lundi 10 février 2025

L'UNIVERS DECALE DE DAVID LYNCH


Le réalisateur américain David Lynch au temps de Dune, en 1984, alors qu'il ressemblait à son acteur préféré Kyle MacLachlan.

Disparu le 15 janvier 2025, le cinéaste David Lynch était un génie pour les uns, et pour d’autres un « cinéaste inclassable », formule derrière laquelle se retranchaient prudemment les plus réticents envers son œuvre. Aussi discutée qu’ait pu être sa production, il eut l’honneur d’être appelé à présider le Festival de Cannes à l’instar d’un autre cinéaste controversé qui avait lui aussi débuté dans le Fantastique, David Cronenberg.  

Comme le créateur d’effets spéciaux italien Carlo Rambaldi qui s’était d’abord intéressé à la sculpture animée avant que le cinéma ne fasse appel à ses services, le réalisateur né le 20 janvier 1946 dans le Montana à Missoula est venu au cinéma de manière incidente, sa passion première étant également dévolue aux arts plastiques, et tout particulièrement à la peinture qu’il a étudiée à l’école Corcoran de Washington, à l’école du musée des Beaux-arts à Boston puis approfondie plus particulièrement à l’université des Beaux-arts de Pennsylvanie. Il continua régulièrement à pratiquer l’art pictural et il a eu l’occasion de proposer en France des expositions consacrées à ses peintures expressionnistes et à ses lithographies, bien qu’il n’obtînt pas en ce domaine une reconnaissance équivalente à celle dont bénéficie son cinéma.

C’est à l’université de Pennsylvanie qu’il approcha pour la première fois la réalisation en cherchant à donner du mouvement à ses peintures. Après un court métrage d’animation, The Alphabet, il obtint un financement de l’American Film Institute pour réaliser The Grandmother, court-métrage utilisant comme décor son propre domicile et contant l’histoire d’un garçon esseulé et souffrant d'énurésie qui plante une graine pour faire "pousser une grand-mère".


La gestation de la grand-mère dans The Grandmother en 1969.

Un début de carrière sous le signe de la monstruosité

Cette vision insolite préfigure l’univers de son premier long métrage, Eraserhead. Sa réalisation nécessita quatre années de tournage souvent nocturne, lorsque les acteurs étaient disponibles tandis que lui-même gagnait sa vie en livrant matinalement des journaux dans les boîtes aux lettres. Si le film déconcerta de prime abord le public à sa sortie en 1977, il finit par susciter au gré de sa programmation en seconde partie un véritable engouement qui lui vaut d’être devenu un "film-culte" – le peintre suisse Hans R. Giger avait même exprimé le souhait de travailler avec David Lynch, mais il rapporte que celui-ci lui aurait tenu rancune d’avoir selon ses dires pastiché sa créature pour imaginer celle d’Alien (il songeait à la forme fœtale dite "chestburster" évoquée dans l’hommage récent à Roger Dicken qui l’a construite).

Jack Nance, interprète ébouriffé au centre du film Eraserhead.

Earserhead est pratiquement dépourvu de dialogue, présentant un univers angoissant dans un cadre péri-industriel dont toute trace de nature est réduite à une branche desséchée plantée dans une motte de terre posée sur la table de chevet du personnage principal, Henry Spencer, joué par Jack Nance. Celui-là est le père d’un curieux enfant aux allures de fœtus animal couvert de bubons, peut-être victime de mutations dues à la pollution, comme le poulet rôti dont exsude une étrange substance, et la mère ne tarde pas à lui en laisser la garde. Celui-là accapare son attention par les soins constants qu’il nécessite et le détourne de sa jolie voisine sous le rire moqueur de l’être, laquelle se laisse alors courtiser par un homme vulgaire. Le film comporte aussi une scène onirique qui lui confère son titre ("tête à effacer"), un rêve dans lequel la tête d’Henry Spencer est éjectée du col de son costume pour être remplacée par celle de l’omniprésent fœtus, puis traverse le plancher au travers d’une mare de sang pour chuter dans une rue où un garçonnet l'amène à un atelier d’usine, le cerveau servant à fabriquer une gomme. Excédé par la place que prend sa progéniture souffrante, Henry finit par découper le bandage qui entoure le bébé, révélant des organes à vif, mais celui-là se met alors à grossir démesurément et l’homme se trouve propulsé dans son monde fantasmatique qu’il apercevait dans le radiateur, une scène de théâtre sur laquelle danse une fille bouffie entourée de cordon ombilicaux qui se tortillent comme des vers, et qui lui adresse un sourire naïf.

Henry dorénavant seul responsable de l'étrange progéniture.

Dans une scène totalement onirique, Henry rêve que sa tête tombe pour être remplacée par l'être fœtal.

Le réalisateur David Lynch sur le tournage avec la réplique géante du bébé monstrueux pour la scène finale.

On le comprend aisément à la lecture de ce résumé, Eraserhead mélange l’absurde et le surréalisme dans une imagerie très organique accompagnée d’une bande son de bruits industriels que Lynch a mis un an à créer, convoquant au travers de son symbolisme l’évocation d’un monde dénaturé, dépourvu de sens, ainsi que l’angoisse de la paternité dans un environnement qui semble menacer la santé – ce qui n’empêcha pas le réalisateur d’avoir quatre enfants avec des femmes différentes. Le film est introduit par un prologue montrant un homme au visage grêlé dans une pièce en ruine regardant au-dehors par une fenêtre cassée et poussant un levier qui déclenche l’éjection d’un cordon ombilical, laissant au spectateur le choix de décider s’il s’agit d’un démiurge, d’un Dieu créateur, ou bien d’un responsable d’une catastrophe industrielle – il est incarné par Jack Fisk, ami de David Lynch, ayant contribué avec son épouse l’actrice Sissy Spacek (Carrie) au financement d’Eraserhead lorsque l’American Film Institute a cessé d’apporter son concours financier au vu des premiers échantillons du film qui avaient fortement déplu.

Jack Fisk, ami de David Lynch, interprète l'homme mystérieux qui catapulte un fœtus en direction d'Henry dans le prologue, allégorie probable d'un monde matérialiste et mécanique qui ne cesse d'altérer la nature dans toutes ses dimensions.


Une autre séquence étrange du film : Henry découvre qu'un ver, ressemblant à un Némertien (phylum des vers dits "rubanés) et animé par la technique de l'image par image (stop motion), a fait irruption dans son domicile ; sans transition, la créature se retrouve soudain à évoluer sur le sol rocailleux de la planète (photo du bas).

L’œuvre a en revanche attiré l’intérêt du producteur Mel Brooks qui a produit son deuxième long-métrage, également en noir et blanc, Elephant Man (The Elephant Man) – Eraserhead est d’ailleurs ressorti en France sous le titre de Labyrinth Man dans l’espoir illusoire de favoriser un rapprochement entre les deux œuvres dans l’esprit du public. Le personnage principal est inspiré d’un Britannique affligé de difformités congénitales très marquées ayant réellement existé, Joseph (dit John) Merrick qui se produisait dans les spectacles jusqu’à ce qu’ils fussent interdits par les diverses autorités européennes. Trahi par son impresario, abandonné en France et délesté de ses économies, le "phénomène humain" incarné par John Hurt, maquillé par Christopher Tucker, finit après une cohue attisée par une curiosité malsaine par retrouver le chirurgien qui avait décrit son cas grâce à sa carte de visite, présentée aux policiers, qu’il avait conservée, ses déformations l’empêchant de pouvoir se faire comprendre oralement.

L'affiche du DVD du film Elephant Man (The Elephant Man) présente à côté du personnage éponyme portant le masque qu'il utilise pour se déplacer le Docteur Treves interprété par Anthony Hopkins dont la notoriété n'a cessé de croître depuis la sortie initiale de l'oeuvre de David Lynch. Un des médecins du film est joué par un Frederick Treves qui n'est autre que le petit-neveu du célèbre chirurgien?

L’histoire du film est romancée, notamment parce qu’elle se base sur le récit qu’en a livré le véritable Docteur Frederick Treves (Anthony Hopkins) qui se présente comme un bon samaritain ayant sauvé d’exploiteurs cruels un être infortuné – à l’inverse, des pièces de théâtre l’ont dépeint comme un personnage cynique ayant exploité l’aspect spectaculaire d’un malade incurable pour sa propre notoriété (il a d’ailleurs été incarné parfois sans maquillage pour laisser transparaître une condition humaine universelle par des acteurs comme David Bowie en Angleterre et Wilfried Baasner en Allemagne). La vérité a été établie dans une étude, La véritable histoire de L’Homme-éléphant, qui établit que les forains n’étaient pas si vils que celui incarné à l’écran par Freddie Jones et que le chirurgien avait rendu à son propriétaire "son" phénomène après l’avoir simplement décrit en tant que cas clinique et interprété son inintelligibilité comme de l’arriération mentale, avant de le retrouver dans les circonstances précitées. Ainsi, l’intervention de Treves pour confier John Merrick à l’hôpital, son enlèvement par le forain s’estimant spolié puis sa rocambolesque évasion grâce à des nains procèdent de la fiction, de même que le prétendu suicide de cet homme très croyant est fort douteux, la rupture de la nuque étant selon toute vraisemblance accidentelle et s’était produite au petit déjeuner, et ne résultant donc pas d’une tentative désespérée de « dormir allongé comme tout le monde » (il faut savoir que sa condition s’aggravait, sa tête devenant de plus en plus volumineuse).


La Princesse Alexandra (Helen Ryan), qui visite régulièrement Joseph Merrick conformément à la réalité, appuie le Docteur Treves et le directeur de l'hôpital Carr Gomm (John Gielgud) qui ont successivement fini par être touchés par le sort de la figure douloureuse hébergée dans l'institution et convaincus de son intelligence et de sa sensibilité, de sorte qu'en dépit des réticences devant l'état incurable du malheureux, ils parviennent à imposer au conseil d'administration qu'une chambre soit réservée de manière permanente au "phénomène" dans les sous-sols.

Dans la petite pièce mise à sa disposition, Joseph Merrick se réjouit des cadeaux que la bonne société lui adresse.

La véritable réplique en papier de l'église St Philip attenante à l'Hôpital royal de Londres telle qu'elle existe toujours de nos jours, figurée à l'arrière plan sur la photo précédente, qu'assembla avec soin Joseph Merrick de sa seule main valide et qu'il offrit à l'une de ses bienfaitrices, la cantatrice Mrs Kendal (incarnée dans le film par Anne Bancroft) 

Il n’en demeure pas moins que le film de David Lynch, à nouveau sur fond d’univers industriel, est une œuvre sans défaut, cette évocation de ce destin singulier faisant sourdre naturellement l’émotion jusqu’à l’épilogue empreint de poésie, avec son souffle de vie quittant son corps souffrant pour prendre son envol, sur fond du bouleversant Adagio for strings de Samuel Barber.

Pour son troisième long-métrage, David Lynch accepta le défi audacieux de passer du film intimiste à la direction d’une œuvre à grand spectacle, à fortiori l’adaptation du célèbre roman Dune de Frank Herbert à laquelle avaient déjà dû renoncer Alejandro Jodorowski et Ridley Scott. En dépit des critiques injustes des adorateurs de la source littéraire, le cinéaste remporte son pari, en livrant un bon condensé de l’œuvre, servi par la musique mystique de Brian Eno et de son groupe Toto et par le sens de l’esthétique très travaillée du chef décorateur Tony Masters. David Lynch renia cependant son film en affirmant qu’il avait été privé du droit de décider du montage final.

Une moissonneuse d'épice, un des très beaux modèles construits pour Dune.

Le réalisateur ne voulait pas faire de Dune un « film de monstres », aussi réduisit-il les apparitions des vers géants caractéristiques de la planète et lorsqu’ils apparaissent à l’écran, ils sont malheureusement pour l’essentiel recouverts de sable. La scène d’ouverture montre en revanche un impressionnant mutant, un Navigateur de la Guilde transformé par la précieuse épice d’Arrakis, lesquels n’apparaissent que dans les volumes suivants, constituant un des débuts les plus extraordinaires dans l’histoire du cinéma. La monstruosité est aussi présente au travers du repoussant Baron Harkonnen (Kenneth McMillan, assez méconnaissable) couvert de pustules purulentes comme le bébé d’Eraserhead.

Sorte de Coluche diabolique, Kenneth McMilan compose un manipulateur Baron Harkonnen rebutant au physique comme au moral.


La stupéfiante entrée d'un mutant géant, un Navigateur de la Guilde dans son habitacle venu à la rencontre de l'Empereur de l'Univers (joué par José Ferrer, de dos) au début de Dune, afin de lui dicter les exigences de sa puissante et redoutée caste.


La planète des sables héberge des vers de taille beaucoup plus considérable que celle d'Erasehead. Cette adaptation cinématographique présente des modèles concrets à la différence des adaptations ultérieures, ce qui rend beaucoup plus convaincante la séquence dans laquelle Paul Atreides (Kyle MacLachlan) et les habitants d'Arrakis entrent en contact avec les monstres et parviennent à se hisser sur leur dos (photo du bas).

L’adieu au Fantastique et le cheminement vers l’hermétisme

Comme David Cronenberg après La Mouche, David Lynch parut vouloir après Dune rompre avec l’étiquette du Fantastique qui l’avait fait connaître. En dépit des différends avec le producteur sur ce dernier film, Dino de Laurentiis lui offrit une nouvelle opportunité en lui permettant de tourner Blue Velvet en 1986, un film mettant l’accent sur la violence sous-jacente dans une petite ville de province, symbolisée par la découverte sur une pelouse d’une oreille tranchée, et dont le réalisateur partagea alors durant plusieurs années sa vie avec son actrice principale Isabelle Rossellini. Bien que ne relevant pas à proprement parler du genre fantastique, le film fut présenté au Festival du film fantastique d’Avoriaz dans la ligne d’Eraserhead qui avait obtenu le Prix de l’Antenne d’or en 1978 et d’Elephant Man qui se vit décerner le Grand Prix en 1981. Il se vit à son tour gratifié du Grand Prix tandis que La Mouche n’hérita que du Prix spécial du jury, ce qui suscita quelque contestation chez les cinéphiles, et même si les critiques louèrent une mise en scène étudiée générant un climat oppressant, il est patent qu’à l’inverse du film concurrent de David Cronenberg, David Lynch s’est affranchi du Fantastique explicite, dont il demeura définitivement éloigné – son concurrent y reviendra occasionnellement avec Existenz puis beaucoup plus tard avec l’assez malsain et déconcertant Crimes of the Future, homonyme d’un de ses premiers longs-métrages expérimentaux.

Dorénavant, donc, David Lynch préférait se cantonner au registre de l’Insolite, qu’il exprimait au travers des spécificités variées de sa mise en scène et des expérimentations narratives. En 1990, Sailor et Lula (Wild at Heart) est moins retenu, s’apparentant à une version très colorée, bruyante et ultra-violente de Roméo et Juliette qui préfigure le cinéma de Quentin Tarantino.

Au début des années 1990, il profita d’une grève des scénaristes pour proposer son feuilleton Twin Peaks qui, sous couvert d’une enquête visant à établir les responsabilités dans la mort de Laura Palmer (Sheryl Fenn) dont le cadavre dévêtu a été trouvé sur une voie ferrée, amène à faire la connaissance des différents habitants quelque peu pittoresques de la petite ville éponyme « aux pins jumeaux », dont certains peu recommandables comme l’homme d’affaires incarné par l’acteur Richard Beymer ou le propre père de la défunte joué par Ray Wise (Robocop, L’abîme) qui finit par se dévoiler sous un jour assez inquiétant. David Lynch y apparaît lui-même en tant qu’envoyé du FBI malentendant, dans des séquences d’un intérêt discutable – pour le film de Spielberg The Fabelmans, il endossera le rôle du réalisateur John Ford. La série s’achève sur une tonalité psychédélique semblant ouvrir sur une autre dimension peut-être liée à un lieu sacré amérindien et dont paraissent surgir régulièrement un nain mystérieux et un géant patibulaire. Le réalisateur donna un prologue cinématographique à la série en 1992, Twin Peaks : Fire Walk with Me, qui détaille la dernière semaine de Laura Palmer puis, vingt-six ans après le feuilleton originel, il ajouta une suite télévisée à la série, à la tonalité plus ouvertement ésotérique et mettant en scène un double maléfique.


L'image d'introduction de la série Twin Peaks et son interprète principal en dessous, l'enquêteur Dale Cooper joué par Kyle MacLachlan à côté de la sœur jumelle de Laura Palme (Sheryl Fenn).

En 1997, il signa son film le plus déconcertant, Lost Highway, à l’intrigue opaque et décousue, dominée par la figure mystérieuse d’un effrayant personnage interprété par Robert Blake. Deux ans plus tard, il renouait provisoirement avec un cinéma plus traditionnel sous forme de "road movie", d’après un scénario écrit par sa compagne Mary Sweeney, Une histoire vraie (The Straight Story, un titre original à triple sens puisque l’adjectif désigne aussi bien la rectitude que la ligne droite et qu'il s'agit aussi du nom du personnage). Il narre la traversée effectuée sur sa tondeuse à gazon automobile par un vieil homme malade désireux de renouer avec son frère mourant auquel il n’a plus adressé la parole depuis des années, un voyage parsemé de rencontres avec des personnages originaux ou attachants, aventure mélancolique à laquelle le cinéaste confère une touche de sensibilité empreinte d’humaniste.

Le héros tranquille et émouvant d'Une histoire vraie (The Straight Story), Alvin Straight incarné par Richard Farnsworth.

Le film suivant, Mulholland Drive en 2001, prend l’exact contre-pied, revenant à une atmosphère plus pesante pour montrer le caractère superficiel de la société hollywoodienne dans laquelle une jeune actrice débutante (Naomi Watts) est introduite par une vedette amnésique (Laura Harris) qu’elle a secourue et qui lui laisse accroire qu’elle tisse avec elle une relation particulière. Le film s’achève par une froide vengeance à l’encontre de celle qui l’a séduite puis humiliée. Son ultime film, Inland Empire, entremêle plusieurs intrigues de manière absconse à la manière de Lost Highway, et à la différence de Mulholland Drive, il s’avéra être un échec commercial qui amena le réalisateur à renoncer au 7ème art. Dès lors, il se concentra sur d’autres moyens d’expression comme la photographie.

L'aspirante actrice croit avoir trouvé une personne bienveillante au travers d'une vedette au secours de laquelle elle s'est portée dans Mulholland Drive, mais elle découvrira qu'elle est plus une peste brune et son dépit la décidera à la faire assassiner dans la conclusion du film.

Personnalité assez atypique, David Lynch pouvait sembler quelque peu hermétique à la manière de certaines de ses réalisations, et jusqu’à refuser de communiquer aux producteurs le scénario du film qu’ils produisaient. Il attachait une importance particulière à la bande-son, ayant réalisé une nouvelle piste sonore pour les bruitages d’Eraserhead à l’occasion de sa ressortie. Pour Elephant Man, John Morris lui proposa une très belle partition, en complément du sublime Adagio for strings de Samuel Barber. Pour Dune, le groupe Toto signa une composition tout à fait remarquable. Lorsque David Lynch rompit avec le fantastique, il rencontra celui qui deviendra son compositeur attitré et contribuera grandement à l’atmosphère de ses films, Angelo Badalamenti, avec ses belles mélodies envoûtantes au synthétiseur, qui nous introduisent dans la petite ville de Twin Peaks ou accompagnent puissamment l’émotion suscitée dans Une histoire vraie. Celle composée pour Mulholland Drive, tout en n’étant pas dysharmonieuse, est incroyablement sombre, presque tétanisante, comme une nappe d’angoisse et de désespoir qui recouvre tout, au point qu’elle fut utilisée pour illustrer un documentaire sur l’assassinat déguisé en suicide de Frank Olson, un chercheur qui voulait dénoncer dans le cadre du "Projet artichaut" l’utilisation par la CIA de prisonniers de guerre pour tester des substances psychotropes dangereuses.

David Lynch reconnaissait être un grand fumeur, pratique ayant entraîné de graves difficultés respiratoires. À l’occasion des incendies ayant ravagé Los Angeles, il fut évacué de son domicile mais les fumées toxiques aggravèrent son emphysème auquel il finit par succomber le 15 janvier 2025 à l’âge de 78, bien triste ironie que de périr d’émanations de feux ravageurs lorsqu’on pense au titre original de son adaptation cinématographique, « Le feu marche avec moi ».


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Jeannot Szwarc et ses vilaines bêtes

Un réalisateur français s’est éteint le même jour à Paris à l’âge de 87 ans. D’origine polonaise, Jeannot Szwarc avait réalisé à partir des années 1960 un nombre considérable de séries télévisées, débutant par la création de la série L’homme de fer, suivie notamment par un épisode de la série policière Columbo, Adorable mais dangereuse avec la participation de Martin Sheen et Vincent Price, par deux épisodes de La cinquième dimension, puis la cinquième et dernière saison de la série de science-fiction Fringe, sans oublier un certain nombre de téléfilms.

Il avait également réalisé une douzaine de longs métrages, dont trois comédies françaises entre 1994 et 1997, La vengeance d’une blonde, Hercule et Sherlock et Les sœurs Soleil. Il a aussi à l’occasion mis en scène quelques créatures féroces. Le producteur et réalisateur de films de série B, William Castle (Le désosseur de cadavres, 13 Ghosts) produisit pour sa dernière contribution au 7ème art Les insectes de feu (Bug) que Jeannot Szwarc réalisa en 1975, d’après le roman Hephaestus Plague de Thomas Page que l’écrivain a lui-même scénarisé avec Castle. Le film qui raconte les tragédies causées par une espèce de blattes capables de générer des incendies en frottant leurs cerques (filaments terminaux) est très comparable à Phase IV sorti deux ans plus tôt, qui montrait l’humanité balayée par la civilisation des fourmis guidée par un message extraterrestre, d’autant plus que les séquences des insectes en macrophotographie ont été dans les deux cas effectuées par Ken Middleham et que la musique expérimentale de Charles Fox est assez comparable à celle de Brian Gascoigne qui l’a précédée. Le chercheur Brian Parminter (Bradford Dillman, vu dans Les évadés de la planète des singes (Escape of the Planet of the Apes), L’inévitable catastrophe (The Swarm) et Piranhas) dont l’épouse a succombé aux envahisseurs aspire à trouver un moyen de les détruire mais est aussi fasciné par l’intelligence qu’ils manifestent au point de s’assembler pour former des mots. Il périt à son tour, mais le resserrement de la faille dont ils s’étaient échappés semblent promettre la fin du péril.



Les insectes de feu (Bug) avec ses punaises incendiaires qu'un entomologiste s'efforce d'étudier au péril de sa vie.

C’est une créature redoutable de bien plus grandes dimensions que Szwarc dirige en 1978 en donnant une suite aux Dents de la mer (Jaws). Le film reprend sans grande imagination, mais sans faiblir, les situations précédentes, avec le garde Brody (Roy Scheider) toujours plus déterminé, mais encore plus esseulé, à vouloir alerter du retour du grand requin blanc anthropophage face à des autorités cyniques refusant de se priver de la manne touristique, œuvre qui s’achève cependant en apothéose avec le squale s’attaquant à un hélicoptère.




Tel Cassandre, Martin Brody (Roy Scheider) tente inlassablement de convaincre un monde incrédule de l'attaque imminente d'un grand requin mangeur d'hommes.

En 1984, Szwarc donna un pendant féminin à Superman avec Supergirl, qui met en scène les exploits surhumains d’une jeune fille (Helen Slater) censément extraterrestre, contrecarrant les projets d’une sorcière maléfique (Faye Dunaway) dont la sorcellerie se traduit même par l’apparition fugace d’un dragon.

Supergirl et la sorcière qu'elle combat.

Une vue plus nette du dragon que dans la séquence, qui surgit brièvement dans Supergirl.

Le film qui a valu la plus grande consécration au réalisateur est Quelque part dans le temps (Somewhere in Time), qui s’était vu décerner en 1981 le Prix de la critique du Festival international du film fantastique d’Avoriaz et avait été sacré meilleur film à la création du Fantafestival de Rome célébrant les films fantastiques et de science-fiction. Il est basé sur un roman de Richard Matheson dont l’auteur a lui-même écrit l’adaptation. Il entraîne un jeune écrivain en pleine remise en cause professionnelle et amoureuse, Richard Collier, interprété par Christopher Reeves qui a prêté ses traits à la plus célèbre incarnation au cinéma du personnage de Superman, à la recherche de traces d’une actrice du début du siècle dont il a découvert le portrait dans une chambre d’hôtel de Chicago. Il est amené à réaliser qu’il l’a croisée âgée lors d’une fête, celle-ci lui ayant offert une montre et demandé qu’il lui revienne. Bientôt sous l’emprise de cette attirance, il parvient avec les encouragements de l’écrivain préféré de l’ancienne actrice à se projeter dans le temps au travers d’un effort de concentration et à y rencontrer Elise McKenna jeune (Jane Seymour, qui fut notamment l’héroïne de Sinbad et l’œil du tigre), sur laquelle veille avec une grande rigueur son chaperon incarné par Christopher Plummer qui lui intime de se vouer de manière exclusive à sa vocation artistique. Le jeune homme parvient néanmoins à entrer en contact avec la jeune femme mais à la vue d’une pièce de monnaie moderne qu’il avait oubliée dans une poche de son pantalon, le charme est rompu et Richard Collier se retrouve instantanément dans sa chambre d’hôtel où il paraît très âgé et mourant ; la fin tragique s’achève cependant par une vision luminescente laissant imaginer que les deux êtres pourraient peut-être se retrouver dans l’au-delà (une séquence qui rappelle d'ailleurs l'épilogue de Mulholland Drive et même d'Eraserhead semblant réunir les êtres dans une vision éthérée).



A force de concentration mentale, Richard Collier (Christopher Reeves) finit par remonter dans le temps jusqu'à l'époque à laquelle Elise McKenna (Jane Seymour) était encore une jeune actrice et cherche à la rencontrer en dépit de l'hostilité de son mentor (Christopher Plummer) qui écarte sans ménagement tout ce qui peut la distraire de l'art dramatique.

Le réalisateur donne corps à cette fiction sentimentale jouée sobrement par ses interprètes principaux, et qui est portée par la musique lyrique et envoûtante de John Barry permettant le temps du film d’adhérer à une histoire de romance au travers du temps. Il exprime toute la mélancolie de l’aspiration romantique souvent illusoire qui porte à croire qu’il existe quelque part pour chacun une personne qui lui est destinée, laquelle en ce monde contemporain cynique et toujours plus superficiel pourrait bien n’avoir malheureusement d’autre existence que dans une époque révolue.

Une vieille photo symbolisant un amour impossible.

Nota : la majeure partie de ces œuvres et un millier d’autres films sont évoqués ainsi qu’une histoire des effets spéciaux concrets dans une Histoire de l’imaginaire à l’écran, Quand le cinéma était réellement fantastique, avis aux éditeurs décidés qui permettraient de mettre cette somme à disposition des lecteurs intéressés, à commencer par ceux de ce site.

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