dimanche 19 mars 2023

UN PETIT QUI VOYAIT GRAND

DE GRANDS PERSONNAGES POUR DE PETITS BUDGETS 


Bert I. Gordon, passionné de cinéma obstiné en dépit des critiques.

        Ce site faisait état récemment de la disparition de l’acteur Joe Turkel, qui avait incarné Tyrell, le concepteur du programme génétique à l’origine des Répliquants dans le film Blade Runner de Ridley Scott et avait un peu plus tôt interprété le barman fantôme de Shining de Stanley Kubrick. S’il avait déjà tourné sous la direction de ce dernier dans Les sentiers de la gloire (Paths of Glory), il était aussi apparu au générique de plusieurs films de Bert I. Gordon, Tormented, The Boy and The Pirates et Village of the Giants. Le réalisateur, centenaire, vient à son tour de s’éteindre ce 8 mars 2023. Son implication prolongée dans le cinéma de l’imaginaire, mettant régulièrement en scène des êtres extraordinaires, mérite qu’on lui rende ici hommage. Utilisant la rétroprojection pour diminuer ou plus souvent encore agrandir à l’écran la taille de ses protagonistes, il avait reçu du créateur du magazine Famous Monsters Forrest J. Ackerman le surnom de Mister Big, condensé de ses initiales mais qui signifie aussi "grand" en anglais.

        Né le 24 septembre 1922, l’Américain Bert Ira Gordon avait commencé à se familiariser dès l’âge de 13 ans avec le cinéma et avec les techniques les plus accessibles d’effets spéciaux grâce à une caméra offerte par sa tante. Il s’engagea dans l’aviation américaine lors de la Seconde guerre mondiale. Il se marie au sortir du conflit avec sa première épouse, Flora, avec laquelle il réalise des publicités pour la télévision. Au début des années 1950, il est engagé comme assistant de production par la chaîne CBS sur la série Racket Squad et en 1954 il est le producteur et le responsable de la photographie du film d’aventures Serpent Island réalisé par Tom Gries.

        Bert I. Gordon confia à ce dernier l’écriture du scénario de son premier film réalisé l’année suivante, King Dinosaur, recyclant un certain nombre de plans empruntés à d’autres pellicules. L’histoire alterne romance et aventure de quatre explorateurs débarquant sur la planète Nova qui s’est rapprochée de l’orbite de la Terre. Celle-ci est très similaire à notre planète par son atmosphère, sa végétation et une faune tout droit sortie de l’Amazonie mais comportant quelques représentants gigantesques, tatou, courtilière ou grillon-taupe et un monumental iguane trônant sur une île qui donne son titre au film et qui sera détruit par une bombe atomique.

Le poster de King Dinosaur, qui transforme un saurien grossi en monstre de l'ère mésozoïque. 

        En 1957, le réalisateur et créateur d’effets spéciaux participe de la vague de films consacrés aux insectes géants avec The Beginning of the End. Prenant modèle sur le classique de l’année précédente, Des monstres attaquent la ville (Them !) de Gordon Douglas et son invasion de fourmis géantes, il débute par un climat de mystère en dévoilant des habitations dévastées par une force inconnue. En dépit de la volonté de censure de l’armée voulant prévenir la panique, la vérité est découverte par la journaliste obstinée Audrey Aymes (Castle Peggie) : les fruits géants qu’est parvenu à obtenir un centre de recherche agronomique ont propagé chez des criquets un gigantisme que n’a pu prévenir le responsable chargé du contrôle des insectes interprété par Peter Graves, le Docteur Wainwright. Ces gigantesques criquets migrateurs – de vrais criquets que Bert I. Gordon fait avancer sur des photos de monuments avec un séchoir pour donner l’impression qu’ils les escaladent vraiment – finissent par gagner Chicago en semant la destruction au point que l’armée envisage de larguer une bombe atomique, jusqu’à ce que le chercheur ait l’idée de les attirer dans le Lac Michigan pour les noyer en y faisant diffuser au travers de haut-parleurs leur stridulation d’accouplement. Le réalisateur parvint à obtenir une autorisation spéciale du département d’État à l’agriculture pour faire venir des criquets du Texas jusqu’en Californie à la condition qu’il ne s’agisse que de mâles afin d’éviter leur implantation locale, et encore un représentant de l’administration vérifiait-il tous les matins qu’aucun individu ne s’était échappé ; cependant, la promiscuité des mâles éveilla chez eux la propension au cannibalisme entre deux tournages, de sorte que ne demeurèrent que douze acteurs hexapodes disponibles pour la scène finale...



The Beginning of the End : en haut, un homme terrifié par un criquet géant, projeté sur un écran devant l'acteur ; en dessous, un plan très réussi avec les criquets escaladant un immeuble de Chicago, sous forme de photographie ; en bas, une scène réminiscente de King Kong avec une femme dans l'intimité de son appartement regardée au travers de la vitre par une bête énorme. 

        Bert I. Gordon enchaîna avec The Cyclops, qui lui valut un séjour en prison faute d’avoir sollicité une autorisation de tournage. Estimant qu’il pouvait économiser le budget en réalisant des scènes supplémentaires durant la nuit grâce à une pellicule spéciale, il se blessa après s’être substitué au cameraman initial qui contestait le procédé. Susan Winter (Gloria Talbot) recherche son mari, un pilote d’essai qui a disparu au Mexique. L’expédition est confrontée à divers animaux géants effrayants, la radioactivité naturelle de l’endroit ayant eu à long terme un effet spectaculaire sur la croissance des organismes. L’époux a survécu, gravement défiguré et n’ayant plus qu’un œil, et est lui aussi devenu gigantesque, donnant la chasse à l’équipe qui se réfugie dans une grotte. Les choses sont aggravées par l’avidité du prospecteur joué par Lon Chaney Jr, tout à sa joie d’avoir découvert le gisement d’uranium. L’épouse peine à accepter que son cerveau endommagé en ait fait une brute dangereuse, laquelle connaîtra finalement le sort terrible du Polyphème mythologique auquel renvoie le titre. Toujours la même année, le réalisateur met en scène un autre géant dans The Amazing Colossal Man ; c’est en essayant de sauver le pilote d’un avion de tourisme pris dans un essai atomique que le Colonel Glenn Manning (Glenn Langan) est contaminé par la radioactivité et, après avoir perdu ses cheveux, commence lui aussi à voir sa taille croître irrésistiblement – révélée notamment au travers d’un mobilier de plus en plus miniaturisé pour créer le contraste, conçu par Paul Blaisdell, au point de devoir être logé sous un chapiteau, ce qui lui donne l’impression d’être devenu un phénomène de foire, tandis que les scientifiques s’efforcent de comprendre le processus, parvenant à réduire la taille d’animaux de ménagerie. Désespéré, bien qu’à l’instar du film précédent, sa fiancée Carol Forrest (Cathy Downs) lui conserve son amour, et perdant la raison du fait que son cœur peine à envoyer au cerveau une quantité de sang suffisante pour l’irriguer correctement, il erre dans Las Vegas où il cause quelque destruction, empale le médecin qui voulait lui administrer un remède avec la pointe de la seringue qui lui a fait mal, puis dans une fin réminiscente de King Kong, accepte de reposer à terre sa fiancée avant d’être abattu par l’armée et de chuter dans le fleuve Colorado.

Bert I. Gordon, à gauche, avec l'interprète principal de The Amazing Colossal Man, maquillé de manière à présenter des brûlures dues à une explosion atomique.

L'Homme colosse dans son mobilier miniature sur une photo publicitaire en couleur.


Ce chameau et cet éléphant sont les sujets d'expérimentations de scientifiques de l'armée tentant de comprendre le phénomène de variation de l'espace atomique causé par la radioactivité afin d'essayer de trouver un remède pour rendre sa taille normale au Colonel Manning.

Le géant a son attention attirée par une femme prenant son bain, l'observant depuis sa fenêtre, nouveau renvoi à une scène iconique de King Kong.


L'Homme colosse traqué par un hélicoptère et au-dessous, photo de tournage montrant des figurants vêtus en soldats, visant avec leur arme le géant créé par l'image de l'acteur projetée sur un écran. 

Rendu enragé par la douleur de la piqûre, l'Homme colosse retourne la seringue contre le médecin, en faisant une arme mortelle. 


Le Cyclope du film éponyme dans toute son horreur et en dessous, Bert I Gordon présentant le masque changeant son interprète en monstre.

        Le personnage revient en 1958 dans une suite, Revenge of the Colossal Man aussi connue sous le titre War of the Colossal Beast avec le rôle du Colonel Manning repris par Duncan Dean Martin, qui avait déjà sous le masque endossé le rôle du géant de The Cyclops et est à nouveau borgne suite à sa chute. Comme dans celui-ci, une femme, cette fois sa sœur, Joyce Manning (Sally Fraser), part à sa recherche au Mexique où un camion transportant des victuailles a été mystérieusement soulevé et où une empreinte de pas gigantesque est imprimée dans le sol. Le colosse est capturé par l’armée et ligoté dans une base militaire où sa sœur tente de le calmer depuis une passerelle dans des plans qui annoncent assez King Kong 2, mais il s’échappe plusieurs fois et décide finalement de se suicider en s’électrocutant volontairement avec un pylône dans un épilogue tourné en couleur clôturant cette trilogie de géants maudits.



L'Homme colosse provisoirement maîtrisé puis en cavale dans la suite d'Amazing Colossal Man, War of the Colossal Beast

        Bert I. Gordon revint aussi la même année aux animaux géants ; stimulé par le succès de Tarantula réalisé par Jack Arnold en 1955, il entreprend de mettre à son tour en 1958 en vedette une mygale rendue gigantesque par le même procédé de rétroprojection avec The Spider, et inclue aussi une scène d'irruption dans une demeure d'une patte titanesque créée par Paul Blaisdell. À l'instar de Danger planétaire (The Blob) réalisé la même année, le couple d'adolescents du film, Mike (Gene Persson) et Carol (June Kenney), éprouve des difficultés à convaincre le shérif de la menace découverte dans une grotte, jusqu'à l'horrible évidence sous la forme d'une victime vidée de son énergie, conçue selon toute vraisemblance par le maquilleur Paul Blaisdell pour une somme modique. L’énorme arachnide semble vaincu mais un groupe musical aux violentes percussions finit par réveiller le monstre. La connaissance du réalisateur en matière de pellicule qu’il avait déjà mise à profit sur The Cyclops lui permit de tourner grâce à un film ultrasensible et à temps d’exposition long des plans de The Spider dans les Cavernes de Carlsbad au Nouveau-Mexique où l’utilisation d’un éclairage brillant n’est pas permis afin de ne pas perturber l’écosystème.

Scène de Earth versus The Spider retitré simplement The Spider par analogie avec The Fly - au moins, les figurants ne sont pas hilares comme ceux de la scène du cinéma de The Blob réalisé la même année.

Victime desséchée de The Spider.

        Un autre classique de Jack Arnold, confrontant l’espace d’une séquence un homme et une araignée bien plus grosse que lui, avait marqué les esprits, L’Homme qui rétrécit (The Incredible Shrinking Man) et, toujours en 1958, Bert I Gordon entreprit également de mettre en scène des personnages minuscules mais au lieu de s’inspirer du film précédent, il se place plutôt dans la lignée du Dr Pretorius et de ses homoncules de La Fiancée de Frankestein (The Bride of Frankenstein) de James Whale ainsi que du savant éponyme de Dr Cyclops d’Ernest Schoedsack, avec son fabricant de poupées Franz interprété par John Hoyt dans La révolte des poupées (Attack of the Puppet People) qui se prend pour un démiurge en miniaturisant des êtres humains qu’il tient en sa merci. C’est cependant moins une conception pervertie de la science qui l’anime comme ses deux prédécesseurs, qu’une phobie maladive de la solitude le rendant presque pathétique, lorsqu’il trouve par cet étrange procédé le moyen de garder à ses côtés ceux qui veulent le quitter telle sa dernière secrétaire. Il les range dans de petites boîtes et les sort régulièrement de leur catalepsie pour leur offrir des plages festives, avec une affection paternaliste mais qui n’en témoigne pas moins d’une possessivité purement égoïste, son petit monde en représentation n’existant que pour le divertir. Lorsque les investigations de la police enquêtant sur les disparitions se resserrent autour de lui, il ne songe, à l’issue d’une ultime séquence ludique prévue dans un théâtre fermé, qu’à les anéantir avant de se suicider, mais le petit ami miniaturisé (John Agar, acteur célèbre de la science-fiction de l’époque) parvient à s’enfuir avec sa fiancée, la secrétaire, et après avoir échappé à un chien hargneux qui paraît titanesque à leur échelle, ils découvrent un colis adressé à Franz, s’y introduisant afin d’être acheminé à son domicile, activent le dispositif en le réglant sur la position inverse et regagnent leur taille d’origine avant de se trouver face à leur mauvais génie, piteux à présent qu’il est dépourvu de toute emprise à leur endroit. Hoyt confère une vraie intensité à son personnage tourmenté. On voit qu’au travers de ces histoires exubérantes de changement de taille, Bert I. Gordon parvient à intéresser au sort de ces personnages, et dans ce dernier film, c’est cette fois celui dont la taille ne change pas qui apparaît monstrueux, tout en suscitant un soupçon de compassion.





L'effroi d'une victime, Sally Reynolds (June Kennedy), la secrétaire qui se réveille horrifiée en découvrant que sa taille a été considérablement réduite par Franz ; en dessous, celui-ci face à ses petits sujets, dont Bob Westley (John Agar) emprisonné dans un tube de verre. Photos du bas : l'égocentriste Franz est dépourvu d'états d'âme mais son visage s'assombrit lorsque ses "créatures" essaient de lui échapper, comme y parviennent finalement Westley et sa bien-aimée Sally, mais à leur échelle, un simple chien devient un fauve menaçant titanesque.

        Dans les années 1960, le réalisateur se renouvelle en traitant du gigantisme sous un angle moins tragique, dans l’esprit plus léger du cinéma de l’époque. Le ton du Village des géants (The Village of the Giants) s’écarte notablement du drame de pitoyables personnages que leur gigantisme dépossédait progressivement de leur humanité et conduisait à un sort funeste. Ce film de 1965 inspiré partiellement par le roman d’H.G. Wells La nourriture des Dieux (The Food of the Gods) s’apparente davantage avec son ton souvent badin à une forme de comédie à la manière du futur Chérie, j’ai agrandi le bébé, et comporte quelques numéros musicaux à l’instar des films alors destinés au public adolescent. Une substance conçue par un génie précoce, le très jeune Ron Howard (future vedette de série télévisée et réalisateur de films comme Cocoon et Seul au monde), amène ceux qui l’absorbent à grandir démesurément, et c’est ce qui survient à des oies qui se mêlent à une fête dansante avant que les malheureuses passent à la broche pour un pantagruélique banquet, puis à un groupe d’adolescents de passage dirigés par Fred (Beau Bridges) qui ont l’idée saugrenue de tester le composé et deviennent des titans tout-puissants, tenant les adultes en leur pouvoir comme une préfiguration de la révolte estudiantine de mai 1968. La pulvérisation d’un remède sous forme de gaz les ramènent à leur état d’origine et a raison de leur prétention, lorsque comme à la fin de La révolte des poupées, ils sont dépossédés de leur pouvoir de domination par le retour à la normale. Le film s’achève sur une ultime touche humoristique avec l’arrivée à Hainesville d’un petit détachement de nains espérant visiblement remédier à leur condition.



Des oies devenues gigantesques participent innocemment à la fête dansante à Hainesville dans Le village des géants (Village of the Giants) ; lorsque des adolescents atteignent la même proportion, ceux-ci expriment une odieuse volonté de domination ; en dessous, une jeune fille courageuse à mobylette, Nancy (Charla Doherty), s'apprête à tenter de prendre au lasso Fred, le chef de la bande qui retient en otage la fillette du shérif, une entreprise audacieuse vouée à l'échec. 

        Le réalisateur aborde par ailleurs de nouveaux genres de l’imaginaire dans la décennie. Avec Tormented, Bert I Gordon propose en 1960 un thriller surnaturel et psychologique très réussi. Un pianiste de jazz, Tom Stewart, incarné par un autre grand acteur de la science-fiction des années 1950, Richard Carlson, éconduit une jeune fille, Vi Mason (Judi Reding), au profit de Meg Hubbard (Lugene Sanders) avec laquelle il prévoit de convoler, mais son amante refuse sa décision et chute d’un phare au cours de la dispute sans que son partenaire esquisse un geste pour la sauver. Par la suite, le souvenir de la noyée va se manifester avec une présence de plus en plus marquée aux yeux de Tom, celui-là croyant voir son corps dans un paquet d’algues, une trace de pas supplémentaire tandis qu’il chemine sur la plage avec sa bien-aimée, puis la défunte semblant se matérialiser sous la forme d’une main, d’une tête narquoise et finalement en entier alors qu’il s’apprêtait à pousser du phare la petite sœur de la future mariée, Sandy (Susan Gordon, fille du metteur en scène) qui sait qu’il a assassiné le batelier Nick (Joe Turkel), un maître-chanteur persuadé du meurtre de Vi qu’il n’avait jamais vue repartir de l’île. Le film est très subtil, il laisse entendre que le remords refoulé est la cause des visions de Tom, mais quelques éléments plus concrets, le flétrissement soudain des fleurs lors de la cérémonie du mariage et la bague de fiançailles de la jeune femme emportée par l’océan qui revient mystérieusement sur une table, pourraient laisser penser que la hantise est bien réelle. La mort de Tom tombé du phare dans la scène finale semble le réunir avec Vi dans l’épilogue, les deux corps étant rendus par la marée côte à côte avec la bague revenue au doigt de la morte, comme si cet amour non partagé était malgré tout concrétisé post-mortem. Tormented ménage ainsi l’ambiguïté tout au long du récit, à la manière du Crâne hurlant (The Screaming Skull) d’Alex Nicol en 1958, autre histoire de vengeance féminine posthume, deux œuvres sous-estimées qui mériteraient d’être réévaluées, annonçant par leur approche les ultérieurs Les innocents (The Innocents) filmé l’année suivante par Jack Clayton et La maison du diable (The Haunting) en 1963, classiques reconnus devenus des références du cinéma d’épouvante reposant sur la suggestion.

        






Tom Stewart croit trouver le corps inanimé de sa maitresse, qui va s'avérer n'être qu'un paquet d'algues, comme celui qui surgit mystérieusement dans le salon dans Tormented ; en dessous, la présence fantasmatique de la défunte ne peut plus être ignorée lorsque sa tête se matérialise et interpelle Tom. En bas, celui-ci s'apprête à pousser hors du phare sa presque belle-sœur qui éprouve des sentiments pour lui mais a deviné qu'il a tué le batelier qui le suspectait d'avoir causé la mort de Vi, un acte affreux qui sera déjoué par l'apparition du spectre de la défunte.

        La même année, Bert I Gordon met en scène un génie dans The Boy and the Pirates qui dépeint les aventures d’un jeune garçon confronté à des brigands des mers, puis il revient plus ouvertement au Merveilleux avec L’épée sauvage (The Magic Sword). George, interprété par Gary Lockwood, future co-vedette de 2001, L’Odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey) et sa mère adoptive, une sorcière bienveillante (Estelle Winwood, qui apparut précédemment dans l’adaptation d’un conte irlandais par les studios Disney, Darby O’Gil et les farfadets (Darby O’Gil and the Little People) qui a révélé Sean Connery), unissent leurs efforts pour contrecarrer le plan de Sir Branton (Liam Sullivan) et de son allié le maléfique sorcier Lodac (Basil Rathbone) décidé à l’aider à épouser la princesse Hélène (Anne Helm), en échange d’un anneau magique. George triomphe des épreuves dont un géant simiesque, avant de tuer le dragon bicéphale cracheur de feu auquel Lodac sacrifiait les jeunes filles enlevées dont la famille n’avait pas versé la rançon, une assez belle création animée de l’intérieur par deux manipulateurs. Le cinéaste raconte son histoire sous l’angle du pur Merveilleux, avec ce combat entre magie blanche et sorcellerie, le contexte chrétien médiéval de la légende de Saint George étant totalement absent du film à l’exception de la croix qui figure sur la tunique de chevalier du héros, similaire à celle des Templiers. La pauvre réception critique n’a sans doute guère incité Bert I  Gordon à persister dans le domaine, mais le film représente néanmoins un divertissement honorable assez similaire aux œuvres ultérieures de l’époque comme la troisième version du Voleur de Bagdad (Il ladro di Bagdad) réalisée en 1961 par Arthur Lubin avec Steeve Reeves dans le rôle de Karim et Captain Sinbad dirigé en 1963 par Byron Haskin avec Guy Williams (la vedette de la série Zorro) dans le rôle principal au côté desquelles elle est digne de figurer.






En haut, le cinéaste Bert I Gordon s'amuse avec l'effet d'échelle sur le tournage de L'épée magique (The Magic Sword) ; en dessous, le héros interprété par Gary Lockwood et le traître Sir Branton s'entretient avec le maléfique sorcier Lodac ; photos du bas, pour une fois, le film de Bert I Gordon augurant la vague de Merveilleux des années 1960 au cinéma présente un monstre qui n'est pas un animal démesuré mais une créature imaginaire, un dragon à deux têtes capable de cracher le feu.

        Après avoir réalisé dans les années 1970 quelques comédies sexy comme How to succeed with sex ainsi que Witched/Necromancy avec Orson Welles interprétant un sorcier maintenant sous sa coupe une petite ville et Mad Bomber mettant en scène Chuck Connors dans le rôle d’un terroriste, tous deux réalisés en 1972, Bert I Gordon pressent que la vague de films catastrophes d’inspiration écologique est propice à proposer de nouveaux films confrontant des personnages à ses animaux exagérément grossis, dans la lignée des Rongeurs de l’apocalypse (Night of the Lepus) de William T. Claxton en 1972 dont le titre original, à défaut de la bande-annonce plus énigmatique, ne dissimule pas que le sujet porte sur des lagomorphes démesurés et dévastateurs suite à une injection déstabilisant leur équilibre hormonal. Bert I Gordon décide ainsi en 1976 de s’intéresser à nouveau au roman d’H.G. Wells La nourriture des Dieux (The Food of the Gods) en en adaptant cette fois la première partie mettant en scène des animaux devenus géants après avoir absorbé un produit s’écoulant du sous-sol dont un industriel interprété par Ralph Meeker voudrait bien exploiter les propriétés. La première partie de Soudain les monstres (The Food of the Gods) suscite l’inquiétude au travers de la menace omniprésente que représente dorénavant la forêt, préfigurant l’atmosphère de Prophecy de John Frankenheimer dépeignant en 1979 un paysage de montagne hanté par son ourse mutante. La seconde orchestre le déferlement d’attaques par des animaux géants déchaînés, notamment des rats, dressés à l’occasion d’études universitaires, qui évoluent dans des décors miniatures, en alternance avec des modèles grandeur nature complémentaires de ses trucages optiques que le cinéaste a eu l’heureuse initiative de commander à l’équipe du célèbre maquilleur Tom Burman et à Rick Baker en renfort permettant de vraies interactions avec les interprètes. Les répliques mécaniques géantes des rats et guêpes sont très réussis et les vers de farine ainsi que le coq monumental sont tout particulièrement impressionnants, cette faune féroce donnant du fil à retordre à l’athlète Morgan (Marjoe Gortner) et aux habitants de l’île. Le réalisateur est parvenu à mener à bien son projet dans les délais, en dépit de la coupure d’électricité et de l’épaisse couche de neige qui a recouvert la petite île au large de Vancouver sur laquelle avait lieu le tournage à l’occasion de deux tempêtes soudaines, en usant de lance-flammes pour faire fondre la neige là où les scènes devaient être filmées.

Bert I. Gordon pendant le tournage de Witched/Necromancy avec sa vedette Orson Welles dans le rôle du sorcier.





Bert I Gordon sur le tournage de Soudain les monstres (The Food of the Gods). En dessous, le renfort d'animaux mécaniques conçus par l'équipe du célèbre maquilleur Tom Burman comme ce terrifiant coq géant et ces rats de grande taille comme celui qui menace cette ménagère ; en dessous, photos de tournage avec un rat géant pour le final dans lequel les rongeurs investissent les toits des habitations et une moitié agencée en complément de l'équipe de Burman par un autre maquilleur renommé, Rick Baker.

L’année suivante, Bert I Gordon réitère l’expérience avec L’Empire des fourmis géantes (Empire of the ants) mettant en vedette Joan Collins, future vedette de la série Dynastie, dans le rôle de Marilyn Fryser, un agent immobilier s’apprêtant à faire visiter à des acheteurs un parc immobilier dans une île paradisiaque quand le navire commandé par le Capitaine Dan Stokely (Robert Lansing, personnage maléfique de 4D Man, qu'on retrouvera confronté à des arthropodes géants dans Island Claws en 1980 et The Nest en 1988) est attaqué par une horde de fourmis géantes après leur imprégnation par le contenu d’un fût radioactif rejeté par la marée. Les naufragés tentent d’échapper aux attaques des colonnes infernales qui quadrillent l’île, avant de détruire la colonie qui s’est établie dans une sucrerie. Le tournage a eu lieu dans les jungles du Panama où vivent les fourmis mortelles dont le réalisateur avait besoin, nécessitant une grande prudence dans leur maniement. Le cinéaste recourut au grossissement des insectes filmés en macroscopie, frénésie de fourmis à la coloration d'un noir prononcé qui évoque un grouillement d'araignées, mais qui apparaissent parfois trop notablement superposés aux acteurs, ainsi qu'à des modèles géants pour les plans rapprochés. L’intensité du film faiblit parfois et L’Empire des fourmis géantes demeure la dernière contribution du cinéaste au thème des animaux géants, en dépit de sa tentative d’achever Devil Fish en 1979. Bert I. Gordon avait appris dans cette perspective la plongée sous-marine et avait commencé à filmer des plans sous l’océan après avoir cherché autour du monde les lieux les plus appropriés à son sujet. Le film devait mettre en scène des requins de quinze mètres de long et des diables des mers géants, le réalisateur déclarant alors avec un ton empreint de forfanterie qu’il s’agirait de véritables poissons et pas d’un requin mécanique comme celui des Dents de la mer (Jaws), espérant qu’il serait lui aussi un énorme succès et ferait plus d’entrées que La Guerre des étoiles (Star Wars,), mais cet optimisme n’était visiblement pas partagé puisque le projet ne put être mené à son terme.




Poster de L'empire des fourmis géantes (Empire of the Ants), plan par superposition d'acteurs et de fourmis grossies et en bas, Joan Collins avec des fourmis mécaniques géantes. 

        Bert I Gordon acheva sa carrière par quelques thrillers, le dernier, Secrets of a Psychopath en 2014 portant sur les rapports troubles d’un tueur en série avec sa sœur, dont il avait aussi comme pour nombre des films précédents écrit le scénario. Une dernière contribution notable au genre imaginaire est son film d’épouvante de 1981 The Coming, aussi connu sous le titre de Burned at the Skate, qui revient sur l’épisode tragique de la chasse aux sorcières qui s’est déroulée à la fin du XVIIème siècle dans la petite ville de Salem aux États-Unis. Lors d’une visite scolaire du musée consacré à cette page d’histoire, un personnage inquiétant s’anime soudain au milieu des mannequins représentant les protagonistes de l’époque et terrifie une des fillettes. Celui-ci, William Goode, joué par David Rounds, est le père d’une enfant devant être brûlée à Salem en tant que sorcière, lequel a brutalement été transporté à la fin du XXème siècle et s’efforce de convaincre Loreen Graham (Susan Swift qui jouait déjà une réincarnée en 1977 dans Audrey Rose), parente et sosie de l’authentique accusatrice Ann Putnam qui la possède, de changer le passé en agissant au travers de cette interconnexion temporelle pour désavouer l’inquisiteur lors du procès, lequel est revenu de l’au-delà sous forme démoniaque pour contrecarrer ce projet. Le père dévasté mais déterminé et la fillette qu’il a ralliée à sa cause sont secondés par un chien mystérieux et une sorcière bienveillante moderne basée sur une véritable pratiquante que le réalisateur a tenu à rencontrer. Le charme de ce film assez inspiré s’apparente assez à celui des films d’épouvante des années 1980 à petit budget, et comporte un certain nombre de scènes effrayantes assez marquantes, comme lors d’une sortie scolaire la mort devant ses élèves de l’institutrice qui voulait protéger l’enfant de la chute d'une branche et l’apparition d’une créature sombre et assez informe, une manifestation du Mal qui élimine un adversaire du personnage diabolique qui prétendait néanmoins à la tête du tribunal agir au nom du Bien, en instrumentalisant de manière perverse la religion. Ce film modeste évoque ainsi de manière assez originale la tragédie historique du Procès des Sorcières de Salem, révélant au travers du Fantastique le caractère pernicieux de la superstition et du fanatisme ainsi que la plaie toujours actuelle de la délation. 

      



William Goode voit avec épouvante son épouse pendue par l'inquisiteur de Salem et sa fillette Dorcas (Juliette Babo) condamnée à être brûlée pour sorcellerie sur dénonciation d'Ann Putnam.


William Goode implore Dieu qu'il ne laisse pas lui ravir aussi son enfant, et se trouve transporté dans le temps, dans le musée consacré à la tragédie des procès de Salem au XXème siècle, où il découvre que Loreen Graham qui est le sosie de la délatrice Ann Putnam et pourrait être d'une manière ou d'une autre reliée à celle qui a attiré le malheur sur sa famille. La carrière de l'acteur David Rounds s'est arrêtée peu de temps après le film puisqu'un cancer l'a emporté en 1983.



Le révérend Parris (John Peters) est un personnage maléfique dont la corruption se manifeste sous forme de bubons conçus par le maquilleur expérimenté Charles Schram qui n'épargnent par Loreen, et qui est secondé par une créature concrétisant le mal (en bas).



La sorcière blanche Merlina (Beverly Ross), inspirée par une véritable sorcière de Salem actuelle, Laurie Cabot, aide Loreen (Susan Swift) à résister au Mal et grâce à un rite magique à inverser le cours de l'Histoire, en poussant à travers sa connexion avec la vraie Ann Putnam cette dernière à résister à l'influence pernicieuse du manipulateur Révérend Parris (John Peters) et à revenir sur ses accusations, sauvant in extremis la vie de la fille de William Goode, qui la retrouve dans le passé.   

        On pourrait certes émettre quelque doute quant à la perspective que l’œuvre de Bert I. Gordon passe véritablement à la postérité, celle-là étant déjà en partie oubliée du grand public et considérée avec condescendance par les cinéphiles les plus élitistes. Néanmoins, en dépit de leur faible budget, ses films demeurent très regardables, collant au style de leur époque, témoignant d’un véritable savoir-faire, et remplissent sans faillir leur mission de divertissement que leur avait assignée leur modeste auteur, au-delà de la projection éphémère pour les spectateurs des drive-in. Le méconnu Tormented mériterait d’être considéré comme un vrai film d’auteur, ou à tout le moins comme un classique de l’épouvante. Bert I Gordon apparaît comme un artisan estimable dont la passion pour raconter des histoires sur grand écran s’est maintenue au fil des décennies, digne de figurer dans l’Histoire du cinéma même si ce n’est probablement pas au premier plan, en compagnie d’autres producteurs et réalisateurs de films à budget modique comme William Castle et Roger Corman qui ont enrichit l’offre du cinéma de l’imaginaire de la seconde moitié du XXème siècle. À la triste occasion de sa disparition, il ne semblait pas illégitime, notamment à l’intention des lecteurs francophones qui ne connaissent pas nécessairement son nom, de l’honorer en ces pages pour en rappeler le souvenir.

       

Bert I. Gordon posant en King Kong - comme le producteur du remake de 1976, Dino de Laurentiis, le réalisateur n'a guère été soutenu par les critiques, cependant il aura su emporter les spectateurs dans des histoires extraordinaires non dépourvues d'émotion, contribuant à enrichir le cinéma de l'imaginaire et l'on se doit de l'honorer à ce titre.


Les lecteurs anglophones qui ont l'amabilité de fréquenter ces pages peuvent lire des dossiers en anglais sur la carrière du cinéaste / sites in english about the director :

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Autres disparitions : Chauffeur d’extraterrestres, cauchemardesque mille-pattes lubrique et étrange créature amphibie



        Signalons le décès de deux acteurs parfois associés à des créatures de cinéma. Richard Belzer est décédé en France le 19 février 2023 à l’âge de 78 ans ; il y possédait une maison à Bozouls dans l’Aveyron et avait récemment obtenu la nationalité française. Il avait précédemment acquis une maison à Beaulieu-sur-mer avec les indemnités reçues du catcheur Hulk Hogan à l’issue d’un procès, celui-ci l’ayant gravement blessé lorsqu’il lui avait demandé d’effectuer une démonstration de ses capacités pour son émission "Hot Property", demeure qu’il avait plaisamment baptisée « propriété d’Hulk Hogan ». Cousin d’Henry Winkler, célèbre auprès du public américain pour son rôle récurrent de Fonzie dans la série Happy Days, il est connu pour son rôle d’inspecteur Munch dans des séries policières comme Homicide et New-York, Unité spéciale (Law and Order), qu’il avait aussi incarné dans l’épisode Les bandits solitaires de la série Aux frontières du réel (X-Files) en 1997 à l’occasion d’une incursion occasionnelle de son personnage hors du programme d’origine. Son visage allongé se prêtait bien à interpréter des personnages énigmatiques et même impénétrables dans le domaine de la science-fiction, et il avait ainsi incarné un chauffeur de la CIA, Jarvis, sous le contrôle d’un parasite extraterrestre dans Les maîtres du monde (Robert Heinlein’s Puppet Masters) de Stuart Orme en 1994 et avait été l’année suivante l’homme à tout faire d’un mystérieux employeur interprété par Michael York dans le second remake de Not of this Earth réalisé par Henry Winkless, qui découvrait la collecte de sang à laquelle celui-ci se livrait secrètement, destinée à être expédié vers sa planète d’origine. Il avait incarné en 1998 le Président des États-Unis dans La Mutante 2 (Species 2) de Peter Medak. Partisan d’explications conspirationnistes, il était l’auteur de plusieurs livres sur le sujet traitant notamment de l’assassinat du Président John F. Kennedy, et accessoirement des OVNIS.




Richard Belzer comme membre de la CIA dans Les maîtres du monde (Robert Heinlein's Puppet Masters) de Stuart Orme, s'avère porteur d'un parasite extraterrestre venu espionner à travers lui les forces de sécurité que tente de lui retirer Sam Nivens (Eric Thal) ; en bas, vue d'un parasite créé par l'équipe du maquilleur Greg Cannom, laissant voir ses vrilles rouges qui se connectent au système nerveux de l'hôte afin de le contrôler.


L'infirmière Amanda Sayles (Elizabeth Barondes) est intriguée par le mystérieux Paul Johnson (Michael York) et tente d'en apprendre davantage à son sujet par le biais de son chauffeur Jeremy Pallin incarné par Richard Belzer, des doutes qu'il finira par partager et payer de sa vie dans le second remake de Not of this Earth ; en dessous, l'affiche du film, mettant en évidence une des créatures bizarres conçues par John Carl Buechler (voir hommage en mai 2019) qui fait une courte apparition à l'écran.

Belzer avec un des trois mystérieux informateurs de Mulder dans l'épisode Les bandits solitaires d'Aux frontières du réel (X-Files), reprenant occasionnellement son rôle d'inspecteur Munch. 


site officiel de Richard Belzer :
‌ http://www.ibelz.com/


        Julian Sands quant a lui a vraiment disparu au sens propre, puisqu’il n’a plus donné de ses nouvelles depuis la mi-janvier 2023 alors que ce randonneur expérimenté s’était lancé dans une excursion dans les monts San Gabriel au Nord-Est de Los Angeles, sujets en cette période à des avalanches. Cet acteur né en Angleterre le 4 janvier 1958 s’était à l’issue d’études dramatiques rendu à Hollywood pour y faire carrière. Il avait incarné en 1985 le poète Shelley dans Gothic de Ken Russell qui racontait la genèse du roman Frankenstein sur les bords du Lac Léman au côté de Natasha Richardson interprétant Mary Shelley, affronté une invasion d’araignées exotiques en 1990 dans Arachnophobia et interprété un sorcier maléfique dans Warlock de Steve Miner en 1989 et sa suite en 1993 mise en scène par Anthony Hickox. On retiendra sans doute plus particulièrement son personnage de dandy un peu précieux, Yves Cloquet, qui apparaît en 1991 dans Le Festin nu (Naked Lunch), œuvre originale et audacieuse réalisée par David Cronenberg d’après la vie du sulfureux écrivain William S. Burroughs – interprété à l’écran de manière fiévreuse par Peter Weller – qui séduit un jeune éphèbe efféminé puis le transperce avec la pointe de ses pattes aiguisées après s’être changé en un mille-pattes humain conçu par l’équipe de Chris Walas, transcription métaphorique effrayante à caractère hallucinatoire de l’homosexualité dans un film qui cherche constamment à surprendre voir à déstabiliser les spectateurs jusqu’à convoquer chez certains le malaise. Julian Sands était aussi à l’affiche d’un autre film encore plus controversé, Boxing Helena de Jennifer Lynch. Il était également apparu à de nombreuses occasions dans des séries télévisées, incluant en 2018 un rôle dans deux épisodes de la deuxième saison d’une célèbre série historique, Les Médicis : Maîtres de Florence (Medici : Masters of Florence).

Julian Sands, un petit air de Simon McCorckindale, dont la disparition a été évoquée en octobre 2010.

Julian Sands dans le rôle du poète Percy Shelley dans Gothic de Ken Russell, au côté de celle qui interprète son épouse Mary auteur du roman Frankenstein, jouée par Natasha Richardson - qui périt elle aussi en montagne, à l'issue d'une mauvaise réception lors d'une chute à ski en 2009.


Julian Sands dans le rôle d'Yves Cloquet dans Le Festin nu (Naked Lunch) face au pitoyable écrivain toxicomane William Lee ayant perdu tout contact avec la réalité, inspiré de William Lee Burroughs. 



Yves Cloquet séduit Kiki (Joseph Scorsiani), prélude à une expérience homosexuelle dont le jeune éphèbe ne reviendra pas, une scène particulièrement sauvage du Festin nu réalisée au travers de mannequins mécanisés conçus par l'équipe de Chris Walas.

        Il est un autre acteur dont le public ne connaît pas le visage bien qu'il ait incarné un personnage très célèbre du cinéma de science-fiction des années 1950, un être humanoïde amphibie connu comme l'Etrange créature du Lac noir (en anglais the Gillman) du film éponyme (The Creature from the Black Lagoon) réalisé en 1954 par Jack Arnold mentionné plus haut, qui raconte une expédition en Amazonie à laquelle prend notamment part le Docteur Reed interprété par Richard Carlson sur les traces de fossiles d'ancêtres des vertébrés terrestres et une créature humanoïde amphibie présentant des caractéristiques ancestrales est découverte dans le bassin de l'Amazone, relique toujours vivante, qui s'éprend de la fiancée de Reed jouée par Julia Adams qu'il enlève et ramène dans sa grotte tel un King Kong semi-aquatique. En raison du succès du film, la créature réapparut dans les deux suites, La revanche de la Créature (Revenge of the Creature) que le cinéaste met en scène l'année suivante dans laquelle l'être est finalement capturé et enfermé dans un aquarium pour y être étudié avant qu'il ne s'échappe, et La créature est parmi nous (The Creature walks among us), une seconde suite montrant le monstre brûlé sous traitrement et confronté à la brutalité des hommes, confiée en 1956 à John F. Sherwood - lequel réalisera un an après The Monolith Monsters sur une invasion minérale qui inspirera The Blob. Le costume de l'être iconique imaginé par l'artiste Millicent Patrick et créé par l'équipe du maquilleur Bud Westmore était revêtu sur terre par Ben Chapman mais endossé pour les scènes aquatiques par Ricou Browning, qui s'est éteint le 23 février 2023 à l'âge de 93 ans. Ayant débuté dans des spectacles sous-marins de parcs d'attraction de Floride, il avait à l'issue de cette trilogie poursuivi jusqu'en 1986 sa carrière dans l'audiovisuel notamment comme réalisateur de scènes filmées sous l'eau pour des séries comme Flipper le dauphin (Flipper) et des films de cinéma comme plusieurs James Bond et Opération Tonnerre (Raise the Titanic) tout en assurant des fonctions de cascadeur, scénariste et producteur. Méconnu du grand public, il était comme son alter égo Chapman adulé des passionnés de fantastique ravis de les rencontrer dans les Conventions de science-fiction pour lesquels ils incarnaient à jamais la célèbre Créature et était le dernier interprète encore en vie des monstres classiques d'Universal.

Ricou Browning revêtu du costume de l'Etrange créature du Lac noir dont il a ôté la tête pour révéler le visage de l'interprète.

Non, la Créature n'est pas en train de dire "Excuse-moi, Chérie, je ne peux te parler, je suis déjà avec quelqu'un" car le téléphone mobile n'avait pas été encore inventé dans les années 1950 en dépit de sa posture qui évoque ce geste désormais familier ; il s'agit de la scène d'enlèvement de la jeune fille interprétée par Julia Adams par le monstre.


Ricou Browning incarnant l'être préhistorique sous l'eau était capable de retenir sa disparition durant quatre minutes.

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La disparition du cinéaste et de ces quelques acteurs a amené à différer l'article prévu ; le lecteur régulier retrouvera prochainement les cinq volets suivants de la série "Quand la fantaisie se mêle à l'histoire naturelle".


mercredi 1 février 2023

Récits fantasques de voyages et taxidermie douteuse


QUAND L'HISTOIRE NATURELLE SE PIQUE DE FANTAISIE, 1ère partie

Ce site s'intéresse aux créatures les plus étranges, dans la réalité comme dans la fiction, et elles se rejoignent plus que jamais dans ce premier article d'une nouvelle série. 


La vision de l'astre issu d'une assiette anglaise.

    L'astronome Etienne Klein a récemment défrayé la chronique scientifique en publiant le cliché d'une étoile, Proxima du Centaure, qu'il a finalement révélé n'être autre… qu'une tranche de chorizo ! Saisissant raccourci des correspondances entre macrocosme et microcosme évoquées par les cosmogonies antiques, mais aussi rappel que de tous temps, les sciences de la nature ont été associées à des fantaisies diverses et même à des canulars délibérés.

Le facétieux astronome français Etienne Klein, qui a finalement fait montre de contrition pour avoir abusé de la crédulité générale en appuyant de sa notoriété sa fausse photo spatiale.

     C'est dans l'Antiquité grecque que débute la science moderne, c'est à dire l'étude de la nature basée sur l'observation des faits et les déductions élaborées en usant de la raison. Si Hippocrate et Galien instaurent les bases de la médecine, le philosophe disciple de Platon et naturaliste Aristote augure brillamment l'Histoire naturelle. Non seulement, il ne décrit le monde animal qu'au travers de ses observations et du recueil des faits qu'il juge vraisemblables, mais il exprime aussi des vues si incroyablement en avance sur son époque qu'en dépit du respect qu'il inspirera dans tout l'Occident jusqu'au Siècle des Lumières, ses successeurs peineront à en reconnaître la validité, les Cétacés comme apparentés aux Mammifères et, plus étonnant encore, les éponges considérées comme des animaux.


    Quand la zoologie se mêle à l'imaginaire

    Lorsque la Grèce est conquise et assimilée par l'Empire romain, le prestige d'Aristote demeure inchangé et le naturaliste Pline l'Ancien le tient pour son inspirateur. Néanmoins, ce grand érudit de son époque va faire preuve de moins de rigueur que son illustre prédécesseur, en se montrant bien plus réceptifs aux récits débridés d'autres auteurs de l'ancienne Grèce tel Ctésias et aux inventions fantasques des voyageurs des contrées lointaines comme l'affirmation saugrenue qu'en Syrie, les serpents ne mordent que les étrangers. Il mentionne de la sorte l'existence de peuples fantastiques, dont la postérité se poursuivra au Moyen-âge, dans le livre VII portant sur l'homme, de même que des hommes marins dans le livre IX consacré aux animaux aquatiques, ainsi que des dragons et un cheval ailé éthiopien dans le livre VIII traitant des animaux terrestres. Néanmoins, dans le livre X dévolu aux oiseaux, il affirme finalement ne pas croire à l'existence des chevaux ailés, des griffons et des sirènes (lesquelles étaient à l'époque représentées comme des femmes à tête d'oiseau comparables aux harpies et non pourvues d'une queue de poisson comme les tritons commensaux de Neptune).

Représentation de Pline l'Ancien prenant des notes sur l'explosion du Vésuve dans ses derniers instants, dans la série en bande dessinée en onze volumes des Japonais Mari Yamazaki et Miki Tori ; cet amour pour l'histoire naturelle lui sera fatal dans les mêmes circonstances qu'un couple de volcanologues pourtant expérimentés, les époux Kraft, qui ont perdu la vie en 1991, en observant l'éruption du volcan Unzen au Japon. 

Dans la même bande dessinée, représentation d'un humanoïde marin tels ceux inclus par le naturaliste dans son traité sur les animaux aquatiques. 

    Quand au Moyen-âge, des religieux, seuls lettrés de l'époque, prennent quelque liberté avec leur charge en délaissant le théologique et le liturgique pour rédiger des écrits profanes s'intéressant notamment à la Nature, ils unissent Aristote et Pline l'Ancien dans une même admiration indiscriminée et comme les premiers naturalistes qui les rejoignent dans la discipline, reprennent les éléments fantaisistes du second et, à son exemple, accordent crédit aux êtres chimériques de la mythologie gréco-romaine comme le sphinx et la Chimère et aux récits les moins rigoureux rapportés des terres les plus éloignées, l'Afrique, l'Asie puis finalement les Amérique. Ainsi Ulisse Aldovandri, surnommé le Pline de la Renaissance, recense les êtres les plus fantasmagoriques, mais comme son modèle émet à l'occasion des doutes sur la vraisemblance d'une partie au moins des créatures fabuleuses. Edward Topsell inclut au XVIème siècle dans son Histoire naturelle des bêtes quadrupèdes le sphinx, le dragon, la licorne et d'autres êtres mythologiques à la suite du Suisse Gessner et de Thomas Moufet. Dans la tradition des polygraphes, ces auteurs s'attachent à être les plus complets possibles dans leurs traités encyclopédiques en compilant les ouvrages de leurs prédécesseurs respectés, et en citant les référence mythologiques du sujet en complément des chapitres réellement scientifiques.

Une planche de L'Histoire naturelle des quadrupèdes de Jan Jonston, médecin du XIIème siècle, qui fait figurer un griffon au même titre qu'un porcin et qu'un hippopotame dans son traité zoologique.

Portrait d'Ulisse Aldrovandi, naturaliste italien, dit le "Pline de la Renaissance".

Un des premiers faux reconnus comme tel : la plus ancienne collection de reptiles et d’amphibiens, constituée par Aldrovandi, incluait deux crapauds à longue queue qu’il savait être des faux, l’appendice ayant manifestement été créé avec la peau d’un autre individu et des dents de mammifère ayant été ajoutés dans la bouche pour lui conférer un air plus féroce – en théorie, l’existence d’une telle créature n’est pourtant pas impossible, les têtards étant pourvus d’une queue et la néoténie est un phénomène rare caractérisé par la permanence accidentelle de caractères larvaires (en haut, un des deux spécimens naturalisés, en dessous, une reproduction dans l'ouvrage que le naturaliste a publié en 1645 à Bologne - laquelle pourra quelque peu évoquer au lecteur moderne l'allure d'un batracien qui vécut au Permien, Diadectes).

   En ce qui concerne les êtres qui sont à l'occasion présentés comme davantage vraisemblables, il importe de considérer le contexte à l'origine de leur évocation. Si les croyances magiques reculent alors chez les érudits, ces auteurs ne rejettent pas pour autant les prodiges les plus extraordinaires, comme le fameux chirurgien de la Renaissance Ambroise Paré, ceux-ci n'étant pas niés mais expliqués dans le cadre du christianisme par l'action de Dieu ou du Diable, de sorte que c'est paradoxalement à la Renaissance que l'on se met le plus à redouter les loups-garous, la métamorphose n'étant plus imputée aux facultés de chamans mais à l'action de Satan invoqué par des sorciers. 

Les auteurs de la Renaissance reprennent dans leurs traités les êtres mythiques de l'Antiquité comme Ulisse Aldrovandi avec ce satire, mais dans le cadre du monothéisme chrétien et de la refondation de l'Histoire naturelle comme discipline, celui-ci n'est plus le Dieu Pan mais un genre d'homme sauvage aux traits hybrides témoignant de la variété de la nature.

    De plus, nombre d'auteurs n'ont pu voir directement les bêtes des contrées lointaines - le gorille ne sera réellement identifié qu'au début de la seconde moitié du XIXème siècle lorsqu'un spécimen sera abattu - et il existe une certaine tendance à anthropomorphiser les traits de la face des animaux, de sorte que le sphinx qui est présenté comme un primate à tête humaine s'apparente à un singe et que la manticore d'Edward Topsell à tète et oreilles d'homme, triple mâchoire et corps de lion, apparaît finalement moins comme un genre de chimère de l'Antiquité, d'autant qu'il en retranche la queue de scorpion mentionnée par Pline, que comme une interprétation un peu libre du tigre - quand à la bête inconnue du nouveau monde, aussi anthropomorphe qu'en soit la restitution de sa face, les petits juchés sur son dos signent incontestablement une femelle opossum. Ulisse Aldovrandri inclut dans sa somme zoologique le basilic fabuleux qu'il dépeint d'abord comme un serpent à huit pattes et à tête de coq ; le caractère d'oiseau prendra par la suite le dessus dans sa description de la créature alors représentée comme un coq avec une longue queue serpentine lisse lui conférant une allure moins implausible - certains dinosaures coureurs avaient une silhouette assez similaireLes dragons cracheurs de feu sont figurés dans les ouvrages de zoologie de l'époque comme s'apparentant à de très grands sauriens - l'idée qu'ils tuent des éléphants n'était d'ailleurs pas absurde, on pouvait en théorie s'attendre à ce que les plus grands mammifères terrestres aient aussi des prédateurs, comme l'a prouvé par la suite l'existence des grands félins à dents de sabre récemment éteints, tout comme les grands dinosaures végétariens qui étaient chassés par des dinosaures carnivores. De la même façon, on croyait aussi à l'époque qu'il existait des pythons, serpents capables de distendre leur mâchoire et leur estomac, suffisamment grands pour engloutir ces pachydermes, et la paléontologie a récemment découvert en Amazonie les restes de Titanoboa, un serpent constricteur bien plus grand que l'immense anaconda actuel. L'hydre de Topsell et de Seba, pour aussi fantastique qu'elle soit, semblant directement issue de la légende des Douze travaux d'Hercule, est en fait considérée sous un angle rationnel en étant rapporté à quelques cas de serpents à deux têtes. Ainsi, si les ouvrages des polygraphes et naturalistes médiévaux semblent compiler sans esprit critique les légendes et récits de voyage fantaisistes, les créatures les plus extravagantes s'appuient souvent en réalité sur des malformations tératologiques comme divers monstres rapportés par Pierre de Boistuau et Ambroise Paré, ou par une retranscription quelque peu approximative de véritables animaux de contrées exotiques. On voit donc qu'avant de récuser complétement l'existence des êtres mythiques, les auteurs se sont efforcés de les naturaliser, de les évoquer en retranchant leurs aspects les plus incroyables comme les pouvoirs magiques qui leur étaient prêtés, pour en faire des variations de la nature sur lesquelles il n'était pas absurde qu'un esprit rationnel puisse se pencher.


La manticore vue par le naturaliste britannique Edward Topsell et en dessous, sa bête du Nouveau Monde dont le faciès est fort approximatif, mais la position de sa progéniture ne laisse guère de doute sur sa véritable identité.

        

      Vrais et faux animaux naturalisés

    Enfin, il faut reconnaître que cette propension à viser l'exhaustivité au risque d'amalgamer des sources douteuses est encouragée par des contemporains malicieux. D'une part, les grands voyageurs en rajoutent dans les descriptions fantasmagoriques afin d'impressionner leurs auditoires, mêlant à l'exotisme et au caractère déjà extraordinaire de la nature ce qui relève visiblement de la pure invention, comme les hommes sans tête appelés Blemmyes ou plus simplement Acéphales, et même le célèbre Marco Polo rapporta avoir observé au cours de son voyage vers la Chine des hommes à têtes de chien.

Représentants de peuples fantastiques évoqués par le célèbre voyageur Marco Polo : blemmie, sciapode et cyclope.

    D'autre part, les Extrême-Orientaux estimant crédules les marins qui accostaient en leurs pays trouvèrent le moyen de leur vendre les corps séchés de sélaciens présentés comme les restes de petits humanoïdes marins qui impressionnèrent les naturalistes ayant l'occasion de les examiner, puis allèrent plus loin dans la contrefaçon en fabriquant des momies de sirènes, combinant la partie supérieure de singes avec l'arrière du corps d'un poisson. Ulisse Aldrovandi savait que les dragons naturalisés ramenés d’Extrême-Orient étaient des raies qui avaient été modifiées afin de leur conférer l’allure d’êtres fabuleux et qu’il n’existaient pas en tant que tels plus que les faux spécimens d’hydres à sept têtes. Le célèbre entrepreneur de spectacles Phineas Barnum prolongea la tradition au XIXème siècle en exhibant de telles "sirènes de Fiji" dans ses galeries de phénomènes.

Carcasse séchée de poisson-guitare, un genre de raie préparé par les Extrême-Orientaux pour lui donner l'allure d'un être aquatique présentant des traits humanoïdes - les yeux apparents correspondent en fait aux narines du Chondrichtyen.

Une sirène présentée dans son attraction foraine par Barnum, dans la lignée des montages taxidermistes fabriqués en Asie et vendus aux marins occidentaux naïfs. 

    Peu à peu, à la fin de la Renaissance, les naturalistes entreprirent d'expurger de leurs ouvrages les animaux fantastiques, en retranchant les êtres les plus fantasques d'origine mythologique et légendaires comme la Vouivre, ainsi que les autres animaux magiques comme le Basilic et le Phénix, puis finalement en supprimèrent toutes les formes de dragons. Ils finirent par concevoir le plus grand scepticisme à l'égard de toute créature exotique qui pouvait sembler trop exubérante et ainsi dénièrent l'existence à un animal bien réel, l'ornithorynque découvert par George Shaw, assurant que le spécimen naturalisé surnommé "taupe aquatique" qui ressemblait trop manifestement à un castor pourvu d'un bec de canard ne pouvait être qu'un montage réalisé par un taxidermiste, et même Charles Darwin ne pouvait se résoudre à admettre qu'il s'agissait bien d'un animal unique et non de deux. L'hypothèse d'un canular paraissait évidente jusqu'à ce que de nouvelles observations d'animaux vivants dans leur milieu naturel fassent entrer définitivement l'espèce dans les traités de zoologie. L'animal s'avéra d'autant plus étonnant qu'il pond des œufs, cas unique chez les mammifères avec ses parents les Echidnés insectivores. Il est vrai qu'à l'époque, même si l'idée de séries naturelles postulait que la nature déclinait tous les types de créatures au travers de formes intermédiaires, le paradigme de l'évolution n'était pas encore théorisé, lequel permet à la fois de mieux appréhender les adaptations (le bec de l'ornithorynque, similaire à celui du canard et des dinosaures anatosaures, est un caractère dérivé tout comme celui des échidnés qui n'était pas présent chez leurs ancêtres à l'allure de mammifères plus classiques) et l'archaïsme de l'oviparité, les premiers mammifères descendants de reptiles pondaient originellement des œufs comme leurs ancêtres. Le paléontologue et anatomiste britannique Richard Owen n'hésita pas à faire tuer un grand nombre d'ornithorynques pour vérifier les dires des Aborigènes sur leur mode de reproduction et se fit envoyer des œufs, mais certains étaient faux et d'autres provenaient de serpents. En 1884, le naturaliste écossais William Hay Cadwell apporta finalement la preuve de l'oviparité de l'animal en abattant une femelle qui était en train de pondre dans son terrier. Le remarquable fossile vivant aura chèrement payé l'incrédulité des zoologistes. 


Le canular qui n'en était pas un : premières représentations de l'ornithorynque par le Gouverneur George Hunters en 1797 (au-dessus) et par George Shaw en 1809.

Illustration en couleurs montrant les deux types de mammifères ovipares, un échidné en haut et l'ornithorynque en bas.

    Par contre, un coati édenté et rayé, petit carnivore au museau pointu d'Amérique du Sud apparenté au raton-laveur, a été vendu au naturaliste Buffon comme étant une nouvelle espèce de fourmilier, et celui-ci l'a donc présenté comme tel dans son Histoire naturelle en 1753. Il n'existe en vérité que trois espèces, le fourmilier géant ou tamanoir, le fourmilier nain ou myrmidon, et le véritable tamandua, de taille intermédiaire, dont le pelage est noir et blanc à l'instar du grand panda de Chine, et nullement rayé comme cette fausse quatrième espèce.

Si l'ornithorynque naturalisé correspondait à un véritable mammifère d'un genre tout à fait particulier, le tamandua rayé de Buffon résultait bien lui d'une manipulation d'un taxidermiste.

    Jean-Jacques Audubon, célèbre ornithologiste et peintre naturaliste américain d'origine française du XIXème siècle,  s'est amusé à inventer une dizaine d'espèces de poissons et une dizaine d'espèces de rongeurs imaginaires, mais pas extravagants, pour piéger facétieusement son collègue Constantin Samuel Rafinesque qui lui avait précédemment cassé son violon en attrapant une nouvelle espèce de chauve-souris. Cette manipulation dont il fut la victime conduisit à son bannissement des publications scientifiques, un discrédit qui avait déjà été amorcé après la publication en 1819 de son livre affirmant l'existence du Grand serpent de mer. 


Représentations de rongeurs par Rafinesque en 1818 donnant corps à de fausses allégations du célèbre Audubon - ce dernier ne prenait pas quant à lui le risque de l'approximation, tuant un nombre considérable d'oiseaux pour les représenter avec la plus grande exactitude, quitte à risquer de causer l'extinction d'espèces rares, comme le relève un de ses biographes, Duff Hart-Davis.

    Une autre créature marine fort douteuse fut évoquée durant plusieurs siècles par des naturalistes, désignée sous l'appellation de singe de mer, à l'existence de laquelle ils accordaient apparemment crédit. On a évoqué plus haut que le naturaliste suisse du XVIème siècle Conrad Gessner incluait à l'occasion dans sa revue encyclopédique de 1551-1558 un certain nombre de créatures notoirement mythiques, notamment des humanoïdes et semi-humanoïdes marins. Parmi ces êtres plutôt fantasques figure aussi un dénommé singe de mer, Simia marina. Certaines illustrations s'y rapportant font irrésistiblement penser à une chimère, un poisson cartilagineux des profondeurs représentant d'un groupe voisin des Sélaciens - ces derniers rassemblant les requins et les raies, et on peut considérer que cette illustration la représente très probablement. Une variété, Simia marina danica, présente un atour plus énigmatique ; si la gueule peut évoquer celle d'un requin, l'être est pourvu de deux bras griffus anthropomorphes. Ces deux formes sont aussi présentées dans les ouvrages du médecin et naturaliste suisse Félix Flatter et au XVIIème siècle du naturaliste polonais Jon Johnston.

        Lors de la Seconde Expédition Bering, le médecin et naturaliste Georg Wilhem Steller, qui a décrit avec précision un certain nombre d'espèces dont deux furent par la suite chassées jusqu'à l'extinction, la rythine ou vache marine géante et un cormoran aptère, observa durant deux heures le 10 août 1741 au large des îles Shumagin une créature qu'il qualifia également de singe de mer, la rapprochant du singe marin danois de Gessner. L'animal présentait une tête proche de celle d'un chien avec deux oreilles pointues, deux grands yeux, la bouche encadrée de longs poils et le corps était oblong, dépourvu de nageoires antérieures, et doté d'une queue asymétrique. Il est fort vraisemblable qu'il se soit agi d'une otarie à fourrure aux nageoires pectorales tenues près du corps, voir d'un individu malformé ou mutilé par un prédateur, mais on peut néanmoins s'étonner que le naturaliste avisé ne l'ait pas envisagé comme un représentant de cette espèce. En juin 1965, l'écrivain et naturaliste anglais Miles Smeeton qui se trouvait à son tour près des îles aléoutiennes a aussi aperçu une créature marine de taille moyenne extrêmement poilue et sa fille Clio qui a croisé son regard d'un coté du bateau évoque également une tête similaire à celle d'un chien avec des yeux plus rapprochés que ceux d'un phoque. En dépit de la forte présomption que ces observations se rapportent à un pinnipède, le "singe marin danois" de Gessner dont le naturaliste réputé Steller a confirmé l'existence n'a pu être identifié formellement.

Représentations du singe marin de Gessner, et en-dessus, sa variante danoise semi-anthropomorphe.

  Des musées comme celui d'Edimburg en Ecosse possèdent en revanche des exemplaires naturalisés d'une autre créature aquatique velue, celle de la truite à fourrure du Canada. Ce poisson recouvert d'une épaisse toison, identifié comme Salmo trutta dermopila, était censé vivre en Islande ainsi que dans la partie septentrionale de l'Amérique du Nord. Son existence a pu être envisagée sérieusement du XVIIIème siècle jusqu'à 1930, lorsque l'anthropologue et reporter Robert Ripley a pu remonter jusqu'à un taxidermiste canadien qui cousait de la fourrure de lapin sur des poissons séchés.

Un exemple de la fausse truite à fourrure.

    Il est toujours un peu facile de considérer avec condescendance voire raillerie les erreurs du passé, sans tenir compte du contexte de l'époque. On s'est efforcé de nuancer ici quelque peu la crédulité des naturalistes de l'Antiquité romaine et de la Renaissance. Quant aux naturalistes plus récents qui ont été abusés par des faux, il faut reconnaître que ces derniers n'étaient pas aussi invraisemblables compte tenu de la diversité du vivant. La truite arc-en-ciel peut à présent faire sourire, et il n'existe certes pas véritablement de poissons pourvus de pilosité, mais le poisson-grenouille strié (Antennarius striatus) possède des excroissances cutanées évoquant de longs poils filamenteux ; de même, le mâle chargée de protéger la ponte de la grenouille poilue (Tridobatrachus robustus), qu'on trouve sur la partie sud-ouest de l'Afrique, est pourvu sur les côtés de l'abdomen et l'arrière des cuisses de fines excroissances de peau très vascularisées qui permettent d'accroître les échanges pour une meilleure absorption de l'oxygène, ce qui lui confère une apparence qui pourrait aisément faire passer un individu mort pour une autre de ces fraudes imputables à des taxidermistes fallacieux - à noter que comme les autres membres de la famille des Arthroleptidés, ces parents des grenouilles représentent aussi le seul exemple de Vertébrés dont les griffes sont constituées d'os.


Ce poisson donne véritablement l'impression d'être couvert d'une fourrure et la "grenouille poilue" existe réellement.

    Rafinesque ne fut pas le seul naturaliste dont la carrière scientifique fut sabordée par une manipulation ourdie par un collègue, on en verra une autre illustration dans la deuxième partie de cet article qui se penchera sur la fantaisie dans les sciences étudiant l'histoire de la vie du passé.

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A SUIVRE : Quand la reconstitution de l'histoire de la vie passée n'échappe pas à l'approximation.


lundi 2 janvier 2023

UN CRÉATEUR DE MONSTRES À LA CARRIÈRE FULGURANTE

Christopher Tucker au travail sur sa création la plus célèbre, l'Homme-éléphant.

    Le maquilleur britannique Christopher Tucker est décédé le 14 décembre 2022 à l’âge de 81 ans. Professionnel estimé, sa carrière de créateur de monstres fut pourtant bien éphémère, quelque peu à la manière de l’artiste Dale Kuipers auquel il a été rendu hommage précédemment.

    Comme Stan Winston, dont la disparition est à l’origine de ce blog, Christopher Tucker ne se destinait pas initialement au métier de maquilleur ; tandis que le premier rêvait d’être acteur et n’envisageait le maquillage que comme une source de revenus provisoire, le second espérait devenir chanteur d’opéra. Aucune de ces ambitions ne fut pleinement réalisée mais les deux artistes parvinrent à un niveau d’excellence qui les consacra comme grand nom de leur nouvelle discipline.

    Alors qu’il désirait faire partie de la distribution de l’opéra Rigoletto, il commença à élaborer de faux nez avec suffisamment de réussite pour qu’en 1974, sa carrière de chanteur d’opéra déclinant, il décide de se consacrer pleinement à la profession de maquilleur. Il étendit ses services à de faux crânes chauves et de fausses dentitions, étant accepté par l’union syndicale et fournissant des compagnies théâtrales avant d’œuvrer pour la télévision, se formant à partir de quelques ouvrages professionnels et expérimentant avec de nouveaux matériaux au lieu de la mousse de latex afin de se rapprocher davantage de l’apparence de la chair humaine. Dès 1970, il est chargé des maquillages du film Jules César (Julius Caesar). En 1975-76, il seconde Stuart Freeborn pour la création de personnages extraterrestres devant côtoyer les acteurs de la séquence du bar intergalactique de La Guerre des étoiles (Star Wars : A New Hope), avant que d’autres maquilleurs comme Rick Baker n’en ajoutent de nouveaux pour des plans complémentaires.

Christopher Tucker à côté de Nick Maley, au milieu de leurs extraterrestres conçus pour La guerre des étoiles (Star Wars : A New Hope).

    Durant l’été 1976, il conçut sa version du maquillage pour le personnage maudit d’une adaptation du Bossu de Notre-Dame (The Hunchback of Notre Dame) coproduite par les chaînes BBC et NBC, mais la bosse fut largement dissimulée par le costume du personnage tandis que les mains déformées ne furent pas utilisées faute de temps. Simultanément, Tucker conçut différents stades de vieillissement pour les principaux acteurs d’une autre série I, Claudius, incluant de faux cous nécessités par les tenues romaines courtes. Pour une publicité mettant en scène le Bossu de Notre Dame, il créa à la demande des auteurs un œil déformé mécanique capable de cligner, assez saisissant pour que l’autorité indépendante en charge des programmes exige de larges coupes d’un résultat jugé trop dérangeant, et il en alla de même pour sa créature de Frankenstein conçue pour une autre publicité.


Le Quasimodo à l'œil mécanisé pour une publicité. 


En 1978, le maquilleur britannique change Gregory Peck en Josef Mengele pour le film Ces garçons qui venaient du Brésil (Boys who came from Brazil) d’après le roman d’Ira Levin dans lequel le célèbre expérimentateur sadique du IIIème Reich exilé en Amérique du Sud s’atèle à produire des clones de Hitler. L'année suivante, il a créé des répliques de la tête de l'acteur Harvey Keitel pour le film de science-fiction horrifique Saturn 3.

    Le deuxième film de David Lynch va apporter à Chrisopher Tucker une consécration mondiale avec sa recréation pour le film Elephant Man (The Elephant Man) de l’apparence de Joseph dit John Merrick, un Britannique victime d’une maladie lui ayant conféré une apparence très altérée au point qu’il se produisait dans les foires du XIXème siècle en tant que "phénomène humain". Tucker eut l’occasion de travailler à partir de sa dépouille conservée au British Museum et avec l’interprétation de John Hurt, la dimension humaine de ce destin hors-norme est délicatement retranscrite, convoquant l’émotion avec une certaine retenue – même si le film est une version romancée, à partir des mémoires du Docteur Treves (Anthony Hopkins) qui se donne le rôle du bon samaritain.


Christopher Tucker peaufine son maquillage pour Elephant Man.

Un film qui restaure toute sa dignité à l'infortuné John Merrick.

Les aléas du cinéma

    Christopher Tucker conçut les maquillages des trois protagonistes principaux de La Guerre du feu (Quest for Fire), cette évocation de l’aube de l’Humanité réalisée par Jean-Jacques Annaud. Il avait aussi réalisé des prothèses dentaires pour conférer une allure préhistorique à des dizaines de figurants taillés comme des catcheurs lorsque finalement, la production préféra s’orienter sur des danseurs, et son contrat prenant fin, toute cette partie de son travail demeura inutilisable, même si elle servit de référence à l‘équipe canadienne qui lui succéda. Pour la comédie Monty Python : le sens de la vie (Monty Python's The Meaning of Life), il fit enfler démesurément un personnage de goinfre interprété par Terry Jones, Mr Creosote.

Le gargantuesque et peu ragoûtant Monsieur Creosote dans le film Monty Python.

    Le maquilleur devait être le maître d’œuvre des effets spéciaux de maquillage du flm Krull. Il conçut notamment une tête de cyclope à l’œil radiocommandé et devait mettre son expérience du vieillissement à profit pour le personnage de la Veuve de la Toile. Néanmoins, le projet connait des atermoiements dus notamment à la concurrence – le film devait initialement s’intituler Les dragons de Krull, mais la sortie du Dragon du lac de feu (Dragonslayer) a incité à bannir la créature mythique, et la Gorgone Méduse du Choc des Titans (Clash of the Titans) au long corps reptilien a conduit à abandonner une créature tenant de Mélusine à la morphologie serpentiforme trop similaire. Le maquilleur se lasse et préfère quitter le projet, que mènera à bien son collègue Nick Maley.


Le cyclope barbu aux allures de Polyphème créé par Christopher Tucker pour Krull.

    La Compagnie des loups (Company of Wolves) laisse augurer d’un festival d’effets spéciaux, et le maquilleur compte bien renouveler l’apparition des loups-garous à l’écran. Dans une séquence utilisant une fausse tête très réaliste, une langue démesurée puis la tête d'un loup surgit de la bouche d’un personnage. Malheureusement, la scène qui devait être la plus spectaculaire, celle d’un homme se dépouillant de sa peau pour "laisser littéralement voir le loup qui est en lui", est en grande partie édulcorée par le réalisateur, ne permettant pas d’apprécier la transformation graduelle de la musculature pour devenir celle du carnivore au travers de différents modèles mécanisés.


Christopher Tucker et un lycanthrope de La Compagnie des loups (Company of Wolves).

Une fausse tête très convaincante.


Le loup s'extirpe de son déguisement humain.


Christopher Tucker prépare le buste de l'écorché contrôlé par câbles.


La suite de la métamorphose devait employer un corps de loup mécanisé ; au-dessous, l'assistante et épouse de Christopher Tucker Sinikka Ikaheimo avec le modèle sur le plateau de tournage.

    David Lynch fait de nouveau appel à lui pour son adaptation du roman Dune. Il lui demande de concevoir un stade de mutation intermédiaire pour les Navigateurs, ces humains gorgés d’épice de la planète Arrakis qui sont devenus d’énormes créatures cylindriques à allure de limace fabriquées par l’équipe de Carlo Rambaldi. Il souhaite présenter une phase humanoïde mais dont la tête est déformée, "intermédiaire entre la tête de l’Homme-éléphant et celle d’un éléphant". Tucker s’applique à la tâche, apparemment à la satisfaction du réalisateur, créant un certain nombre de masques aux joues capables de se gonfler, ainsi qu'une version mécanique permettant d'ouvrir la bouche et de mouvoir les yeux mais, par manque de temps, le réalisateur ne tournera pas la séquence.


Autres masques inutilisés, ceux du second stade des Navigateurs de Dune.

    Il demeurait un dernier espoir pour Christopher Tucker d’imprimer durablement sa marque en tant que créateur de monstres avec le remake de La Mouche (The Fly). Le réalisateur originellement pressenti par le producteur Mel Brooks, David Cronenberg étant alors engagé par Dino de Laurentiis sur le projet d’adaptation de Total Recall, il choisit à défaut le cinéaste Robert Bierman. Christopher Tucker débute le travail de concrétisation du monstre mais la fille du cinéaste meurt subitement dans un accident de chantier en Afrique du Sud. Bouleversé, le metteur en scène suspend son activité et la production accepte de lui laisser le temps nécessaire pour surmonter cette épreuve, mais finalement, Bierman déclare forfait, ne se sentant plus disposé après une telle tragédie à tourner un film aussi sombre. Entre-temps, l’arrivée d’Arnold Schwarzenegger sur Total Recall, laissant augurer d’une évolution de l’histoire vers une primauté de l’action, décide Cronenberg à abandonner le projet et il devient ainsi disponible pour La Mouche, dont il changera notoirement l’histoire avec le scénariste Edward Charles Pogue, substituant aux deux chimères issues de la téléportation malencontreuse du film original La Mouche noire (The Fly), l’homme à tête de mouche et la mouche à tête humaine, une hybridation progressive combinant les deux espèces. Ainsi, de la même manière que Dale Kuipers qu’un accident retrancha de la production de The Thing comme évoqué dans l’hommage à l’artiste, un élément dramatique tout à fait extérieur au film décida du changement radical de celui-ci et amena la mise à l’écart du créateur d’effets spéciaux initial.


Buste conçu pour la version initiale du remake de La Mouche (The Fly).

    Cette ultime avanie mit fin à la création de monstres par l’artiste britannique, même s’il renoua avec les loups-garous à l’occasion de la série de 2011 She-Wolf of London. Christopher Tucker restera un maquilleur britannique réputé, mais, pour différentes raisons, il ne demeurera pas comme le créateur de monstres qu’il aurait pu devenir. 


Monstres d'une publicité pour la boisson Dr Pepper.


Un documentaire rare montrant Christopher Tucker au travail.

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