lundi 2 janvier 2023

UN CRÉATEUR DE MONSTRES À LA CARRIÈRE FULGURANTE

Christopher Tucker au travail sur sa création la plus célèbre, l'Homme-éléphant.

    Le maquilleur britannique Christopher Tucker est décédé le 14 décembre 2022 à l’âge de 81 ans. Professionnel estimé, sa carrière de créateur de monstres fut pourtant bien éphémère, quelque peu à la manière de l’artiste Dale Kuipers auquel il a été rendu hommage précédemment.

    Comme Stan Winston, dont la disparition est à l’origine de ce blog, Christopher Tucker ne se destinait pas initialement au métier de maquilleur ; tandis que le premier rêvait d’être acteur et n’envisageait le maquillage que comme une source de revenus provisoire, le second espérait devenir chanteur d’opéra. Aucune de ces ambitions ne fut pleinement réalisée mais les deux artistes parvinrent à un niveau d’excellence qui les consacra comme grand nom de leur nouvelle discipline.

    Alors qu’il désirait faire partie de la distribution de l’opéra Rigoletto, il commença à élaborer de faux nez avec suffisamment de réussite pour qu’en 1974, sa carrière de chanteur d’opéra déclinant, il décide de se consacrer pleinement à la profession de maquilleur. Il étendit ses services à de faux crânes chauves et de fausses dentitions, étant accepté par l’union syndicale et fournissant des compagnies théâtrales avant d’œuvrer pour la télévision, se formant à partir de quelques ouvrages professionnels et expérimentant avec de nouveaux matériaux au lieu de la mousse de latex afin de se rapprocher davantage de l’apparence de la chair humaine. Dès 1970, il est chargé des maquillages du film Jules César (Julius Caesar). En 1975-76, il seconde Stuart Freeborn pour la création de personnages extraterrestres devant côtoyer les acteurs de la séquence du bar intergalactique de La Guerre des étoiles (Star Wars : A New Hope), avant que d’autres maquilleurs comme Rick Baker n’en ajoutent de nouveaux pour des plans complémentaires.

Christopher Tucker à côté de Nick Maley, au milieu de leurs extraterrestres conçus pour La guerre des étoiles (Star Wars : A New Hope).

    Durant l’été 1976, il conçut sa version du maquillage pour le personnage maudit d’une adaptation du Bossu de Notre-Dame (The Hunchback of Notre Dame) coproduite par les chaînes BBC et NBC, mais la bosse fut largement dissimulée par le costume du personnage tandis que les mains déformées ne furent pas utilisées faute de temps. Simultanément, Tucker conçut différents stades de vieillissement pour les principaux acteurs d’une autre série I, Claudius, incluant de faux cous nécessités par les tenues romaines courtes. Pour une publicité mettant en scène le Bossu de Notre Dame, il créa à la demande des auteurs un œil déformé mécanique capable de cligner, assez saisissant pour que l’autorité indépendante en charge des programmes exige de larges coupes d’un résultat jugé trop dérangeant, et il en alla de même pour sa créature de Frankenstein conçue pour une autre publicité.


Le Quasimodo à l'œil mécanisé pour une publicité. 


En 1978, le maquilleur britannique change Gregory Peck en Josef Mengele pour le film Ces garçons qui venaient du Brésil (Boys who came from Brazil) d’après le roman d’Ira Levin dans lequel le célèbre expérimentateur sadique du IIIème Reich exilé en Amérique du Sud s’atèle à produire des clones de Hitler. L'année suivante, il a créé des répliques de la tête de l'acteur Harvey Keitel pour le film de science-fiction horrifique Saturn 3.

    Le deuxième film de David Lynch va apporter à Chrisopher Tucker une consécration mondiale avec sa recréation pour le film Elephant Man (The Elephant Man) de l’apparence de Joseph dit John Merrick, un Britannique victime d’une maladie lui ayant conféré une apparence très altérée au point qu’il se produisait dans les foires du XIXème siècle en tant que "phénomène humain". Tucker eut l’occasion de travailler à partir de sa dépouille conservée au British Museum et avec l’interprétation de John Hurt, la dimension humaine de ce destin hors-norme est délicatement retranscrite, convoquant l’émotion avec une certaine retenue – même si le film est une version romancée, à partir des mémoires du Docteur Treves (Anthony Hopkins) qui se donne le rôle du bon samaritain.


Christopher Tucker peaufine son maquillage pour Elephant Man.

Un film qui restaure toute sa dignité à l'infortuné John Merrick.

Les aléas du cinéma

    Christopher Tucker conçut les maquillages des trois protagonistes principaux de La Guerre du feu (Quest for Fire), cette évocation de l’aube de l’Humanité réalisée par Jean-Jacques Annaud. Il avait aussi réalisé des prothèses dentaires pour conférer une allure préhistorique à des dizaines de figurants taillés comme des catcheurs lorsque finalement, la production préféra s’orienter sur des danseurs, et son contrat prenant fin, toute cette partie de son travail demeura inutilisable, même si elle servit de référence à l‘équipe canadienne qui lui succéda. Pour la comédie Monty Python : le sens de la vie (Monty Python's The Meaning of Life), il fit enfler démesurément un personnage de goinfre interprété par Terry Jones, Mr Creosote.

Le gargantuesque et peu ragoûtant Monsieur Creosote dans le film Monty Python.

    Le maquilleur devait être le maître d’œuvre des effets spéciaux de maquillage du flm Krull. Il conçut notamment une tête de cyclope à l’œil radiocommandé et devait mettre son expérience du vieillissement à profit pour le personnage de la Veuve de la Toile. Néanmoins, le projet connait des atermoiements dus notamment à la concurrence – le film devait initialement s’intituler Les dragons de Krull, mais la sortie du Dragon du lac de feu (Dragonslayer) a incité à bannir la créature mythique, et la Gorgone Méduse du Choc des Titans (Clash of the Titans) au long corps reptilien a conduit à abandonner une créature tenant de Mélusine à la morphologie serpentiforme trop similaire. Le maquilleur se lasse et préfère quitter le projet, que mènera à bien son collègue Nick Maley.


Le cyclope barbu aux allures de Polyphème créé par Christopher Tucker pour Krull.

    La Compagnie des loups (Company of Wolves) laisse augurer d’un festival d’effets spéciaux, et le maquilleur compte bien renouveler l’apparition des loups-garous à l’écran. Dans une séquence utilisant une fausse tête très réaliste, une langue démesurée puis la tête d'un loup surgit de la bouche d’un personnage. Malheureusement, la scène qui devait être la plus spectaculaire, celle d’un homme se dépouillant de sa peau pour "laisser littéralement voir le loup qui est en lui", est en grande partie édulcorée par le réalisateur, ne permettant pas d’apprécier la transformation graduelle de la musculature pour devenir celle du carnivore au travers de différents modèles mécanisés.


Christopher Tucker et un lycanthrope de La Compagnie des loups (Company of Wolves).

Une fausse tête très convaincante.


Le loup s'extirpe de son déguisement humain.


Christopher Tucker prépare le buste de l'écorché contrôlé par câbles.


La suite de la métamorphose devait employer un corps de loup mécanisé ; au-dessous, l'assistante et épouse de Christopher Tucker Sinikka Ikaheimo avec le modèle sur le plateau de tournage.

    David Lynch fait de nouveau appel à lui pour son adaptation du roman Dune. Il lui demande de concevoir un stade de mutation intermédiaire pour les Navigateurs, ces humains gorgés d’épice de la planète Arrakis qui sont devenus d’énormes créatures cylindriques à allure de limace fabriquées par l’équipe de Carlo Rambaldi. Il souhaite présenter une phase humanoïde mais dont la tête est déformée, "intermédiaire entre la tête de l’Homme-éléphant et celle d’un éléphant". Tucker s’applique à la tâche, apparemment à la satisfaction du réalisateur, créant un certain nombre de masques aux joues capables de se gonfler, ainsi qu'une version mécanique permettant d'ouvrir la bouche et de mouvoir les yeux mais, par manque de temps, le réalisateur ne tournera pas la séquence.


Autres masques inutilisés, ceux du second stade des Navigateurs de Dune.

    Il demeurait un dernier espoir pour Christopher Tucker d’imprimer durablement sa marque en tant que créateur de monstres avec le remake de La Mouche (The Fly). Le réalisateur originellement pressenti par le producteur Mel Brooks, David Cronenberg étant alors engagé par Dino de Laurentiis sur le projet d’adaptation de Total Recall, il choisit à défaut le cinéaste Robert Bierman. Christopher Tucker débute le travail de concrétisation du monstre mais la fille du cinéaste meurt subitement dans un accident de chantier en Afrique du Sud. Bouleversé, le metteur en scène suspend son activité et la production accepte de lui laisser le temps nécessaire pour surmonter cette épreuve, mais finalement, Bierman déclare forfait, ne se sentant plus disposé après une telle tragédie à tourner un film aussi sombre. Entre-temps, l’arrivée d’Arnold Schwarzenegger sur Total Recall, laissant augurer d’une évolution de l’histoire vers une primauté de l’action, décide Cronenberg à abandonner le projet et il devient ainsi disponible pour La Mouche, dont il changera notoirement l’histoire avec le scénariste Edward Charles Pogue, substituant aux deux chimères issues de la téléportation malencontreuse du film original La Mouche noire (The Fly), l’homme à tête de mouche et la mouche à tête humaine, une hybridation progressive combinant les deux espèces. Ainsi, de la même manière que Dale Kuipers qu’un accident retrancha de la production de The Thing comme évoqué dans l’hommage à l’artiste, un élément dramatique tout à fait extérieur au film décida du changement radical de celui-ci et amena la mise à l’écart du créateur d’effets spéciaux initial.


Buste conçu pour la version initiale du remake de La Mouche (The Fly).

    Cette ultime avanie mit fin à la création de monstres par l’artiste britannique, même s’il renoua avec les loups-garous à l’occasion de la série de 2011 She-Wolf of London. Christopher Tucker restera un maquilleur britannique réputé, mais, pour différentes raisons, il ne demeurera pas comme le créateur de monstres qu’il aurait pu devenir. 


Monstres d'une publicité pour la boisson Dr Pepper.


Un documentaire rare montrant Christopher Tucker au travail.

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