vendredi 11 juin 2021

LA BALEINE EST-ELLE UN HIPPOPOTAME COMME LES AUTRES ?



LA CLASSIFICATION MOLÉCULAIRE DU VIVANT, INCONTESTÉE MAIS CONTESTABLE


1ère PARTIE : La généalogie à contre-temps


Ordonner la variété des formes vivantes selon des catégories intelligibles est une préoccupation qui ne peut laisser indifférente toute personne s’intéressant à la diversité des créatures qui habitent la planète. Les classifications des organismes et notamment des espèces animales ont été fortement bouleversées depuis plus d’une vingtaine d’années. Aux améliorations continues au fur et à mesure de l’enrichissement des connaissances se sont finalement substituées de complètes reconfigurations, heurtant les représentations telles qu’elles se sont progressivement constituées depuis le Siècle des Lumières sous l’égide de Karl Von Linné, Jean-Baptiste Lamarck, Simon Pallas, Georges Cuvier pour ne citer que les plus connus des premiers grands classificateurs. On ne peut évoquer sérieusement ces enjeux scientifiques sans en restituer en partie la complexité, mais le sujet le nécessite, et le lecteur attentif pourra ainsi découvrir certaines bizarreries auxquelles conduit l’approche ayant actuellement la faveur du milieu professionnel, et que peu d’esprits libres osent contester, de sorte qu’il lira rarement les éléments ici présentés dans l’optique anticonformiste de ce site indépendant attaché à une vulgarisation de qualité.

Dans leur aspiration à décrire le monde qui les entoure, les êtres humains se sont assez tôt attachés à faire entrer les espèces vivantes dans des ensembles définis – à l’exception de l’époque de la Querelle des Universaux au Moyen-Âge, lorsque certains auteurs postulaient la singularité de chaque être en réfutant la pertinence de catégories générales. Les premières classifications se rapportaient aux caractéristiques magiques prêtées aux animaux ou à leur comestibilité, généralement conditionnée à des critères religieux, d’autres, émanant pourtant d’auteurs davantage intéressés par la zoologie, les envisagèrent de manière très approximative comme à l’époque médiévale en se basant notamment sur la taille (les petits animaux étant appelés insectes) et le milieu (les animaux aquatiques étant généralement désignés sous le terme de poissons), puis en combinant ces subdivisions pour en former une supplémentaire, celle des "insectes marins".

Mettre de l’ordre dans la variété de la nature

Avec le précurseur savant grec Aristote puis les premiers naturalistes de la Renaissance s’est affirmé progressivement le souhait d’établir des classements plus élaborés, rendant compte des affinités entre espèces sur des critères plus précis, même si l’idée de réelle parenté entre elles ne prendra tout son sens qu’avec la théorie de l’évolution qui postule une ascendance commune. La première tentative du naturaliste suédois Karl Von Linné, botaniste d’origine qui a fondé la dénomination scientifique formée d’un nom de genre suivi de celui de l’espèce, comme pour Homo sapiens ou Canis lupus (en langue gréco-latine, mais on a vu dans l’article La peoplisation du monde vivant que cette règle n’était à présent plus vraiment respectée), reste imprégnée de schématisme hiérarchique. L’homme étant perçu comme l’aboutissement de la Création, il le place au sommet de la pyramide, au sein des Primates (initialement appelés Anthropomorphes), même si Linné y inclut les singes en acceptant des ressemblances qui seront encore contestées avec horreur lorsque Darwin déduira que les deux lignées sont issues d’une même souche. Il reconnaît aussi des proximités entre ce groupe et celui des autres mammifères comme le chien et la vache, qu’il rassemble dans les Secondates ; enfin, tous les animaux restants, du lézard à la fourmi en passant par les poissons sont réunis dans un tiers état indistinct, les Tertiates – il faut dire que l’Abbé Dicquemare considérait pour sa part que les "groseilles de mer", des animaux marins presque essentiellement composés d'eau constituant l'embranchement des Cténaires et pourvus de cils vibratiles disposés à la manière de peignes tel Mnepiosis connu des lecteurs de l’article La revanche des plus humbles, représentaient des formes de vie si rudimentaires qu’elles étaient indignes d’intérêt. Il faut rendre cependant justice à Linné de s’être par la suite penché avec autant de sérieux sur le règne animal qu’il en avait témoigné auparavant pour son étude du monde végétal, proposant alors des classifications bien plus élaborées, similaires à celles de ses collègues Simon Pallas et Jean-Baptiste Lamarck – le premier à avoir défendu avec sa notoriété l’idée de transformation graduelle des espèces – dont Georges Cuvier prendra la suite en cherchant à établir à son tour de grands plans d’organisation du monde animal et en recherchant les catégories menant de l’un à l’autre, même s’il n’en retirait pas toutes les implications, contestant vigoureusement comme son bouillant disciple de Blainville que ces espèces intermédiaires, actuelles et fossiles, puissent constituer des formes transitionnelles, ceux-là étant de vigoureux opposants à la vision darwinienne.

L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert ne visait pas qu'à prôner des idées politiques avancées en diffusant les conceptions des philosophes en matière de libertés publiques mais aussi à dresser un inventaire détaillé du monde, incluant aussi bien les diverses manifestations du monde naturel que les sciences et techniques ; ci-dessus, fac-similé reproduisant la partie de la somme consacrée aux deux classes de vertébrés dits les plus évolués dont avait traité le Comte de Buffon dans ses volumes parus entre 1753 et 1783 relatifs aux quadrupèdes et aux oiseaux. 

A la différence de L'Histoire naturelle de Buffon, les tomes de L'Encyclopédie de Diderot et Dalembert parus entre 1751 et 1771 n'ont pas délaissé les autres groupes d'animaux tels que les reptiles, les poissons, les animaux marins non vertébrés incluant les coraux et éponges ou encore les vers parasites nommés Helminthes y compris un groupe peu connu du grand public comme les Acanthocéphales qu'on trouve surtout chez les poissons. Si la classification n'était pas très aboutie, les descriptifs étaient très complets pour l'époque ; ci-dessus, cette planche des "vers mollusques" représentent une limace surmontant une "limace de mer" (Nudibranche) et sous le nom de "triton" une balane retirée de sa coquille, et en dessous, des holothuries ou "concombres de mer" préludant la présentation d'autres espèces plus vermiformes du groupe dépourvues d'ambulacres sur une autre planche.



Né la même année que Buffon, le Suédois Linné s'est investi dans la recherche d'une classification naturelle regroupant les espèces sur la base de ressemblances bien établies au lieu de la simple juxtaposition figurant dans L'Encyclopédie, sans pour autant en déduire de réelles parentés, consacrant d'abord ses efforts à son domaine de prédilection, la botanique, avant de s'attacher avec un même succès à établir les classes animales à partir de la première édition en 1735 de son Systema naturae. 


La passion pour l'étude et le classement des espèces au Siècle des Lumières s'est aussi enrichie de la découverte d'un monde de créatures dans l'infiniment petit avec la mise au point du premier microscope en 1676 par le drapier hollandais Anton van Leeuwenhoeck. En haut, la représentation de daphnies - puces d'eau, un crustacé invisible à l'œil nu du groupe des Cladocères ("qui portent des bois"), représenté en 1685 pour Historia Insectorum generalis de Jan Swammerdam. En bas, reprise de croquis d'Anton van Leeuwenhoek dans un ouvrage de 1795, avec en haut des bactéries, le protozoaire cilié Dileptus, à côté et en dessous, des rotifères, à droite, une puce d'eau, en bas à gauche, un organisme colonial, le Volvox, des larves d'insectes, notamment celle de la simulie avec ses deux panaches branchiaux, un oligochète, parent aquatique microscopique du ver de terre, et des spermatozoïdes. 

Même si de grands éthologues tel Rémy Chauvin ou un zoologiste renommé comme Pierre-Paul Grassé demeurèrent rétifs à la conception évolutive du monde vivant, l’idée de transformation graduelle des espèces a fini par s’imposer largement dans le domaine des sciences du vivant. Dès lors, il ne s’agissait plus simplement de classer les espèces selon des séries retrouvant les plans divins ayant concrétisé toutes les variations possibles comme au temps des fixistes (on dit aujourd’hui créationnistes) de la même manière qu’on peut classer les ustensiles de cuisine par types, mais bien de reconstituer la manière dont les espèces ont évolué les unes par rapport aux autres depuis des formes originelles, en effectuant des recoupements et des déductions à partir de l’anatomie comparée dont le Baron Georges Cuvier et Isidore Geoffroy Saint Hilaire furent de grands promoteurs, de l’embryologie qui révèle un schéma primordial, par exemple commun à tous les vertébrés, de la roussette de mer à l’homme – Ernst Haeckel disait que l’ontogenèse résume la phylogenèse, autrement dit que les traits communs d’embryons récapitulent des étapes majeures de l’évolution de leur groupe – et enfin par l’étude des fossiles dont encore Cuvier ainsi que l’Anglais Richard Owen furent des pionniers, la paléontologie étant irremplaçable pour inventorier et décrire les restes de formes disparues qui indiquent là aussi des étapes anciennes dans la transformation des êtres. La classification phylogénique développée plus particulièrement à partir des années 1960 cherche même plus précisément à ce que la classification des espèces retranscrive exactement l’arbre du vivant en reconstituant ses branches, ses "clades", c’est-à-dire en s’attachant à regrouper sur un même rameau toutes les formes issues d’un ancêtre commun.

Présentation des liens de parenté entre organismes actuels selon un arbre phylogénétique simplifié ; celui-là a été modernisé pour tenir compte de la conception actuelle de deux règnes distincts de bactéries, mais préserve la conception traditionnelle du règne animal, en ne retenant notamment pas la conception des vers nématodes comme ancêtres des animaux à pattes à articulations externes comme les araignées, crabes et insectes - sujet sur lequel se penchera notamment la seconde partie de ce dossier.


Le tournant des années 1990

Au cours des années 1990, le développement de la génétique, et ce qu’il faut bien appeler la mathématisation des esprits, a conduit certains dont l’influence a été exponentielle à rechercher des critères supposés plus "objectifs" que les ressemblances constatables entre des morphologies, qui peuvent parfois être trompeuses en raison notamment d’adaptations convergentes d’espèces à leur milieu, et même entre des dispositions anatomiques analogues, même si la plupart du temps, c’était moins un critère précis qu’un ensemble de corrélations qui incitaient à définir un groupe "naturel". Dorénavant, on établirait la cartographie des gènes, on séquencerait le génome de l’homme et de tous les autres organismes, et l’ordinateur n’aurait plus qu’à effectuer les correspondances, permettant d’établir les degrés de parenté et de préciser "l’horloge biologique" de chaque espèce, soit la date à laquelle elle était apparue dans l’histoire de la vie, grâce à des calculs précis. La nouvelle méthode dite de la biologie moléculaire ne tarda pas à se substituer à celles qui avaient assuré le succès de l’histoire naturelle, les généticiens l’imposant dans un premier temps aux zoologistes, dont les études comparatives étaient jugées plus empiriques, puis rapidement les zoologistes eux-mêmes s’y convertirent massivement, la classification moléculaire parée des atours de la modernité exerçant son hégémonie de la même manière impérieuse et même imprécatrice que l’imagerie numérique supplantait irrésistiblement les effets spéciaux physiques sur les écrans durant la même période avec la même apologie technophile.

Cependant, en dépit du faible nombre d’opinions critiques qui contestent cette conception, la classification moléculaire des organismes vivants n’est pas sans présenter des aspects critiquables qui devraient conduire à ne pas rejeter de manière si catégorique les méthodes jusque-là employées et affinées depuis la fin du XVIII ème siècle, lesquelles se basaient sur des éléments concrets tels qu’évoqués plus haut et permettaient de confronter les différentes interprétations enrichies des nouvelles découvertes.

Il est un peu déstabilisant pour qui s’est intéressé au monde animal dans les décennies précédentes d’appréhender la nouvelle systématique tant elle a été bouleversée façon tabula rasa, au point qu’elle pourrait sembler avoir été agencée de manière aléatoire, et aucun échelon n’est exempt de ces restructurations drastiques qui remettent en cause les certitudes, des embranchements aux familles, des groupes de Protozoaires aux Mammifères. Il en a résulté des réassignations et de nouvelles désignations, quelque peu barbares voire imprononçables, comme les Ecdysozoaires, dont il sera question dans la seconde partie de cette étude.

L’hippopotame en tête de gondole

Le colossal hippopotame paraît bien insignifiant à côté du rorqual bleu, plus grand mammifère vivant au côté duquel il figure dans le Hall du Muséum d'histoire naturelle de Londres.

Les médias assurent de manière récurrente que la science moderne considère dorénavant l’hippopotame comme l’ancêtre de la baleine ou peu s’en faut, et qu’il convient donc de réunir les deux animaux en un même ensemble. Il ne faut pas en l’occurrence blâmer les raccourcis de la vulgarisation, car il s’agit bien là d’une assertion certes schématisée de la biologie moléculaire, quasi-universellement acceptée par conformisme généralisé, qui présente l’hippopotame comme un proche parent des Cétacés, voire parfois comme leur forme originelle. Cela renvoie curieusement à la classification ancienne d’Ernst Haeckel qui rapprochait les deux lignées, en constatant que ces mammifères (Aristote fut le premier à déceler la nature mammalienne des baleines et dauphins) présentaient des adaptations au milieu aquatique permettant d’envisager que l’animal amphibie pût avoir possiblement engendré cette lignée totalement affranchie de la terre ferme. 


Reproductions de mammifères aquatiques dans un ouvrage du XIXème siècle, un sirénien, le dugong, deux cétacés, une baleine et un cachalot, et l'hippopotame amphibie représenté au dessus de son crâne.

Depuis, la systématique et la paléontologie ont considéré que les porcins auxquels on apparente traditionnellement les hippopotames s’étaient distingués de l’ensemble constitué par les ruminants, même si toutes ces catégories sont à présent remises en question par les biologistes moléculaires ; les Cétacés, quant à eux, semblent bien avoir suivi une voie singulière et ancienne, même si leur parenté avec les Artiodactyles regroupant porcins et ruminants a été estimée de longue date fort crédible. C’est vraisemblablement au sein de l’ordre éteint des Condylarthes dont sont probablement issus aussi bien les chevaux que les ruminants et peut-être même les éléphants et les ongulés indigènes éteints d’Amérique du Sud, que prennent naissance les ancêtres des Cétacés, possiblement dans un tronc commun qui conduit aussi aux porcins et aux ruminants. La lignée d’origine de ces mammifères marins a généralement été attribuée aux Mésonychides, de redoutables carnivores pourvus de sabots du début de l’ère des Mammifères qu’on appelle Cénozoïque, mais on a voulu récemment lui substituer un petit Artiodactyle aux allures de chevrotin, Indohyus. Il n’est pas absurde d’envisager que les baleines et les cétacés à dents soient les lointains cousins des hippopotames, Suidés, chameaux, cerfs et vaches. Cependant, ces rameaux ont divergé de longue date. Les restes de la forme transitoire des Cétacés, capable de passer d’un milieu à l’autre, l’Ambulocetus trouvé au Pakistan, remontent à 49 millions d’années, au début de l’Éocène, et arborent une incontestable dentition de prédateur. Les hippopotames, quant à eux, ne sont apparus qu’il y a 15 millions d’années, au Miocène, et présentent une dentition typique de végétarien permettant de broyer les plantes aquatiques. Les hippopotames ne peuvent ainsi représenter les ancêtres des baleines, maintenant que, depuis Haeckel, la série de fossiles est mieux connue. Par conséquent, il existe là une discordance temporelle majeure. Même si certaines adaptations peuvent rapprocher hippopotames et Cétacés, les seconds ne peuvent en aucun cas descendre des premiers apparus des dizaines de millions d’années plus tard, alors que les premiers représentants marins conduisant aux baleines et dauphins étaient déjà bien caractérisés. 


Ce tableau qui représente les formes transitoires dans l'évolution des Cétacés basées sur les fossiles découverts dans les dernières décennies rend bien compte que le lien des hippopotames avec les ancêtres de ces mammifères marins est très lointain, peut-être à peine plus proche qu'avec la vache, et encore ce tronc commun remonte à l'époque à laquelle les deux lignées étaient représentées par des formes fort différentes des actuelles et les hippopotames n'existaient pas encore en tant que tels.

Un fantaisiste chaînon manquant entre l'hippopotame et la baleine ? Non, seulement un hippopotame mutant imaginé par Adrian, un artiste norvégien.

De nouvelles études préciseront peut-être si le rapprochement traditionnel des porcins et des hippopotames, qui était jusque-là notamment fondé sur la famille éteinte des Anthracothères considérée comme ayant engendré ces derniers, était fondé ou non. Il est cependant manifeste que les branches du rameau ancestral ayant abouti aux cétacés, aux ruminants et aux porcins – en incluant potentiellement les hippopotames – ont divergé rapidement à partir de formes originelles probablement encore assez peu différenciées et que, quelle que soit la relative plus grande proximité entre deux lignées, la promotion médiatique d’une étroite parenté entre hippopotame et baleine s’avère une présentation tout à fait biaisée qui ne vise qu’à assurer la publicité destinée à entériner dans les esprits de manière assez spectaculaire la norme de la biologie moléculaire, selon un processus dirimant qui évoque un peu la manipulation ayant délibérément occulté lors de la sortie du film Jurassic Park les dinosaures mécanisés des studios Stan Winston pour faire la promotion exclusive du virtuel : ceux qui se prévalent de la modernité sont généralement imprégnés d’une dimension idéologique implicite masquée par un pragmatisme allégué, et avec ce cousinage quelque peu forcé, les tenants de la nouvelle taxonomie se sont saisis d’une figure marquante susceptible de représenter leurs vues auprès d’un large public relativement crédule.

L’horloge moléculaire ne donne pas toujours l’heure exacte

Les zoologistes modernes acquis à la biologie moléculaire et attachés à distribuer les espèces selon de nouveaux rameaux ont aussi postulé qu’un certain nombre de mammifères africains étaient liés, les rassemblant dans le groupe des "Afrothères", les "bêtes d’Afrique". On savait que certains ongulés "primitifs" étaient issus d’ancêtres communs avec les éléphants, à savoir les Siréniens, retournés à la vie aquatique comme les lamantins, et les damans de l’ordre des Hyracoïdes dont les représentants actuels sont tous de petites taille et évoquent davantage des rongeurs que les pachydermes géants de la savane. Il s’agit bien de groupes ayant divergé à partir de formes communes, les fossiles des premiers Siréniens encore quadrupèdes sont assez similaires à ceux des Proboscidiens ancestraux qui mènent aux éléphants, et on les désigne parfois sous le terme de Subongulés. Un rameau plus lointain peut en être rapproché, celui des Tubulidentés qui ne comprend que l’oryctérope ou "cochon de terre", seul ongulé au régime insectivore, qui creuse des terriers avec ses sabots impressionnants et pourrait être apparenté aux ordres les plus anciens d’ongulés éteints comme les Pantodontes – on les appelle parfois globalement des Protongulés.

La biologie moléculaire a entrepris d’élargir cet ensemble en y intégrant des groupes qui étaient jusque-là rangés dans l’ordre des Insectivores, les tenrecs, homologues malgaches des hérissons, les taupes dorées et les macroscélides ou musaraignes à trompe dont le museau est curieusement allongé et flexible, rameaux séparés des précédents là encore notamment sur la base d’une évaluation moléculaire. Même s’il est vrai que les mammifères apparus les premiers présentaient une allure similaire, il est déjà au préalable quelque peu déconcertant, sauf à être un thuriféraire du cladisme moléculaire, de rapprocher davantage le hérisson malgache des éléphants que des hérissons du reste du monde (Afrique, Europe, Asie et il y eut aussi un genre qui vécut au Miocène en Amérique du Nord), tout comme d’estimer que les espèces américaines habituellement rangées dans les Insectivores ne leur sont nullement apparentées. Le concept des Afrothères suppose en effet que cette branche des Mammifères s’est constituée de manière autonome, endogène au continent, générant des espèces sans commune mesure avec d’autres branches existant par ailleurs, et la datation fixe fréquemment l’origine de cette lignée aux alentours de 100 millions d’années. Or l’Afrique n’a vraiment été séparée un temps de l’Eurasie qu’il n’y a que 30 millions d’années, ce qui géographiquement ne concorde donc pas avec ce concept d’un isolat engendrant une faune indigène. A l’inverse, l’Afrique s’est séparée de l’Amérique du Sud il y a 80 millions d’années, soit vraisemblablement à l’époque où coexistaient avec les dinosaures à la fin du Crétacé les premiers mammifères modernes de l’ordre des Insectivores, les hérissons et musaraignes, par conséquent, rien n’interdit au contraire de considérer que ces mammifères habituellement rassemblés dans l’ordre des Insectivores puissent être apparentés avant que la dérive des continents ne les amène à évoluer séparément par la suite, tout comme les ornithorynques d’Amérique du Sud qui vivaient à la fin du Crétacé sont très similaires à leurs cousins actuels observés en Australie et Tasmanie. Cela est d’autant plus à considérer que de probables fossiles parents des tenrecs ont été découverts dès le tout début du Tertiaire en Afrique alors que le groupe n’aurait trouvé asile à Madagascar qu’il n’y a qu’une trentaine de millions d’années, en y ayant accédé accidentellement peut-être par des radeaux dérivants, ce qui n’interdit pas une origine commune avec le tronc des autres insectivores du continent. Une autre étude moléculaire a quant à elle prétendu que l’ancêtre des Afrothères serait apparu sur le sol américain peu après l’extinction des Dinosaures, c’est-à-dire que ce groupe propre à l’Afrique y aurait vu le jour à des milliers de kilomètres de là tandis que les deux continents étaient déjà séparés depuis longtemps, ce qui là encore rend assez peu vraisemblable cette histoire évolutive supposée.


Représentation des Subongulés, en haut à gauche, éléphant d'Afrique, en dessous, oryctérope ou "cochon de terre", en bas, à daman et à sa droite, un dugong ou "vache marine" ; on les affilie dorénavant à des insectivores comme la macroscélide ou "musaraigne éléphant", en haut à droite et en dessous un tenrec malgache.

Si la réalité géographique paraît infirmer en tous points l’hypothèse des Afrothères, le fil chronologique la dessert tout autant. Les premiers fossiles de Proboscidiens remontent au début de l’Éocène, seconde période ayant suivi l’extinction des dinosaures ; non seulement, aucun fossile des précurseurs des éléphants n’a jamais été trouvé dans les couches antérieures du Crétacé contrairement à ce que prétendent établir certaines études de biologie moléculaire, mais il paraît logique que ces formes ancestrales (encore dépourvues des caractéristiques actuelles les plus spectaculaires de ces animaux comme la trompe et les défenses, et ainsi probablement proches du début de la lignée) ne soient apparues qu’au début du Tertiaire conformément aux fossiles découverts ; contrairement aux Insectivores polyvalents, les formes assez spécialisées de Mammifères n’ont pu se développer selon toute vraisemblance qu’une fois que les niches écologiques occupées par le groupe dominant du Mésozoïque ont été libérées suite à son extinction. Le seul point commun incontestable entre l’éléphant et la musaraigne-éléphant semble bien être la trompe.

photo de famille recomposée : en suivant la numérotation, Oryctérope (Tubulidenté), Dugongs (Siréniens), Macroscélide (anciennement insectivore), lamantin (Siréniens), taupe dorée (anciennement insectivore), daman (Hyracoïdes), éléphant d'Afrique (Proboscidiens) et tenrec malgache (anciennement insectivore).  

On voit que les estimations chronologiques de la biologie moléculaire peuvent s’avérer à l’occasion très fantaisistes. Un troisième anachronisme intéressant les mammifères est encore plus extravagant si c’était possible. Une estimation par l’horloge moléculaire date la séparation entre les rongeurs et les primates de 320 millions d’années, soit le Carbonifère, la première période à laquelle les Vertébrés terrestres se mirent réellement à dominer les terres émergées, après avoir entamé leur conquête à la fin de la précédente, le Dévonien supérieur. Le Carbonifère est connu comme le règne des Amphibiens, qui se sont diversifiés en engendrant des formes de grande taille. A la fin de la séquence, les reptiles des principales lignées sont apparus sous forme ancestrale, se présentant comme des animaux de petite taille à allure de lézards. Les reptiles mammaliens ne se distinguaient guère visuellement de ces espèces d’allure anodine, et ne prendront l’ascendant qu’au Permien, à l’époque suivante. La date de l’apparition des premiers mammifères modernes est discutée, mais il paraît établi que leurs précurseurs d’apparence la plus modeste ne se sont pas développés avant que les dinosaures ne soient devenus la lignée dominante, peut-être pas avant la dernière partie du Crétacé. Non seulement aucun rongeur, mais même aucun animal ne leur ressemblant un tant soit peu, n’aurait pu être alors observé, une très longue durée sera nécessaire avant que n’apparaissent les ancêtres des rats.

Un arbre généalogique moderne des Mammifères ; on note non seulement une partie des Insectivores d'Afrique (tenrecs et musaraignes-éléphants) sont totalement dissociés des autres (musaraignes, taupes et hérissons), mais aussi que les plus proches parents des chauve-souris sont les lamas, une hypothèse excédant les efforts d'imagination pourtant grands qu'on est prêt à consentir ici.

Mariés à la première analyse génétique, la roussette et le lama, qui n'en revient pas - nous non plus....

Ainsi donc, la biologie moléculaire est censée permettre de reconstituer l’arbre généalogique des organismes terrestres et également fournir avec le plus de précision possible la date à laquelle deux lignées ont divergé à partir de leur ancêtre commun. En apparence, on ne peut avoir restitution plus précise de l’histoire de la vie. Cependant, les thuriféraires hégémoniques de la méthode sont assez peu prolixes sur les résultats qui l’invalident comme le prouvent ces exemples significatifs mais qui suscitent étonnamment bien peu de contestations, et la seconde partie le confirmera davantage.


A SUIVRE : seconde partie, il ne leur manque (presque) que les pattes 

mise à jour du lien pour la suite de l'exposé : 

http://creatures-imagination.blogspot.com/2022/04/il-ne-leur-manque-presque-que-les-pattes.html