mars 1840 qu’un
fermier avait trouvé dans le Missouri des restes d’un énorme
animal, il se rendit sur place aussitôt en dépit d’une fièvre
passagère et après avoir dirigé pendant quatre mois des travaux
d’excavation, il revint à son musée avec un squelette de près de
dix mètres de long et d’une hauteur de 4,50 mètres, soit le
double d’un mastodonte véritable, muni d’une colossale paire de
défenses, et il le présenta sous le nom de Missourium comme
le "Léviathan du Missouri"
en prétendant qu’il n’était autre que l’animal fabuleux cité
dans le Livre de Job de l’Ancien Testament. Il s’agissait bien en
réalité de restes de mastodonte,
mais Koch avait additionné les ossements de plusieurs individus et
encore accru la taille de la colonne vertébrale en y intercalant
discrètement des pièces de bois. Il orienta aussi les épaules et
le bassin de sorte de faire paraître encore plus grand le résultat,
de même qu’il érigea les défenses sur les côtés et au-dessus
du crâne au lieu de les positionner en avant et vers le bas telles
qu’elles étaient orientées, de manière à rendre encore plus
spectaculaire la présentation.

Dans son petit livret, Description
of the Missourium, Albert Koch évoqua de manière fantaisiste
l’animal, prenant des libertés avec les caractéristiques du
squelette en dépeignant son Léviathan biblique comme un reptile
aquatique aux pieds palmés et en suggérant qu’il devait être
recouvert d’écailles « comme l’alligator ou peut-être le
Megatherium » – à l’époque, on prêtait parfois une
carapace aux paresseux géants en les rapprochant de leurs lointains
parents les tatous. Après avoir vendu son musée en 1841, Koch fit
une tournée européenne avec son spécimen à la manière de
Barnum ; le célèbre paléontologiste britannique Richard Owen ("le
Cuvier anglais") l’acquit en 1843 pour 1300 £ ainsi
que le versement d’une rente annuelle de 650 $, et le fit remonter
tel qu’était véritablement le squelette d’un mastodonte afin de
le présenter au Muséum d’Histoire naturelle de Londres. Aucun
paléontologiste sérieux n’a jamais adhéré à l’interprétation
du "Léviathan
reptilien" qui n’a
existé qu’au travers de l’assemblage fallacieux de Koch. Par
ailleurs, aucun mammifère d’une taille aussi considérable ayant
vécu sur la terre ferme n’avait alors été découvert tel que le
figurait le squelette retouché ; cependant, on découvrit en 1788 le reste du plus grand paresseux terrestre, le Megatherium précité pouvant atteindre 6 mètres de haut dressé, et un mammifère
terrestre ongulé réellement gigantesque sera exhumé au début du XXème
siècle, un énorme rhinocéros primitif sans corne qui vivait en
Asie à l’époque où la végétation était plus abondante, le
Baluchitherium (parfois assimilé au genre Paraceratherium
dans les taxonomies récentes).




Dessin du squelette monté par Albert C. Koch de son "Missourium", en dessous, illustration montrant son gigantisme en le présentant à quelques pas d'un éléphant d'Asie, sa reconstitution basée sur la description qu'en donne son découvreur par l'illustrateur Tim Morris et en bas, diorama miniature figurant la vraie taille d'un mastodonte, prisonnier d'une mare de bitume le laissant à la merci de prédateurs comme le tigre à dents de sabre et le "loup terrible" (Canis dirus).
Le
passionné de fossiles, qui se faisait appeler Docteur, se fit une
spécialité de présenter des squelettes d’animaux disparus rendus
encore plus spectaculaires qu’ils étaient, puisqu’en 1845 il
exhiba un nouveau squelette de "Léviathan
reptilien", cette fois découvert en Alabama, qui avait
tout du mythique Serpent de mer et qu’il baptisa Hydrarchos.
Cet animal marin était censé surveiller ses proies en redressant un
cou de cygne et porter des nageoires. L’animal mesurait plus de 34
mètres de long et 9 mètres de diamètre de son vivant selon
l’auteur dans le fascicule qu’il lui avait consacré, Description
of the Hydrarchos harlani – le nom d’espèce fut forgé
d’après celui du paléontologue décédé Harlan qui avait
découvert le premier Basilosaurus, un cétacé disparu, après
qu’un autre naturaliste, Benjamin Silliman, qui croyait à
l’existence des grands serpents de mer et avait authentifié dans
un article public le squelette de Koch, lui avait demandé de ne plus
l’associer à son nom une fois la fraude avérée, notamment
dévoilée par le paléontologue anglais Gideon A. Mantell. En dépit
de son allure serpentiforme ainsi que de l’existence de reptiles
marins géants contemporains des dinosaures, la nature mammalienne du
squelette était manifeste en raison de la double racine des dents
que Koch lui-même avait relevée, identiques à celles d’un grand
cétacé carnassier, le Basilosaurus précité ou Zeuglodon. Par
ailleurs, comme pour le Missourium, la colonne vertébrale du
monstre était constituée à partir de celles de plusieurs
individus, peut-être six au total, aboutissant à une taille plus
longue de deux tiers que le véritable animal. Entre-temps, Koch
avait vendu son squelette au Roi de Prusse Frédéric Guillaume IV
pour une rente annuelle. Le spécimen fut finalement confié à
Johannes Müller du Musée royal d’anatomie de Berlin et connut le
même sort que le Missourium, étant déconstruit pour que sa
nature authentique de Basilosaurus lui soit rendue. Koch quant
à lui ne se démontait pas si on peut dire, il entra en 1848 en
possession d’un second squelette de Basilosaurus qu’il
transforma à nouveau pour en faire un autre Hydrarchos un peu
plus petit et reprendre une tournée en Europe, avant de le vendre au
musée de St Louis, lequel le céda finalement au musée de Chicago
qui devait disparaître dans le grand incendie qui embrasa la ville
en 1871.



En haut, dessin du serpent de mer présenté par Albert C. Koch, au-dessous, sa représentation sur l'affiche de l'exposition comme un serpent de mer et en bas, une reconstitution actuelle grandeur nature du Basilosaurus, cétacé serpentiforme par le studio Blue rhino.
Les
présentations du Dr Koch furent dénoncées comme frauduleuses par
la majorité des spécialistes anglo-saxons de sorte qu’à sa
mort en 1867, il avait perdu tout crédit ; ses collaborateurs sur
les chantiers reconnurent eux-mêmes que, contrairement à ses
affirmations selon lesquelles il avait découvert les fossiles en
l’état, les fouilles avaient exhumé de nombreuses pièces
éparses, parfois sur une grande superficie. Les paléontologues
allemands se montrèrent cependant plus indulgents en estimant que ce
passionné de fossiles qui, comme Barnum, était avant tout un
entrepreneur de spectacles, avait permis de conduire de nombreuses
fouilles et que, bien que dépourvu de la rigueur de leur discipline,
il avait tenté de reconstituer comme il l’avait pu ses spécimens,
arguant que le très réputé Georges Cuvier avait lui-même éprouvé
la nécessité de reconstituer des animaux disparus en assemblant des
éléments provenant de plusieurs individus afin de pouvoir obtenir
des squelettes complets. Son affirmation selon laquelle les
mastodontes et les paresseux géants avaient été contemporains des
Paléoindiens a quant à elle été confirmée, même si les pointes
de flèches associées aux squelettes des animaux disposées par le
décidément incorrigible Albert Koch étaient on ne peut plus
récentes et vraisemblablement façonnées dans les réserves
indiennes pour être vendues aux touristes.

Détail d'une peinture représentant, à droite, Albert C. Koch sur un site de mise à jour d'ossements gigantesques.
Un chaînon manquant trop parfait de l'évolution humaine
Après
les fossiles façonnés par des faussaires, squelettes de supposés
chimère, dragons, licornes et Léviathans bibliques, on ne peut refermer, au
moins provisoirement, cette série sur les faux en paléontologie des
époques passées, qu’avec le crâne attribué à un de nos
ancêtres, celui de L’Homme de Piltdown, la plus célèbre imposture de
l’histoire de l’étude des fossiles. En 1912, l’archéologue
amateur et collectionneur d’antiquités Charles Dawson prétendit
que son équipe avait découvert en Angleterre des restes d’hommes
de la Préhistoire, étudiés par Smith Woodward qui nomma le fossile
Eoanthropus dawsoni ("L’homme
de l’aube de Dawson"). Le spécimen avait tout d’une
forme transitionnelle espérée par les évolutionnistes, avec son
crâne bien développé, moderne, et sa lourde mandibule simiesque.
Les méthodes de datation des années 1950 confirmèrent finalement
les soupçons de ceux qui mettaient en cause l’authenticité et
l’ancienneté de L’Homme de Piltdown. Le crâne s’avéra être
celui d’un homme du Moyen Âge, la mandibule celle d’un
orang-outan et les dents appartenir à un chimpanzé, l’ensemble
ayant été vieilli artificiellement pour faire passer l’assemblage
pour un fossile remontant au Pléistocène. Les hominidés de la
Préhistoire semblent n’avoir en réalité véritablement accru
leur volume crânien que lorsque la mâchoire s’est réduite du
fait de l’invention du feu pour cuire les aliments et des outils
qui rendaient la mastication plus aisée. Aucun fossile d’Eoanthropus
n’a été découvert après le décès de Dawson en 1916 et
l’antiquaire s’était déjà signalé pour avoir commis 38 faux
en matière d’antiquité, sans parler d’une côte de mammouth,
authentifiée par Smith Woodward, qui avait été travaillée de
manière à être présentée comme une batte de cricket prêtée à
l’homme fossile…


Le crâne hybride de L'Homme de Piltdown et au-dessous, reconstitution de son apparence sous la forme d'une sculpture.
Les
créationnistes se délecteront de cette supercherie en faisant
valoir que le fossile vivant le plus crucial, permettant de rattacher
l’espèce humaine à la lignée des grands singes, était une
falsification destinée à faire accroire l’existence d’un
chaînon manquant déniant à notre espèce sa spécificité et son
origine divine. Les doutes déjà exprimés à l’époque sur
l’authenticité de la découverte ne pouvaient qu’alimenter la
suspicion à l’encontre de la sincérité des évolutionnistes
telle qu’elle s’exprima lors du célèbre "Procès
du singe" qui se
tiendra aux États-Unis à Dayton en 1925, lorsque des chrétiens
fondamentalistes s’opposèrent à l’enseignement de la théorie
de l’évolution en affirmant que celui-ci violait leur droit de
voir assurés à leurs enfants des cours qui ne soient pas en
contradiction avec leur vision littérale de la Bible à laquelle
sont attachées un certain nombre de confessions protestantes et que
défendent encore aujourd’hui un nombre non négligeable d’élus
du Parti républicain. Lors du procès, des évolutionnistes avaient
d’ailleurs évoqué la découverte de la dent d’un homme fossile
dans un gisement du Nebraska datant du Pliocène, un reste en mauvais
état qui se révélera finalement en 1927 appartenir à une espèce
éteinte de pécari – ces suidés vivaient initialement en Amérique
du Nord avant de s’établir en Amérique du Sud quand les deux
continents furent reliés).


Des créationnistes américains s'organisant pour dénoncer l'enseignement de l'évolution jugé contraire aux textes bibliques autour du prédicateur T.T. Martin, très actif pour mobiliser lors de la procédure à Dayton en1925, et en dessous, photo extraite du Procès du singe (Inherit the Wind), adaptation de cet affrontement judiciaire réalisée en 1960 par Stanley Kramer, avec Spencer Tracy à gauche dans le rôle d'Henry Drummond, l'avocat du professeur d'histoire naturelle poursuivi par le procureur Brady (Fredric March), un évènement qui fut aussi représenté sur les planches.
Une
autre confusion se produisit lorsque le paléoanthropologue roumain
Contantin S. Nicholaescu-Plopsor déclara avoir découvert dans la
région d’Olténie les ossements fossiles d’une variété d’Homo
habilis. Ceux-ci, consistant en deux fémurs et un tibia, furent
présentés lors de la session scientifique du Centre des sciences
sociales de Craiova le 21 février 1981, puis à l’occasion d’une
conférence de presse le 13 mars 1981, comme étant les restes du
plus ancien homme d’Europe remontant à 2 millions d’années et
rebaptisé Australoanthropus olteniensis. Le chercheur belge
Jean-Marie Cordy a en 1993 considéré que ces ossements étaient
ceux d’un ours.
Une
nouvelle accusation quant aux « manipulations auxquelles
recourent les évolutionnistes » aura lieu plus tard avec un peu moins
de retentissement médiatique lorsque des paléontologues, trop
heureux de commencer à découvrir enfin des fossiles de formes
ancestrales de cétacés, proposeront trop hâtivement une
reconstitution complète du Pakicetus, figuré comme
présentant les caractéristiques d’un être amphibie, alors qu’il
est apparu par la suite qu’il avait une allure traduisant l’agilité
d’un petit animal terrestre – c’est en réalité son descendant
l’Ambulocetus (étymologiquement "la
baleine qui marche")
dont la morphologie traduit une adaptation manifeste à la vie
aquatique. Les créationnistes verront dans l’empressement des
paléontologues à reconstituer cette étape évolutive, en spéculant
à partir d’une simple portion de crâne au travers de laquelle le
Pakicetus était initialement connu, la preuve d’une
instrumentalisation des fossiles de manière à démontrer
fallacieusement la transformation des espèces au cours du temps.


En haut, une des premières représentations de Pakicetus (la "baleine du Pakistan"), un des plus anciens représentants des Cétacés tel que figuré à l'initiative de paléontologues trop enthousiastes d'avoir enfin pu remonter jusqu'aux origines terrestres du groupe au travers de crânes ; en dessous, une reconstitution plus récente présentée dans un musée d'histoire naturelle en Italie basée sur la découverte de squelettes complets, démontrant qu'il se déplaçait parfaitement sur la terre ferme.
En
passant en revue les siècles au cours de ces deux derniers articles
pour examiner de quelle manière la fantaisie a pu se mêler à
l’interprétation des fossiles, nous sommes parvenus jusqu’au
tout début du XXème siècle – même si certains historiens
considèrent que celui-ci ne commence réellement qu’en 1914. Pour
autant, il ne s’agit là nullement du terme de notre voyage dans la
science facétieuse. La Révolution industrielle qui au cours du
XIXème siècle augure le cadre de nos sociétés modernes n’a pas
nécessairement mis un terme à une approche débridée des sciences
naturelles alors qu’on les pratique ordinairement avec un esprit de
sérieux qui paraît empreint d’austérité, encore accru par
l’environnement technique au travers d’appareils de plongée et
de microscopes toujours plus sophistiqués qui étendent les champs
de découverte. Nous verrons dans la suite de cette série sur la
fantaisie en histoire naturelle que la séquence réserve encore
quelques épisodes singuliers dans une époque qui paraît avoir
banni l’approximation dans le domaine de la connaissance.
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La reconstitution du "Missourium" par Tim Morris vient de cet article du cryptozoologue Karl Shuker :
http://karlshuker.blogspot.com/2021/07/kochs-monstrous-missourium-and-horrid.html
Karl Shuker a également traité en détail du second montage élaboré par Albert C. Koch : http://karlshuker.blogspot.com/2021/07/kochs-monstrous-missourium-and-horrid_24.html
On peut aussi lire ces deux autres articles anglophones sur le sujet :