1ère partie : De la science-fiction audacieuse aux innovations technologiques
Le mercredi 29 mars 2023, un millier d’experts renommés ont réclamé une pause de six mois en matière de recherches sur l’Intelligence artificielle, le temps de concevoir un encadrement de ses potentialités. Parmi ceux-ci figure Elon Musk, considéré comme l’homme le plus riche du monde, qui finance nombre de projets technologiques. Certains le suspectent de vouloir imposer ce moratoire pour éviter d’être dépassé par ses concurrents, notamment chinois, mais de l’avis général, ces derniers ne se sentiront sûrement pas tenus par cet appel et beaucoup redoutent que ce frein ne confère une avance déterminante de l’Empire du milieu sur la recherche occidentale.
En s’inquiétant d’un développement de l’intelligence artificielle qui échapperait à ses créateurs, Musk fait écho aux craintes du célèbre scientifique et astronome Stephen Hawkins qui mettait lui aussi en garde l’humanité de ne pas concevoir un outil technologique qui finisse par la dépasser en devenant incontrôlable à la manière des virus informatiques qui se répliquent, au risque même de la dominer – à la manière du mythique Golem qui se retournait contre son créateur.
Ce dernier est une statue d’argile animée par la magie à fin vengeresse selon la légende de la tradition juive de la Kabbale au Moyen Âge et renvoie au franchissement du fossé entre l’inanimé et l’humain, comme dans un des récits de la Genèse qui relate que l’Être suprême a façonné dans l’argile le premier homme, Adam, auquel il a conféré la vie par son souffle divin – à noter d’ailleurs que dans Life without Soul réalisé en 1915 par Joseph Smiley, un savant ayant lu le roman Frankenstein de Mary Shelley rêve qu’il insuffle la vie à une statue d’argile qui devient de la même façon un homme. Dans le conte italien de Collodi, Pinocchio, un esprit est conféré par une fée à la marionnette en bois à fil agencée par Gepetto, laquelle se voit offrir la possibilité de devenir un véritable petit garçon, tout comme dans l’Antiquité, la statue féminine parfaite sculptée par Pygmalion se changeait en une véritable jeune femme. Ces récits font cependant tous appel au surnaturel, mais certains ont aussi envisagé la possibilité par le biais de la technique de la création d’êtres animés à l’image de l’Homme.
Dès l’Antiquité grecque, en effet, le Dieu Héphaïstos (Vulcain pour les Romains qui en reprennent la mythologie) est assisté dans sa forge volcanique non seulement par les cyclopes, mais aussi par des servantes constituées de pièces métalliques, lesquelles correspondent déjà à l’idée qu’on se fait de robots humanoïdes, mais elles n’en représentent pas le seul exemple puisqu’un géant dénommé Talos a été construit de toutes pièces pour protéger la Côte de la Crète, auquel Ray Harryhausen donna vie de manière saisissante dans le film Jason et les Argonautes (Jason and the Argonauts) réalisé en 1963 par Don Chaffey.
L'animateur Ray Harryhausen redonne vie à l'automate géant Talos de la mythologie grecque dans le film Jason et les Argonautes (Jason and the Argonauts).
En dépit de ces étonnantes préfigurations, le sujet semble être retombé dans l’oubli durant une très longue période jusqu’aux automates de Leonard de Vinci, qui demeureront sans postérité avant le Siècle des Lumière, quand les Cours d’Europe s’émerveillent de voir la vie ainsi reproduite pour le simple divertissement des aristocrates. Cependant, les auteurs de fiction ne paraissent guère empressés de s’emparer de ces êtres mécaniques, et lorsque Edgar Allan Poe évoque le sujet en 1849 dans sa nouvelle Le joueur d’échecs (Von Kempelen and his Discovery), c’est pour révéler que l’automate n’est qu’une supercherie utilisant un comparse dissimulé sous la table. L’avènement de l’ère industrielle conduit finalement certains écrivains à s’interroger sur la nature de ces reproductions de l’homme si parfaites que dans le conte d’Ernst Hoffman L’Homme au sable en 1816, le personnage de Nathanël est persuadé de se trouver en présence d’une véritable jeune file. Celle de L’Ève future écrite en 1886, un titre approprié pour un auteur nommé Auguste Villiers de L’Isle l’Adam, qui est la première à être qualifié d’androïde, dépasse même par son intelligence la femme qui lui a servi de modèle.
Un certain nombre des premières machines intelligentes sont donc conçues à la ressemblance de l’être humain, comme si le chercheur se prenait pour Dieu à la manière du Dr Frankenstein imaginé par Mary Shelley qui rêvait de créer de toutes pièces un homme en assemblant des morceaux de cadavres, voulant contester le monopole des prérogatives divines. Le terme de robot qui vient du tchèque a été créé en 1920 par l’écrivain Karel Kapek pour sa pièce de théâtre R.U.R. qui met en scène des automates finissant par se révolter contre leur condition servile, laissant augurer toute une tradition d’êtres mécaniques devenus récalcitrants dans les œuvres de science-fiction.
Robots humanoïdes dans les premiers âges de la science-fiction : de haut en bas, illustration exécutée par Raphaël Drouart pour une édition de 1925 de L'Ève future de Villiers de L'Isle l'Adam, l'inventeur et son automate féminin de L'homme au sable (Der Sandmann) d'Ernst Hoffmann représenté dans l'adaptation cinématographique britannique de 1951 Les Contes d'Hoffmann (The Tales of Hoffmann) de Michael Powell et Emeric Pressburger, en dessous, affiche pour la pièce de théâtre R.U.R. de Karel Kapek ainsi que photo de la représentation montrant la révolte des robots, et en bas scène de Metropolis réalisé en 1926 par Fritz Lang dans laquelle l'inventeur exalté Rotwang (Rudolf Kleine-Rogge) fait l'apologie de son robot inspiré par la femme qu'il aima jadis, une apparence dont s'est inspiré l'artiste Ralph McQuarrie pour concevoir l'élégant androïde C-3P0 de la saga de La Guerre des étoiles (Star Wars).
Cependant, dans son roman de 1898 La Guerre des mondes (War of the Worlds), l’écrivain britannique Herbert George Wells, qui dépeint la tentative de conquête de la Terre par d’impitoyables Martiens, décrit une machine très sophistiquée employée à leur service, qui rappelle fortement une créature vivante avec ses nombreuses terminaisons préhensiles. Tandis que la science-fiction s’implante aux États-Unis par l’intermédiaire des textes de Jules Verne et d’H.G. Wells publiés par Hugo Gernsback, suscitant une véritable effervescence se déployant dans de multiples revues, les auteurs à l’imagination audacieuse commencent à dépeindre des machines aux formes les plus diverses, représentées par de brillants illustrateurs, qu’elles soient fabriquées par des savants fous ou conçues pour exploiter les mondes extraterrestres dans notre lointain futur. Se succèdent ainsi énormes robots tentaculaires destructeurs et engins titanesques aux multiples tuyaux ou à la benne portée par un long cou lui conférant quelque allure animale.
Au sein de cette diversité se distingue l’être éponyme du roman Le Monstre de métal (The Metal Monster) qui parut d’abord en 1920 sous forme de feuilleton dans la première revue américaine d’aventures à avoir accueilli des œuvres ressortissant réellement à l’imaginaire, Argosy ; il s’agit d’une des histoires d’Abraham Merritt qui se rattache le plus au courant de la science-fiction. Des explorateurs sont confrontés dans une vallée ignorée à une population hostile de Perses qui y a trouvé refuge après la victoire d’Alexandre le Grand, et à une jeune femme qui dirige une entité composite faite de nombreuses pièces métalliques de formes géométriques, capables de s’assembler et de se séparer. L’entité les aide à se défaire des ennemis mais prévoit de les convertir en éléments de même nature et elle représente une menace pour l’Humanité.
Si cette structure informelle pouvait sembler propre à l’exubérante imagination d’Abraham Merritt, procédant plus de la poésie que de la spéculation scientifique, des chercheurs de l’équipe d’Hod Lipson de l’Université Cornell ont créé en 2003 des robots sous forme de cubes identiques équipés de caméras et de capteurs, divisés en deux le long d’une diagonale pour leur permettre de se plier et pourvus d’électro-aimants sur leurs faces leur donnant la possibilité de s’associer, comme prévu par leur programme informatique. Ils sont ainsi en mesure de constituer des assemblages de manière à pouvoir saisir d’autres "molécubes". Ils pourraient ainsi constituer de grandes structures animées rappelant fortement le Monstre de métal de Merritt, et ils augurent de la possibilité d’auto-réparation de ces machines, capables d’aller puiser dans un stock d’autre cubes pour remplacer les éléments usagés, capacité qui leur permettrait d’être encore fonctionnelles après avoir été endommagées, dans des endroits où l’homme ne peut intervenir, au cœur d’une centrale nucléaire frappée par un accident nucléaire comme sur une lointaine planète où elles accompliraient une mission d’exploration hors de portée de techniciens.
Autre prophétie réalisée dans la continuité de la précédente, Greg Bear auquel il a été rendu hommage tout récemment avait écrit La Musique du sang (Blood Music) en 1985 qui imaginait que de minuscules machines, des "bio-chips" puissent être injectés dans le corps humain, agissant in situ pour remédier de concert à tout dysfonctionnement, mais que ceux-là pourraient aussi aller bien au-delà de leur mission médicale pour conquérir toujours plus de pouvoir et s’emparer du monde. L’épisode Une nouvelle vie (The New Breed) de la série Au-delà du réel, l’aventure continue (The New Outer Limits) réalisé en 1995 par Mario Azzopardi, fait aussi vivre une expérience épouvantable à un cancéreux qui s’est injecté des nanorobots expérimentaux - nanobots par contraction - de son futur beau-frère à l'insu de celui-là, lesquels ne se contentent pas de le guérir mais ne cessent de chercher à améliorer son corps au-delà du raisonnable pour le rendre invulnérable et l’empêchent même de se suicider. Dans son roman La Proie (The Prey), Michael Crichton décrit en 2002 un inquiétant nuage destructeur constitué d’une nuée de petits robots qui comme à la fin de La Musique du sang visent à annihiler l’humanité. Greg Bear n’avait anticipé que de peu la réalité, car quelques années plus tard, les nanobots à usage médical ont réellement été créés, et il ne semble pas qu’on ait prévu de restreindre leurs prérogatives. Les perspectives sont illimitées, avec la création d’ordinateurs minuscules remplaçant le silicium par des molécules organiques constitutives du vivant qu’il est tout autant possible de programmer afin de leur faire dans un premier temps réaliser des opérations similaires à celles des calculateurs.
Aussi sidérantes que soient ces découvertes, elles sont encore en deçà des derniers développements en la matière. L’auteur de récits d’épouvante et de science-fiction Donald Wandrei avait, dans la tradition de ceux qui imaginent une vie étrangère totalement différente de celle connue, dépeint des extraterrestres polymorphes constitués de métal liquide dans sa nouvelle de 1932 Raiders of the Universe et celle de 1935 Le monstre venu de nulle part (The Monster from Nowhere),; celui de la seconde histoire est même capable de se décomposer provisoirement en un assemblage de pièces géométriques telles que cubes, sphères, pyramides, exactement comme l’être du Monstre de métal d’Abraham Merritt évoqué plus haut. L’extraterrestre principal de la première apporte quant à lui des précisions sur le type de monde dont il est issu, émanant d’une réalité plus physico-chimique que biologique. La plus célèbre entité de ce genre est le robot mimétique dénommé T-1000 du film Terminator 2 : Le Jugement dernier (Terminator 2 : Judgement Day) réalisé en 1991 par James Cameron. Envoyé dans le passé pour éliminer le futur résistant à la domination des machines, le tueur est capable d’imiter n’importe quel être humain et de prendre toutes les formes. Le studio d’effets spéciaux de Stan Winston a fabriqué différents artefacts très réussis pour concrétiser ces transformations et l’état naturel a quant à lui été conçu par ordinateur, un des très rares exemples d’infographie appropriée – avec la tentative des extraterrestres de communiquer dans Abyss (The Abyss) au travers d’une structure d’eau polymérisée, puisqu’il est comparable à une coulée de mercure n’ayant aucun caractère organique. À nouveau, on pouvait s’autoriser à penser que de telles perspectives ne pouvaient émaner que de l’inventivité débridée des auteurs de science-fiction, et cependant la réalité rattrape à nouveau les spéculations les plus folles comme pour illustrer la fameuse prédiction de Jules Verne « Tout ce qu’un homme a pu imaginer, un autre un jour finira par le réaliser ».
Là encore, la science rattrape la fiction. Des chercheurs des universités chinoises de Sun Yat-sen et Zhejiang associés à des collègues de l’université américaine de Carnegie-Mellon ont produit des robots très particuliers, de nature malléable. Cette technologie repose sur l’utilisation d’un métal à point de fusion bas comme le gallium (29,8°C). En le chauffant avec un champ magnétique alternatif, il est possible de faire passer l’objet de l’état solide à l’état liquide, et inversement de le solidifier à température ambiante. Il conserve alors sa rigidité, peut supporter un poids de 30 kilos et est aussi capable d’atteindre la vitesse d’un mètre cinquante par seconde grâce à un champ magnétique. On pourrait utiliser deux robots de ce type pour aller installer un composant dans un recoin inaccessible et ensuite le souder en provoquant leur liquéfaction. Il est aussi possible d’envisager son utilisation en médecine pourvu qu’on emploie un métal à l’innocuité reconnue et au point de fusion plus élevé que la température du corps humain : Un cube serait avalé par le patient puis se liquéfierait pour englober un corps étranger avant de se solidifier de nouveau, puis l’ensemble serait évacué en guidant le robot au travers du champ magnétique.
Ce processus n'en est probablement encore qu'à ses débuts. L'agence américaine DARPA chargée de développer de nouvelles technologies au profit de l'armée des Etats-Unis a annoncé travailler sur un projet dénommé Brace pour "Bio-inspired Restoration of Aged Concrete Edifices" ; celui-ci ne vise rien moins qu'à produire une composition mêlant le béton à du matériau biologique conçu artificiellement, de manière à ce que non seulement une piste d'atterrissage endommagée puisse se régénérer d'elle-même, mais aussi que le système soit pourvu de la capacité de détecter et même de prévoir les défaillances de la structure. Ainsi serait franchie la frontière entre la matière inerte et le vivant dans une fusion intime ne permettant plus de distinguer les deux éléments, donnant là encore l'impression que des objets peuvent évoluer d'une manière qui se rapproche du comportement des créatures biologiques.
Il semble ne plus y avoir de limite physique à ce que la technologie peut accomplir. Mais est-on assuré que les robots demeureront toujours sous notre contrôle ? C'est la perspective qui sera plus particulièrement envisagée dans la seconde partie de cette rencontre entre science-fiction et technologie, "Nous ne sommes plus seuls".
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