dimanche 24 décembre 2023

LE ZOO DE L'INFIME

UN MONDE MINUSCULE VISIBLE A L'OEIL NU, 1ère partie    


Ce spécimen de Gromia dépasse le centimètre de diamètre.

Le drapier hollandais Anton van Leeuwenhoeck ne s’était probablement pas intéressé tout particulièrement à la biologie jusqu’à une découverte fortuite – ce phénomène qu’on désigne sous l’appellation générale de sérendipité. En effet, celui-ci ne cherchait qu’à s’assurer de la meilleure qualité de ses étoffes lorsqu’il eut l’idée en 1776 de combiner des loupes pour pouvoir mieux vérifier la conformation des fibres. Réalisant à quel point son dispositif optique agrandissait de manière spectaculaire les détails des objets, il en vint par curiosité à scruter son environnement à travers ce fort grossissement. C’est alors qu’un monde entièrement nouveau se révéla à lui lorsqu’il réalisa non seulement la structure des organismes sous forme de cellules, mais surtout qu’évoluaient autour de nous des êtres plus minuscules encore que les cirons (acariens), si petits qu’on ne pouvait les déceler sans l’aide d’un instrument d’optique, apportant ainsi quelque réalité aux croyances et philosophies antiques qui postulaient que l’être humain était le maillon intermédiaire entre le macrocosme, l’univers, et le microcosme, un infiniment petit qui venait ainsi d’entrer dans le champ scientifique.

Le brillant autodidacte Leeuwenhoeck. 

    Franchissement occasionnel d’une échelle à l’autre

    Il existe des créatures de toute taille, depuis les infimes bactéries à l’origine de la vie, invisibles à l’œil nu mais dont les espèces pathogènes causent de grands torts, jusqu’à la baleine bleue sauvée in extremis de l’extinction, dépassant avec sa trentaine de mètres la longueur de nos plus grands véhicules terrestres. Chez les Arachnides par exemple, la taille va de celle des grosses mygales velues qui rebutent les arachnophobes, excédant celle d’une main, jusqu’à des acariens en dessous du seuil de visibilité qui colonisent la literie en se nourrissant de peau morte ou vont se nicher à notre insu dans l’épiderme comme le Demodex follicularum. On trouve des êtres présentant toute la gamme des dimensions intermédiaires entre les extrêmes, seules les capacités de notre vision fixant une frontière empirique entre visible et infime. Une découverte récente étonnante confirme qu’on peut trouver bien des exceptions marquantes en la matière comme on le verra plus loin.

    Les grains de sable abritent un écosystème varié insoupçonné qu’on désigne globalement sous le nom de méiofaune. Celle-ci comporte des représentants de nombre de groupes zoologiques, beaucoup d’espèces s’étant miniaturisées de manière indépendante les unes des autres pour coloniser ce milieu, comme de minuscules gastéropodes souvent sans coquille et des holothuries (concombres de mer), voisinant avec des organismes habituellement microscopiques comme les Protozoaires, les animaux unicellulaires. Les registres fossiles ont fourni de nouvelles illustrations de ce mécanisme, comme pour le groupe des Kinorhynques, des animaux marins allongés au corps recouvert d’une cuticule articulée cités dans l’article d'octobre 2019 "La peoplisation du vivant", qui sont actuellement tous microscopiques mais qui atteignaient quatre centimètres à l’époque cambrienne ayant vu l’apparition des grands types zoologiques modernes ; on ne peut donc voir à l’œil nu ces animaux qu’à l’état de fossiles. Pour le groupe des Tardigrades (les "ours d’eau"), l’espèce marine Echiniscoides sigismundi, qui a pour habitat les algues et les colonies de balanes des zones de marées, peut atteindre le millimètre et demi, ce qui la rend perceptible à défaut de permettre d'en apprécier directement la morphologie. Les Nématodes non parasites sont en général microscopiques mais les espèces marines appartenant au groupe des Araeolaimides peuvent mesurer jusqu'à 5 centimètre. Un animal multicellulaire primitif, Buddenbrockia (évoqué dans l’article de septembre 2014 "Un fossile vivant vraiment inattendu ?") qui vit dans les ascidies, nos lointains parents en forme de sacs fixés, peut être aussi petit que 0,05 millimètres, mais les plus grands spécimens peuvent atteindre trois millimètres.

Un très beau fossile de Kinorhynque du gisement fossilifère cambrien de Qingjiang en Chine, dix fois plus grand que les espèces actuelles qui vivent entre les grains de sable.

Le Tardigrade Echiniscoides sigismundi dont l'allure évoque celle d'un minuscule ourson.

Un Nématode marin macroscopique.

    Le plancton est aussi un foisonnement de vie pour l’essentiel invisible sans microscope. Dans les lacs et les rivières, on y trouve notamment des représentants de plusieurs groupes de Crustacés, les Copépodes, les Ostracodes à la carapace bivalve et les Cladocères, ces derniers étant généralement surnommés "puces d’eau". Si ces daphnies qui servent de proies aux hydres d’eau douce et aux plantes carnivores appelées utriculaires sont très petites, l’espèce Leptodora kindtii atteint un centimètre et demi, ce qui en fait un géant pour le groupe. 

Le diaphane Leptodora dans toute sa grâce (la tête à droite) ; la créateur japonais de figurines Kaiyodo en a créé une réplique pour les collectionneurs.

        Celui qui se trouve à la base de la chaîne alimentaire océanique contient notamment les œufs de tous les types d’animaux, composant un monde d’une grande variété presque invisible à l’œil nu, à l’exception notamment des formes dominantes comme le premier stade des Hydrozoaires sous forme de petites méduses, des larves de poissons ainsi que des Crustacés désignés collectivement sous le nom de krill (Euphiausacés et Mysidiacés) qui nourrissent les Cétacés à fanons. Parmi les prédateurs les plus redoutables de ce micromonde bouillonnant figure un petit groupe animal spécialisé dans la prédation, celui des Chétognathes, dont la position dans l’arbre généalogique du monde animal est très singulière, ne se rapprochant réellement d’aucun autre type vivant. Ils sont surnommés "vers-flèche" car leur corps est allongé, droit, se termine par une tête plus large et ils sont dotés d’une paire longitudinale de nageoires latérales ainsi que d’une nageoire caudale ; de plus, ils se déplacent avec une vitesse fulgurante. La tête est pourvue d’une mâchoire redoutable sous forme d’un double jeu de dents recourbées très effilées. S’ils sont ordinairement de petite taille, quelques-uns comme Pseudosagitta gazellae peuvent dépasser la douzaine de centimètres.

Gros plan sur la tête d'un Chétognathe montrant son double jeu de piquants acérés qui constituent sa redoutable mâchoire.

Pseudosagitta maxima, un des plus grands représentant des Chétognathes ou "ver-flèches" qui avec ses 9 centimètres pourrait être confondu avec un poisson.

    Il apparaît en fait qu’un certain nombre de types d’animaux multicellulaires ont réduit leur taille depuis l’époque du Cambrien pour s’adapter à de nouveaux milieux comme le plancton tels les Chétognathes et à la vie entre les grains de sable comme les Kinorhynques et les Tardigrades. Dans le cas des Unicellulaires, il peut à l’inverse arriver que certaines espèces accroissent leur taille jusqu’à franchir le seuil du visible, ce qui est évidemment plus inattendu chez les êtres dont l’existence semble ontologiquement ne pouvoir être attestée qu’au moyen du microscope. Chez les Protozoaires ciliés, quelques "géants" franchissent ainsi le cap du millimètre comme le genre Bursaria et le Stentor qui ressemble à une petite trompette. Quelques Ciliés très allongés présentent une allure vermiforme, comme Dileptus avec sa région antérieure effilée lui donnant l’allure générale d’un cygne qui peut atteindre 1,6 mm, Helicoprorodon gigans qui détendu peut atteindre 2,5 mm de longueur et Spirostomum qui avec 4 mm se hisse presque à la hauteur du demi-centimètre. Quant aux colonies sessiles de Zoothamnium, elles se présentent comme de gracieuses plumes qui parviennent jusqu’à mesurer 1 centimètre et demi de hauteur.


Un stentor en forme de trompette dont on distingue certains des cils qui entourent l'ouverture orale ; en dessous, photo étonnante laissant voir à l'œil nu une population de stentors à la silhouette reconnaissable. 

Des exemplaires de Spirostomum en mouvement sur une pièce de monnaie.

Le cilié colonial Zoothamnium ressemble à une petite plante susceptible d'être aperçue dans un aquarium d'eau douce ou d'eau de mer par l'observateur attentif, forme d'allure végétale qui aurait pu plaider au XVIIIème siècle pour rapprocher superficiellement des végétaux les Protozoaires - en réalité, chaque terminaison est un individu capturant de minuscules proies.

    Amibes et apparentés

    Dans le groupe des amibes, quelques espèces s’essaient aussi à passer le cap de l’échelle microscopique. Parmi les sédiments d’eau stagnante dépourvus d’oxygène peut s’observer le genre Pelomyxa auquel il arrive de dépasser le demi-centimètre, ce qui est là encore considérable pour un Protozoaire puisqu’on peut le voir sans instrument optique. Certains des Rhizopodes contiennent leur cellule dans une coquille comme les "amibes testacées" ou Thécamoebiens, c’est ainsi le cas de Gromia sphaerica des Bahamas qui peut atteindre 3 cm de diamètre.


Vues d'un spécimen de Gromia : on distingue par transparence au travers de sa coquille le cytoplasme dont irradient de fins pseudopodes, extensions qui permettent de se mouvoir ainsi que de capturer les proies ; en dessous, ce petit crabe araignée est investi par des coquilles de Gromia.

    Leurs parents les Foraminifères forment des coquilles plus élaborées. La forme discoïdale de Marginopora vertabralis atteint deux centimètres de diamètre. Les Nummulites, Foraminifères ayant aussi l’allure de petites pièces qui leur confère leur appellation fondée sur l’étymologie latine ("petits écus"), peuvent aussi atteindre cette taille, mais des formes éteintes étaient aussi grandes que des petites assiettes avec un diamètre de pas moins de 16 centimètres. Bien que fréquents dans le plancton, quelques Foraminifères forment des colonies fixées au substrat comme Miniacina miniacea qui constitue de petites structures rouges-rosées arborescentes calcifiées qui peuvent s’élever à une hauteur d’un centimètre ou Homotrema rubrum courant sur les pierres et les coraux des aquariums et capable d’atteindre 1,2 centimètres. Une espèce actuelle est d’apparence si semblable à une éponge carnivore qu’elle a autrefois été considérée comme l’une d’elle, d’autant plus qu’on la trouve dans les mêmes grottes méditerranéennes ; Spiculosiphon oceania se dresse à une hauteur de cinq centimètres et protège sa tige aussi bien que la partie terminale qui contient la majeure partie de la cellule avec des éléments rigides constitutifs des éponges, les spicules qui lui donnent son nom, les agglutinant avec un ciment organique translucide et les agençant soigneusement pour en faire un étui protecteur et pour la région supérieure un support afin der permettre aux fins pseudopodes d’être maintenus à proximité de la colonne d’eau et de leur permettre de jaillir pour se saisir des proies planctoniques.


En haut, une Nummulites actuelle posée sur le fond marin au milieu des algues rouges, en dessous, un représentant fossile géant.





Quelques représentants d'espèces de Foraminifères sessiles dont on peut distinguer les fins pseudopodes terminaux, Miniacina miniacinea, Homotrema rubrum, Halophysema tumanowiczii et le Spiculosiphon oceania, vue générale de deux individus dans leur tube et gros plan sur la cellule hérissée de spicules provenant d'éponges qui leur confèrent une forte ressemblance avec ces animaux.

    Les radiolaires sont lointainement apparentés aux Foraminifères, en plus de leurs fins pseudopodes transparents, ils possèdent des piquants filiformes, les axopodes, et comme eux, les coquilles de ces animaux planctoniques une fois morts jonchent le fond des océans. Il existe quelques espèces formant des colonies dérivant dans les eaux océaniques qui sont traditionnellement rangées au sein des RadiolairesCelle de l’espèce Tuscaridium cygneum a un diamètre d’1,2 cm. Collozoum inerme est à la différence de ses parents typiques dépourvu de squelette. Les cellules microscopiques (environ 0,06 mm) qui comportent plusieurs noyaux constituent des sphères accolées les unes aux autres et unies dans une matrice gélatineuse transparente. La colonie peut occasionnellement s’étendre jusqu’à une longueur de trois mètres.


Deux colonies de Radiolaires visibles à l'œil nu, en haut, Tuscardium cygnum, en bas, Collozoum inerme.

    Les naturalistes du Siècle des Lumières avaient tendance à rassembler dans un groupe "d’êtres dépourvus de symétrie", qualifiés d’"Amorphes", les formes de vie animales estimées comme les plus primitives, au du moins rudimentaires pour les auteurs qui n’étaient pas acquis à la vision de transformation graduelle des espèces, en y réunissant les Protozoaires et les Éponges, et certaines découvertes ont paru superficiellement conforter rétroactivement ce regroupement. On a évoqué deux paragraphes plus haut le Foraminifère Spiculosiphon oceania qui au moment de sa découverte en 2013 a été initialement envisagé comme une des espèces d’éponges carnivores qui elles-mêmes avaient été recensées par la zoologie quelques années plus tôt. Un groupe entier d’êtres vivant sur le fond océanique jusqu’à 10 kilomètres de profondeur, les Xénophyophores, a constitué une énigme pendant des années. Certaines de ces formes gluantes sont sphériques, d’autres ont une apparence festonnée comme la colonie de Bryozoaires (petits animaux coloniaux bien plus complexes que les polypes coralliens) appelée dentelle de Vénus. Lors de leur découverte à la fin du XIXème siècle, on avait tendance comme le grand naturaliste Ernst Haeckel à y voir un type inconnu d’éponges, un genre de Foraminifère, une sorte d’amibe voire un type d’algue primitif. Il est à présent établi que ces organismes qui se sont vus attribuer leur propre groupe sont bien des protozoaires géants pouvant atteindre la taille d’un ballon de basket-ball puisque Syringammina fragilissima présente un diamètre maximal de vingt centimètres. Ces êtres capturent leurs proies engluées avec leurs pseudopodes. On ne sait pas à l’heure actuelle si les très anciens fossiles trouvés à Franceville au Gabon (évoqués dans l’article de juillet 2010) sont bien des êtres unicellulaires, mais les actuels Xénophyophores qui peuvent revêtir une certaine importance écologique car leur fragilité en fait des indicateurs de l’état des écosystèmes abyssaux, nous démontrent que la Science-fiction, avec un roman comme L’ère cinquième de Max-André Rayjean, n’a pas le monopole des Protozoaires géants.

Ni algue ni éponge ni colonie de bryozoaires, un Xenophyophore parmi les rochers sur le fond marin.

    Les Myxomycètes ou Myxamibes, encore connus comme Mycétozoaires ("animaux-champignons"), représentent un groupe d’organismes unicellulaires tenant à la fois des amibes et des champignons. Ces "amibes sociales", dont le comportement est évoqué dans le célèbre ouvrage de sociologie La dimension cachée d’Edward Hall, se regroupent dans certaines conditions pour former des sporanges émetteurs de spores reproductrices. Le grand public connaît notamment l’espèce Physarum polychephalum surnommée "le Blob" par référence au titre original du film de 1958 dont la vedette est Steve McQueen qui combat une masse gélatineuse venue de l’espace (voir l'hommage à Wes Shank en novembre 2018). L’ensemble formé par le regroupement et la fusion des myxamibes peut chez cette espèce constituer une masse de 30 centimètres de diamètre. La forme martienne dépeinte dans le roman de 1977 de Ian Watson L'inca de Mars (The Martian Inca) est très comparable à ces organismes.

Des amibes du genre Dictyostellium convergent pour se réunir en une forme unique. 

Le plasmode que constitue le rassemblement des myxamibes peut représenter un volume assez spectaculaire pour le promeneur.

    Les animaux unicellulaires ne sont pas les seuls à pouvoir franchir le mur de l’invisible, il en va de même pour certains végétaux unicellulaires ; c’est ce dont il sera rendu compte dans la seconde partie de ce dossier.

La science-fiction n'assigne aucune limite de taille aux Protozoaires, un des exemples les plus connus et spectaculaires est l'amibe cosmique qui menace des mondes entiers dans l'épisode de la série Star Trek diffusé en janvier 1968 L'Amibe (The Immunity Syndrome) réalisé par Joseph Pevney d'après un scénario de Robert Sabaroff. 

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A suivre, seconde partie : plantes unicellulaires macroscopiques et microbes géants.


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