Ken RUSSELL s'est éteint le 27 novembre 2011 à l'âge de 84 ans. Personnalité controversée, à la vie tumultueuse, aimant faire scandale au travers de ses oeuvres au fort contenu sexuel et anti-chrétien, il était surtout renommé pour ses films musicaux flamboyants et colorés.
Il est aussi le réalisateur d'un des premiers films majeurs de science-fiction des années 1980, AU DELÀ DU RÉEL ( ALTERED STATES ) - qui en dépit de son titre français n'a pas de lien avec la série du même nom parfois évoquée en ces pages, et dont le titre original est THE OUTER LIMITS.
Illustration d'une problématique épistémologique moderne issue notamment de la physique quantique : comment interpréter les résultats d'une expérience touchant à la nature même du réel sans que la subjectivité de l'expérimentateur n'influence son observation? Une interrogation que ne devrait pas méconnaître le Dr. Jessup avant d'entamer un grand saut dans l'inconnu...
Adapté du roman de Paddy CHAYEFSKY, AU DELÀ DU RÉEL (1980) traite d'une expérimentation qui était alors à la mode: la recherche sur l'esprit de sujets immergés dans un liquide à l'intérieur d'un caisson d'isolation et plongés dans l'obscurité. Le docteur Jessup (William HURT) fait lui-même l'essai dans ces conditions d'une drogue d'Amérique du Sud censée provoquer des transes initiatiques, au grand effroi de ses collègues qui jugent qu'il enfreint les règles de sécurité. Mais Jessup, qui a perdu la foi lorsque son père est mort dans des circonstances tragiques, veut découvrir la Vérité, ce qu'il y a réellement après la vie. Sa première hallucination concerne la religion, qui lui apparaît comme une tromperie issue de la vanité des hommes, refusant de croire à leur fin prochaine et inéluctable. Ken RUSSELL glisse quelques images hallucinatoires, de nature religieuse, dans une séquence onirique, l'agneau sacrificiel se confondant avec la figure christique.
La tête d'agneau sacrificiel pourvue de sept yeux ainsi que de sept cornes, représentant les sept esprits de Dieu en mission sur la Terre selon le Livre de l'Apocalypse; le studio de Tom BURMAN a réalisé une tête destinée à être portée par un véritable mouton, de la même manière que le chien hybride qu'il avait conçu pour le remake de L'INVASION DES PROFANATEURS ( INVASION OF THE BODY SNATCHERS ) de 1978. Plusieurs versions des yeux ont été envisagées, la première semblable à ceux d'un vrai bélier, la finale beaucoup plus humaine, avec un iris bleu clair inspiré de celui de l'acteur William HURT. Une vingtaine de minutes supplémentaires d'hallucinations diverses tournées par Ken RUSSELL ont été coupées.
De nouvelles visions montrent que, cette fois, Jessup a réussi à réveiller une mémoire génétique universelle ancestrale sommeillant au fond de la conscience. Il éprouve des instincts primitifs tels que le besoin de tuer pour survivre, revivant une scène de chasse paléolithique. Mais, stimulé par cette étrange drogue, le cerveau agit directement sur le corps, le transformant peu à peu, et, l'espace d'une nuit Jessup devient réellement un paléanthrope - un homme velu de la préhistoire - qui se réveille le lendemain dans un zoo après y avoir tué une chèvre ( séquence qui annonce une scène similaire l'année suivante dans LE LOUP-GAROU DE LONDRES ( AMERICAN WEREWOLF IN LONDON ) de John LANDIS.
Dans sa quête d'absolu, le scientifique régresse au stade de l'homme primitif.
A n'en point douter, le Docteur Jessup est parvenu à mettre à nu le "ça" originel. Le maquilleur Dick SMITH s'est notamment basé sur les traits plus ancestraux des Arborigènes australiens pour imaginer la physionomie du personnage.
Cette année, le concierge n'aura probablement pas d'étrennes...
Le Docteur Jessup, exalté, poursuit ses recherches. Il est menacé par la régression de son organisme, attiré par cette force dynamique et destructrice qu'est le néant ; son être est sur le point d'être dissous, tant moralement que physiquement. Puis sa chair elle-même entre en fusion. Seul l'amour de sa bien aimée incarnée par Blair BROWN saura le rattacher à la vie, alors qu'il était près de se désintégrer, ayant franchi la frontière entre la matière et l'énergie et constaté physiquement et intellectuellement le vide total qui attend tout être après la mort, comme son père le lui avait révélé. AU DELÀ DU RÉEL est un film envoûtant et original, auquel on reprochera simplement que les effets visuels occultent un peu trop certaines des étonnantes réalisations du maquilleur Dick Smith comme il s'en était offusqué. Il est à la fois un des premiers films à montrer à l'écran une métamorphose en train de s'opérer, aussi bien qu'à subir une altération des effets spéciaux physiques, très organiques, par une retouche ultérieure de l'image.
Le chercheur devient une créature grotesque lorsque sa structure génétique est altérée par les substances toxiques qu'il teste. L'expérimentation engendre "une nouvelle chair" comme dirait le cinéaste David CRONENBERG. Le maquilleur Dick SMITH avait même pensé, au temps où le film devait être réalisé par Arthur PENN avant que le dépassement de budget ne l'incite à déclarer forfait, à s'inspirer des difformités de l'infortuné "Homme-Éléphant" auquel David LYNCH a consacré un film la même année.
Le Docteur Jessup s'efforce d'échapper à la désintégration, au néant que son expérience a fait surgir comme une redoutable force d'attraction, le changeant en une créature déformée touchant concrètement son vide existentiel.
La compagne de Jessup, Emily, manque elle-même d'être consumée par le maelström; pour le réalisateur, à l'instar du roman originel, seul l'amour permet de surmonter la vacuité de la vie, une conclusion qui, comme dirait le philosophe Alain FINKIELKRAUT, peut sembler malgré tout encore très optimiste dans le contexte désillusionné de notre époque*.
Belle étude anatomique - plus organique que celle, virtuelle, de L'HOMME SANS OMBRE (HOLLOW MAN) - pour le personnage d'Emily, costume intégral qui n'apparaît pas dans la version finale du film. Un modèle additionnel devait montrer les vaisseaux sanguins du visage imploser, mais toute la séquence a été éliminée faute de temps pour la mener à bien.
Ken RUSSELL avait été aussi occasionnellement acteur, interprétant en 1990 un officier de renseignement britannique homosexuel dans THE RUSSIA HOUSE, tiré d'un roman d'espionnage de John LE CARRÉ.
Ken RUSSELL avait par ailleurs réalisé par la suite GOTHIC (1986), un film baroque s'attachant à dépeindre l'atmosphère fiévreuse dans laquelle Mary SHELLEY conçut le roman FRANKENSTEIN, ainsi qu'une adaptation pittoresque d'une œuvre moins connue de l'auteur de DRACULA, Bram STOCKER, LE REPAIRE DU VER BLANC ( THE LAIR OF THE WHITE WORM ), en 1988, évoquant un culte vampirique orchestré autour d'une créature monstrueuse vivant sous terre - film dans lequel apparaît Peter CAPALDI, notamment connu des amateurs de science-fiction pour son rôle de responsable gouvernemental confronté à une menace extraterrestre dans la troisième saison de la série TORCHWOOD, LES ENFANTS DE LA TERRE (CHILDREN OF THE EARTH), contraint pour des raisons politiques de sacrifier ses propres enfants au cours d'une scène bouleversante.
Imagerie religieuse explicite dans LE REPAIRE DU VER BLANC; la créature, avec sa mâchoire à la dentition rudimentaire et sa peau nue rappelle plus les Batraciens sans pattes ( Gymnophiones ) que le Serpent de l'Ancien testament ou le Dragon médiéval.
Son autobiographie parue en Grande-Bretagne en 1989, avait été publiée aux États-Unis en 1991 sous un titre faisant allusion à l'œuvre qui retient ici notre attention : "Altered states, the autobiography of Ken Russell".
A noter : Les concepteurs de films ne sont pas toujours très rigoureux en matière d'exactitude zoo-géographique. Dans AU-DELÀ DU RÉEL, le chaman sud-américain a pour animal de compagnie non un iguane, mais un petit varan, saurien propre à l'ancien monde - inversement, des nomades promènent dans CONAN LE BARBARE ( CONAN THE BARBARIAN ) un lama, Camélidé qu'on ne trouve que dans le nouveau monde, découvert beaucoup plus tard...
(* Le philosophe a écrit un essai sur le sujet, ET SI L'AMOUR DURAIT, dans lequel il évoque notamment LA PRINCESSE DE CLÈVES, roman sur l'amour impossible et l'abnégation, qui fit récemment l'objet en France d'une controverse célèbre, car jugé «dépassé» au nom de la «modernité» - le plaisir d'être à contre-courant était trop fort pour qu'on ne mentionne pas l'œuvre en passant!... ).
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