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mardi 18 avril 2023

LE TRIOMPHE DU METAL


1ère partie : De la science-fiction audacieuse aux innovations technologiques


Dans une autre dimension, des robots dominent le monde, illustration de Frank Rudolf Paul pour Between the Dimensions de J.E. Keith figurant sur la couverture du numéro d'octobre 1931 de la revue Wonder Stories.

        Le mercredi 29 mars 2023, un millier d’experts renommés ont réclamé une pause de six mois en matière de recherches sur l’Intelligence artificielle, le temps de concevoir un encadrement de ses potentialités. Parmi ceux-ci figure Elon Musk, considéré comme l’homme le plus riche du monde, qui finance nombre de projets technologiques. Certains le suspectent de vouloir imposer ce moratoire pour éviter d’être dépassé par ses concurrents, notamment chinois, mais de l’avis général, ces derniers ne se sentiront sûrement pas tenus par cet appel et beaucoup redoutent que ce frein ne confère une avance déterminante de l’Empire du milieu sur la recherche occidentale.

        En s’inquiétant d’un développement de l’intelligence artificielle qui échapperait à ses créateurs, Musk fait écho aux craintes du célèbre scientifique et astronome Stephen Hawkins qui mettait lui aussi en garde l’humanité de ne pas concevoir un outil technologique qui finisse par la dépasser en devenant incontrôlable à la manière des virus informatiques qui se répliquent, au risque même de la dominer – à la manière du mythique Golem qui se retournait contre son créateur.

        Ce dernier est une statue d’argile animée par la magie à fin vengeresse selon la légende de la tradition juive de la Kabbale au Moyen Âge et renvoie au franchissement du fossé entre l’inanimé et l’humain, comme dans un des récits de la Genèse qui relate que l’Être suprême a façonné dans l’argile le premier homme, Adam, auquel il a conféré la vie par son souffle divin – à noter d’ailleurs que dans Life without Soul réalisé en 1915 par Joseph Smiley, un savant ayant lu le roman Frankenstein de Mary Shelley rêve qu’il insuffle la vie à une statue d’argile qui devient de la même façon un homme. Dans le conte italien de Collodi, Pinocchio, un esprit est conféré par une fée à la marionnette en bois à fil agencée par Gepetto, laquelle se voit offrir la possibilité de devenir un véritable petit garçon, tout comme dans l’Antiquité, la statue féminine parfaite sculptée par Pygmalion se changeait en une véritable jeune femme. Ces récits font cependant tous appel au surnaturel, mais certains ont aussi envisagé la possibilité par le biais de la technique de la création d’êtres animés à l’image de l’Homme.

Le rêve démiurgique du chercheur dans Life without Soul réalisé en 1915 par Joseph Smiley, une aspiration scientifique qui renoue avec l'ésotérisme au travers de sa projection onirique. 

        Dès l’Antiquité grecque, en effet, le Dieu Héphaïstos (Vulcain pour les Romains qui en reprennent la mythologie) est assisté dans sa forge volcanique non seulement par les cyclopes, mais aussi par des servantes constituées de pièces métalliques, lesquelles correspondent déjà à l’idée qu’on se fait de robots humanoïdes, mais elles n’en représentent pas le seul exemple puisqu’un géant dénommé Talos a été construit de toutes pièces pour protéger la Côte de la Crète, auquel Ray Harryhausen donna vie de manière saisissante dans le film Jason et les Argonautes (Jason and the Argonauts) réalisé en 1963 par Don Chaffey.


L'animateur Ray Harryhausen redonne vie à l'automate géant Talos de la mythologie grecque dans le film Jason et les Argonautes (Jason and the Argonauts).

        En dépit de ces étonnantes préfigurations, le sujet semble être retombé dans l’oubli durant une très longue période jusqu’aux automates de Leonard de Vinci, qui demeureront sans postérité avant le Siècle des Lumière, quand les Cours d’Europe s’émerveillent de voir la vie ainsi reproduite pour le simple divertissement des aristocrates. Cependant, les auteurs de fiction ne paraissent guère empressés de s’emparer de ces êtres mécaniques, et lorsque Edgar Allan Poe évoque le sujet en 1849 dans sa nouvelle Le joueur d’échecs (Von Kempelen and his Discovery), c’est pour révéler que l’automate n’est qu’une supercherie utilisant un comparse dissimulé sous la table. L’avènement de l’ère industrielle conduit finalement certains écrivains à s’interroger sur la nature de ces reproductions de l’homme si parfaites que dans le conte d’Ernst Hoffman L’Homme au sable en 1816, le personnage de Nathanël est persuadé de se trouver en présence d’une véritable jeune file. Celle de L’Ève future écrite en 1886, un titre approprié pour un auteur nommé Auguste Villiers de L’Isle l’Adam, qui est la première à être qualifié d’androïde, dépasse même par son intelligence la femme qui lui a servi de modèle.

        Un certain nombre des premières machines intelligentes sont donc conçues à la ressemblance de l’être humain, comme si le chercheur se prenait pour Dieu à la manière du Dr Frankenstein imaginé par Mary Shelley qui rêvait de créer de toutes pièces un homme en assemblant des morceaux de cadavres, voulant contester le monopole des prérogatives divines. Le terme de robot qui vient du tchèque a été créé en 1920 par l’écrivain Karel Kapek pour sa pièce de théâtre R.U.R. qui met en scène des automates finissant par se révolter contre leur condition servile, laissant augurer toute une tradition d’êtres mécaniques devenus récalcitrants dans les œuvres de science-fiction.




Robots humanoïdes dans les premiers âges de la science-fiction : de haut en bas, illustration exécutée par Raphaël Drouart pour une édition de 1925 de L'Ève future de Villiers de L'Isle l'Adam, l'inventeur et son automate féminin de L'homme au sable (Der Sandmann) d'Ernst Hoffmann représenté dans l'adaptation cinématographique britannique de 1951 Les Contes d'Hoffmann (The Tales of Hoffmann) de Michael Powell et Emeric Pressburger, en dessous, affiche pour la pièce de théâtre R.U.R. de Karel Kapek ainsi que photo de la représentation montrant la révolte des robots, et en bas scène de Metropolis réalisé en 1926 par Fritz Lang dans laquelle l'inventeur exalté Rotwang (Rudolf Kleine-Rogge) fait l'apologie de son robot inspiré par la femme qu'il aima jadis, une apparence dont s'est inspiré l'artiste Ralph McQuarrie pour concevoir l'élégant androïde C-3P0 de la saga de La Guerre des étoiles (Star Wars).

    Cependant, dans son roman de 1898 La Guerre des mondes (War of the Worlds), l’écrivain britannique Herbert George Wells, qui dépeint la tentative de conquête de la Terre par d’impitoyables Martiens, décrit une machine très sophistiquée employée à leur service, qui rappelle fortement une créature vivante avec ses nombreuses terminaisons préhensiles. Tandis que la science-fiction s’implante aux États-Unis par l’intermédiaire des textes de Jules Verne et d’H.G. Wells publiés par Hugo Gernsback, suscitant une véritable effervescence se déployant dans de multiples revues, les auteurs à l’imagination audacieuse commencent à dépeindre des machines aux formes les plus diverses, représentées par de brillants illustrateurs, qu’elles soient fabriquées par des savants fous ou conçues pour exploiter les mondes extraterrestres dans notre lointain futur. Se succèdent ainsi énormes robots tentaculaires destructeurs et engins titanesques aux multiples tuyaux ou à la benne portée par un long cou lui conférant quelque allure animale.

En haut, un des premiers robots de la science-fiction, l'engin d'exploration des Martiens du roman La Guerre des mondes (The War of the Worlds) d'H.. Wells, représenté par l'illustrateur Henrique Alvim Correa.

Ray Harryhausen avait probablement à l'esprit la description de l'écrivain britannique lorsqu'il envisagea en 1961 pour l'adaptation d'une autre histoire se déroulant au XIXème siècle, L'île mystérieuse (The Mysterious Island) d'après le roman homonyme de Jules Verne, une araignée métallique au service du Capitaine Nemo, mais la séquence disparut au cours de la révision du script. Le concepteur d'effets spéciaux avait aussi envisagé de donner vie aux robots humanoïdes de Karel Kapek en 1945 mais son projet d'adaptation cinématographique de R.U.R. n'a pas pu être concrétisé.

Une intelligence artificielle visualise à la demande de son inventeur une machine terrifiante à la mâchoire d'acier, "équivalent du tigre pour la jungle urbaine" dans la nouvelle The Ideal de Stanley Weinbaum.

Des humains enlevés par un "homme mécanique", robot extraterrestre aux tentacules de métal méprisant les créatures biologiques ("la vie protoplasmique") dans Call of the Mech-Man de Lawrence Manning paru en 1933 dans le magazine Wonder Stories, des machinent qui rappellent visuellement les Zoromes des différentes aventures du Professeur Jameson que Neil R. Jones a fait paraître à partir de 1931, à la différence que ces derniers étaient à l'origine des êtres vivants qui se sont transférés dans un habitacle métallique comme plus tard les Daleks de la série britannique Dr Who.

Une jeune femme subit le même sort dans Le règne des robots (The Reign of the Robots) d'Edmond Hamilton illustré par Frank R. Paul pour la couverture du numéro de décembre 1931 de la revue Wonder Stories.

La couverture par H. V. Brown du numéro de juillet 1939 de la revue Startling Stories figurant une version géante d'un des "Tri-octopus" meurtriers conçus par une machine dans Robot A-1 d'Oscar J. Friend, dont on retrouve une version en plus petite taille à l'intérieur dans une illustration en noir et blanc d'Alex Schomburg ; ce concept est en fait étroitement calqué sur le robot de Frank R. Paul illustrant le récit similaire The Infinite Brain de John C. Campbell (homonyme du célèbre John W. Campbell auteur de Who goes There ?) dans le numéro de mai 1930 de Science Wonder Stories, contant la production par une autre intelligence artificielle de machines destructrices conçues pour dominer l'humanité.




Même si la science-fiction évoque souvent les dangers des innovations technologiques, elle a aussi présenté des robots qui selon l'optique des "trois lois de la robotique" d'Isaac Asimov sont de loyaux serviteurs de l'espèce humaine comme de haut en bas l'omnipotent Robby le Robot du film Planète interdite (Forbidden Planet) de 1956, son prédécesseur du film Tobor the Great de 1954 auquel un petit garçon voue son amitié et est attristé lorsque celui-ci est envoyé en mission d'exploration spatiale, puis qui retrouve l'écran pour le pilote d'une série jamais tournée, Here comes Tobor, et toujours dans la même période, l'auteur Philip K Dick évoque dans sa courte nouvelle de 1955 Nany un robot servant à accompagner en toute sûreté les petits enfants au parc où elle les protège de l'attaque d'un robot dangereux. 


Des robots à l'effigie d'une jeune Japonaise et de dinosaures vélociraptors servent de réceptionnistes dans l'Hôtel Henn Na à Tokyo (en haut) partiellement automatisé. Un autre robot androïde couplé à une intelligence artificielle, Sophia (avec son concepteur David Hanson, en dessous), s'est même vu accorder la nationalité saoudienne !


Un robot quadrupède créé par l'entreprise du Massachussetts Boston Dynamics est employé par la société de transports parisiens RATP, qui l'a nommé Perceval, pour inspecter les recoins inaccessibles des infrastructures, et l'armée songe aussi à l'utiliser, rôle qui épargnerait la vie de vrais chiens lors de missions comme celui tué par des balles perdues au cours de l'intervention dans l'appartement des auteurs des attentats combinés du Stade de France, de la salle de concert du Bataclan et des terrasses parisiennes. Seule l'absence d'audace amène les réalisateurs actuels à préférer recourir aux trucages infographiques plutôt que de profiter des progrès constants de la robotique pour obtenir des créatures animatroniques réalistes et concrètes, persistant à n'offrir pour tout animal préhistorique ou créature de l'espace que des animations numériques.

        Au sein de cette diversité se distingue l’être éponyme du roman Le Monstre de métal (The Metal Monster) qui parut d’abord en 1920 sous forme de feuilleton dans la première revue américaine d’aventures à avoir accueilli des œuvres ressortissant réellement à l’imaginaire, Argosy ; il s’agit d’une des histoires d’Abraham Merritt qui se rattache le plus au courant de la science-fiction. Des explorateurs sont confrontés dans une vallée ignorée à une population hostile de Perses qui y a trouvé refuge après la victoire d’Alexandre le Grand, et à une jeune femme qui dirige une entité composite faite de nombreuses pièces métalliques de formes géométriques, capables de s’assembler et de se séparer. L’entité les aide à se défaire des ennemis mais prévoit de les convertir en éléments de même nature et elle représente une menace pour l’Humanité.




Illustrations figurant Le Monstre de métal (The Metal Monster) d'Abraham Merritt et ses composantes.

        Si cette structure informelle pouvait sembler propre à l’exubérante imagination d’Abraham Merritt, procédant plus de la poésie que de la spéculation scientifique, des chercheurs de l’équipe d’Hod Lipson de l’Université Cornell ont créé en 2003 des robots sous forme de cubes identiques équipés de caméras et de capteurs, divisés en deux le long d’une diagonale pour leur permettre de se plier et pourvus d’électro-aimants sur leurs faces leur donnant la possibilité de s’associer, comme prévu par leur programme informatique. Ils sont ainsi en mesure de constituer des assemblages de manière à pouvoir saisir d’autres "molécubes". Ils pourraient ainsi constituer de grandes structures animées rappelant fortement le Monstre de métal de Merritt, et ils augurent de la possibilité d’auto-réparation de ces machines, capables d’aller puiser dans un stock d’autre cubes pour remplacer les éléments usagés, capacité qui leur permettrait d’être encore fonctionnelles après avoir été endommagées, dans des endroits où l’homme ne peut intervenir, au cœur d’une centrale nucléaire frappée par un accident nucléaire comme sur une lointaine planète où elles accompliraient une mission d’exploration hors de portée de techniciens.





Hod Lipson et ses cubes capables de s'auto-assembler, conférant un caractère prémonitoire au roman d'Abraham Merritt. 

        Autre prophétie réalisée dans la continuité de la précédente, Greg Bear auquel il a été rendu hommage tout récemment avait écrit La Musique du sang (Blood Music) en 1985 qui imaginait que de minuscules machines, des "bio-chips" puissent être injectés dans le corps humain, agissant in situ pour remédier de concert à tout dysfonctionnement, mais que ceux-là pourraient aussi aller bien au-delà de leur mission médicale pour conquérir toujours plus de pouvoir et s’emparer du monde. L’épisode Une nouvelle vie (The New Breed) de la série Au-delà du réel, l’aventure continue (The New Outer Limits) réalisé en 1995 par Mario Azzopardi, fait aussi vivre une expérience épouvantable à un cancéreux qui s’est injecté des nanorobots expérimentaux - nanobots par contraction - de son futur beau-frère à l'insu de celui-là, lesquels ne se contentent pas de le guérir mais ne cessent de chercher à améliorer son corps au-delà du raisonnable pour le rendre invulnérable et l’empêchent même de se suicider. Dans son roman La Proie (The Prey), Michael Crichton décrit en 2002 un inquiétant nuage destructeur constitué d’une nuée de petits robots qui comme à la fin de La Musique du sang visent à annihiler l’humanité. Greg Bear n’avait anticipé que de peu la réalité, car quelques années plus tard, les nanobots à usage médical ont réellement été créés, et il ne semble pas qu’on ait prévu de restreindre leurs prérogatives. Les perspectives sont illimitées, avec la création d’ordinateurs minuscules remplaçant le silicium par des molécules organiques constitutives du vivant qu’il est tout autant possible de programmer afin de leur faire dans un premier temps réaliser des opérations similaires à celles des calculateurs.






Le Docteur Stephen Ledbetter (Richard Thomas) est fier de présenter son concept de nanorobots dans l'épisode Une nouvelle génération (The New Breed) dans la série Au-delà du réel, l'aventure continue (The New Outer Limits), en haut mais n'avait pas prévu que son futur beau-frère Andy Groening (Peter Outerbridge) expérimenterait officieusement cette nouvelle technologie. Celui-ci guérit de son cancer, et peut aussi désormais se passer de lunettes, devient plus endurant, puis capable de respirer sous l'eau. Les nanobots n'arrêtent jamais de l'améliorer au point de lui faire pousser une paire d'yeux à l'arrière de la tête puis des filament urticants dignes des tentacules porteurs de cnidoblastes des méduses afin de le protéger de lui-même.

Un exemple de véritable nanobot.

        Aussi sidérantes que soient ces découvertes, elles sont encore en deçà des derniers développements en la matière. L’auteur de récits d’épouvante et de science-fiction Donald Wandrei avait, dans la tradition de ceux qui imaginent une vie étrangère totalement différente de celle connue, dépeint des extraterrestres polymorphes constitués de métal liquide dans sa nouvelle de 1932 Raiders of the Universe et celle de 1935 Le monstre venu de nulle part (The Monster from Nowhere),; celui de la seconde histoire est même capable de se décomposer provisoirement en un assemblage de pièces géométriques telles que cubes, sphères, pyramides, exactement comme l’être du Monstre de métal d’Abraham Merritt évoqué plus haut. L’extraterrestre principal de la première apporte quant à lui des précisions sur le type de monde dont il est issu, émanant d’une réalité plus physico-chimique que biologique. La plus célèbre entité de ce genre est le robot mimétique dénommé T-1000 du film Terminator 2 : Le Jugement dernier (Terminator 2 : Judgement Day) réalisé en 1991 par James Cameron. Envoyé dans le passé pour éliminer le futur résistant à la domination des machines, le tueur est capable d’imiter n’importe quel être humain et de prendre toutes les formes. Le studio d’effets spéciaux de Stan Winston a fabriqué différents artefacts très réussis pour concrétiser ces transformations et l’état naturel a quant à lui été conçu par ordinateur, un des très rares exemples d’infographie appropriée – avec la tentative des extraterrestres de communiquer dans Abyss (The Abyss) au travers d’une structure d’eau polymérisée, puisqu’il est comparable à une coulée de mercure n’ayant aucun caractère organique. À nouveau, on pouvait s’autoriser à penser que de telles perspectives ne pouvaient émaner que de l’inventivité débridée des auteurs de science-fiction, et cependant la réalité rattrape à nouveau les spéculations les plus folles comme pour illustrer la fameuse prédiction de Jules Verne « Tout ce qu’un homme a pu imaginer, un autre un jour finira par le réaliser ».



Dans sa nouvelle Raiders of the Universe, publiée dans le numéro de septembre 1932 de la revue Astounding Stories, l'astronome Phobar se retrouve dans le vaisseau de gigantesques extraterrestres constitués de métal liquide, en haut, représentation par H.W. Wesso pour la couverture ; après avoir actionné un levier, le héros rend ces envahisseurs et leur engin à leur dimension d'origine, parvenant alors à détruire les êtres métamorphes devenus des avortons, en bas.




L'acteur Robert Patrick incarne dans Terminator 2 : Le Jugement dernier (Terminator 2 : Judgement Day) le robot protéiforme T-1000 envoyé du futur pour éliminer John Connor, appelé à devenir le chef de la résistance contre les machines décidées à anéantir l'humanité. En dessous, fausse tête créée par le Studio Stan Winston pour figurer le personnage dévasté par les impacts de balles mais qui se reconstitue instantanément. En bas, les modèles montrant les étapes de reconstitution de robot depuis sa forme semi-liquéfiée jusqu'à son apparence de policier lui permettant de ne pas être remarqué alors qu'il traque sa cible.

        Là encore, la science rattrape la fiction. Des chercheurs des universités chinoises de Sun Yat-sen et Zhejiang associés à des collègues de l’université américaine de Carnegie-Mellon ont produit des robots très particuliers, de nature malléable. Cette technologie repose sur l’utilisation d’un métal à point de fusion bas comme le gallium (29,8°C). En le chauffant avec un champ magnétique alternatif, il est possible de faire passer l’objet de l’état solide à l’état liquide, et inversement de le solidifier à température ambiante. Il conserve alors sa rigidité, peut supporter un poids de 30 kilos et est aussi capable d’atteindre la vitesse d’un mètre cinquante par seconde grâce à un champ magnétique. On pourrait utiliser deux robots de ce type pour aller installer un composant dans un recoin inaccessible et ensuite le souder en provoquant leur liquéfaction. Il est aussi possible d’envisager son utilisation en médecine pourvu qu’on emploie un métal à l’innocuité reconnue et au point de fusion plus élevé que la température du corps humain : Un cube serait avalé par le patient puis se liquéfierait pour englober un corps étranger avant de se solidifier de nouveau, puis l’ensemble serait évacué en guidant le robot au travers du champ magnétique.


Les physiciens ont recréé pour de vrai le passage à travers des barreaux d'un robot métamorphe à la manière du film Terminator 2. 

        Ce processus n'en est probablement encore qu'à ses débuts. L'agence américaine DARPA chargée de développer de nouvelles technologies au profit de l'armée des Etats-Unis a annoncé travailler sur un projet dénommé Brace pour "Bio-inspired Restoration of Aged Concrete Edifices" ; celui-ci ne vise rien moins qu'à produire une composition mêlant le béton à du matériau biologique conçu artificiellement, de manière à ce que non seulement une piste d'atterrissage endommagée puisse se régénérer d'elle-même, mais aussi que le système soit pourvu de la capacité de détecter et même de prévoir les défaillances de la structure. Ainsi serait franchie la frontière entre la matière inerte et le vivant dans une fusion intime ne permettant plus de distinguer les deux éléments, donnant là encore l'impression que des objets peuvent évoluer d'une manière qui se rapproche du comportement des créatures biologiques. 


Scène de cauchemar du film Brazil de Terry Gilliam montrant Sam Lowry (personnage interprété par Jonathan Price, mais remplacé dans la séquence par un enfant pour rendre l'échelle plus impressionnante) échappant par la voie des airs au revêtement de la rue qui tente de le retenir : encore une préfiguration de l'évolution technologique ?

    Il semble ne plus y avoir de limite physique à ce que la technologie peut accomplir. Mais est-on assuré que les robots demeureront toujours sous notre contrôle ? C'est la perspective qui sera plus particulièrement envisagée dans la seconde partie de cette rencontre entre science-fiction et technologie, "Nous ne sommes plus seuls".


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mercredi 1 février 2023

Récits fantasques de voyages et taxidermie douteuse


QUAND L'HISTOIRE NATURELLE SE PIQUE DE FANTAISIE, 1ère partie

Ce site s'intéresse aux créatures les plus étranges, dans la réalité comme dans la fiction, et elles se rejoignent plus que jamais dans ce premier article d'une nouvelle série. 


La vision de l'astre issu d'une assiette anglaise.

    L'astronome Etienne Klein a récemment défrayé la chronique scientifique en publiant le cliché d'une étoile, Proxima du Centaure, qu'il a finalement révélé n'être autre… qu'une tranche de chorizo ! Saisissant raccourci des correspondances entre macrocosme et microcosme évoquées par les cosmogonies antiques, mais aussi rappel que de tous temps, les sciences de la nature ont été associées à des fantaisies diverses et même à des canulars délibérés.

Le facétieux astronome français Etienne Klein, qui a finalement fait montre de contrition pour avoir abusé de la crédulité générale en appuyant de sa notoriété sa fausse photo spatiale.

     C'est dans l'Antiquité grecque que débute la science moderne, c'est à dire l'étude de la nature basée sur l'observation des faits et les déductions élaborées en usant de la raison. Si Hippocrate et Galien instaurent les bases de la médecine, le philosophe disciple de Platon et naturaliste Aristote augure brillamment l'Histoire naturelle. Non seulement, il ne décrit le monde animal qu'au travers de ses observations et du recueil des faits qu'il juge vraisemblables, mais il exprime aussi des vues si incroyablement en avance sur son époque qu'en dépit du respect qu'il inspirera dans tout l'Occident jusqu'au Siècle des Lumières, ses successeurs peineront à en reconnaître la validité, les Cétacés comme apparentés aux Mammifères et, plus étonnant encore, les éponges considérées comme des animaux.


    Quand la zoologie se mêle à l'imaginaire

    Lorsque la Grèce est conquise et assimilée par l'Empire romain, le prestige d'Aristote demeure inchangé et le naturaliste Pline l'Ancien le tient pour son inspirateur. Néanmoins, ce grand érudit de son époque va faire preuve de moins de rigueur que son illustre prédécesseur, en se montrant bien plus réceptifs aux récits débridés d'autres auteurs de l'ancienne Grèce tel Ctésias et aux inventions fantasques des voyageurs des contrées lointaines comme l'affirmation saugrenue qu'en Syrie, les serpents ne mordent que les étrangers. Il mentionne de la sorte l'existence de peuples fantastiques, dont la postérité se poursuivra au Moyen-âge, dans le livre VII portant sur l'homme, de même que des hommes marins dans le livre IX consacré aux animaux aquatiques, ainsi que des dragons et un cheval ailé éthiopien dans le livre VIII traitant des animaux terrestres. Néanmoins, dans le livre X dévolu aux oiseaux, il affirme finalement ne pas croire à l'existence des chevaux ailés, des griffons et des sirènes (lesquelles étaient à l'époque représentées comme des femmes à tête d'oiseau comparables aux harpies et non pourvues d'une queue de poisson comme les tritons commensaux de Neptune).

Représentation de Pline l'Ancien prenant des notes sur l'explosion du Vésuve dans ses derniers instants, dans la série en bande dessinée en onze volumes des Japonais Mari Yamazaki et Miki Tori ; cet amour pour l'histoire naturelle lui sera fatal dans les mêmes circonstances qu'un couple de volcanologues pourtant expérimentés, les époux Kraft, qui ont perdu la vie en 1991, en observant l'éruption du volcan Unzen au Japon. 

Dans la même bande dessinée, représentation d'un humanoïde marin tels ceux inclus par le naturaliste dans son traité sur les animaux aquatiques. 

    Quand au Moyen-âge, des religieux, seuls lettrés de l'époque, prennent quelque liberté avec leur charge en délaissant le théologique et le liturgique pour rédiger des écrits profanes s'intéressant notamment à la Nature, ils unissent Aristote et Pline l'Ancien dans une même admiration indiscriminée et comme les premiers naturalistes qui les rejoignent dans la discipline, reprennent les éléments fantaisistes du second et, à son exemple, accordent crédit aux êtres chimériques de la mythologie gréco-romaine comme le sphinx et la Chimère et aux récits les moins rigoureux rapportés des terres les plus éloignées, l'Afrique, l'Asie puis finalement les Amérique. Ainsi Ulisse Aldovandri, surnommé le Pline de la Renaissance, recense les êtres les plus fantasmagoriques, mais comme son modèle émet à l'occasion des doutes sur la vraisemblance d'une partie au moins des créatures fabuleuses. Edward Topsell inclut au XVIème siècle dans son Histoire naturelle des bêtes quadrupèdes le sphinx, le dragon, la licorne et d'autres êtres mythologiques à la suite du Suisse Gessner et de Thomas Moufet. Dans la tradition des polygraphes, ces auteurs s'attachent à être les plus complets possibles dans leurs traités encyclopédiques en compilant les ouvrages de leurs prédécesseurs respectés, et en citant les référence mythologiques du sujet en complément des chapitres réellement scientifiques.

Une planche de L'Histoire naturelle des quadrupèdes de Jan Jonston, médecin du XIIème siècle, qui fait figurer un griffon au même titre qu'un porcin et qu'un hippopotame dans son traité zoologique.

Portrait d'Ulisse Aldrovandi, naturaliste italien, dit le "Pline de la Renaissance".

Un des premiers faux reconnus comme tel : la plus ancienne collection de reptiles et d’amphibiens, constituée par Aldrovandi, incluait deux crapauds à longue queue qu’il savait être des faux, l’appendice ayant manifestement été créé avec la peau d’un autre individu et des dents de mammifère ayant été ajoutés dans la bouche pour lui conférer un air plus féroce – en théorie, l’existence d’une telle créature n’est pourtant pas impossible, les têtards étant pourvus d’une queue et la néoténie est un phénomène rare caractérisé par la permanence accidentelle de caractères larvaires (en haut, un des deux spécimens naturalisés, en dessous, une reproduction dans l'ouvrage que le naturaliste a publié en 1645 à Bologne - laquelle pourra quelque peu évoquer au lecteur moderne l'allure d'un batracien qui vécut au Permien, Diadectes).

   En ce qui concerne les êtres qui sont à l'occasion présentés comme davantage vraisemblables, il importe de considérer le contexte à l'origine de leur évocation. Si les croyances magiques reculent alors chez les érudits, ces auteurs ne rejettent pas pour autant les prodiges les plus extraordinaires, comme le fameux chirurgien de la Renaissance Ambroise Paré, ceux-ci n'étant pas niés mais expliqués dans le cadre du christianisme par l'action de Dieu ou du Diable, de sorte que c'est paradoxalement à la Renaissance que l'on se met le plus à redouter les loups-garous, la métamorphose n'étant plus imputée aux facultés de chamans mais à l'action de Satan invoqué par des sorciers. 

Les auteurs de la Renaissance reprennent dans leurs traités les êtres mythiques de l'Antiquité comme Ulisse Aldrovandi avec ce satire, mais dans le cadre du monothéisme chrétien et de la refondation de l'Histoire naturelle comme discipline, celui-ci n'est plus le Dieu Pan mais un genre d'homme sauvage aux traits hybrides témoignant de la variété de la nature.

    De plus, nombre d'auteurs n'ont pu voir directement les bêtes des contrées lointaines - le gorille ne sera réellement identifié qu'au début de la seconde moitié du XIXème siècle lorsqu'un spécimen sera abattu - et il existe une certaine tendance à anthropomorphiser les traits de la face des animaux, de sorte que le sphinx qui est présenté comme un primate à tête humaine s'apparente à un singe et que la manticore d'Edward Topsell à tète et oreilles d'homme, triple mâchoire et corps de lion, apparaît finalement moins comme un genre de chimère de l'Antiquité, d'autant qu'il en retranche la queue de scorpion mentionnée par Pline, que comme une interprétation un peu libre du tigre - quand à la bête inconnue du nouveau monde, aussi anthropomorphe qu'en soit la restitution de sa face, les petits juchés sur son dos signent incontestablement une femelle opossum. Ulisse Aldovrandri inclut dans sa somme zoologique le basilic fabuleux qu'il dépeint d'abord comme un serpent à huit pattes et à tête de coq ; le caractère d'oiseau prendra par la suite le dessus dans sa description de la créature alors représentée comme un coq avec une longue queue serpentine lisse lui conférant une allure moins implausible - certains dinosaures coureurs avaient une silhouette assez similaireLes dragons cracheurs de feu sont figurés dans les ouvrages de zoologie de l'époque comme s'apparentant à de très grands sauriens - l'idée qu'ils tuent des éléphants n'était d'ailleurs pas absurde, on pouvait en théorie s'attendre à ce que les plus grands mammifères terrestres aient aussi des prédateurs, comme l'a prouvé par la suite l'existence des grands félins à dents de sabre récemment éteints, tout comme les grands dinosaures végétariens qui étaient chassés par des dinosaures carnivores. De la même façon, on croyait aussi à l'époque qu'il existait des pythons, serpents capables de distendre leur mâchoire et leur estomac, suffisamment grands pour engloutir ces pachydermes, et la paléontologie a récemment découvert en Amazonie les restes de Titanoboa, un serpent constricteur bien plus grand que l'immense anaconda actuel. L'hydre de Topsell et de Seba, pour aussi fantastique qu'elle soit, semblant directement issue de la légende des Douze travaux d'Hercule, est en fait considérée sous un angle rationnel en étant rapporté à quelques cas de serpents à deux têtes. Ainsi, si les ouvrages des polygraphes et naturalistes médiévaux semblent compiler sans esprit critique les légendes et récits de voyage fantaisistes, les créatures les plus extravagantes s'appuient souvent en réalité sur des malformations tératologiques comme divers monstres rapportés par Pierre de Boistuau et Ambroise Paré, ou par une retranscription quelque peu approximative de véritables animaux de contrées exotiques. On voit donc qu'avant de récuser complétement l'existence des êtres mythiques, les auteurs se sont efforcés de les naturaliser, de les évoquer en retranchant leurs aspects les plus incroyables comme les pouvoirs magiques qui leur étaient prêtés, pour en faire des variations de la nature sur lesquelles il n'était pas absurde qu'un esprit rationnel puisse se pencher.


La manticore vue par le naturaliste britannique Edward Topsell et en dessous, sa bête du Nouveau Monde dont le faciès est fort approximatif, mais la position de sa progéniture ne laisse guère de doute sur sa véritable identité.

        

      Vrais et faux animaux naturalisés

    Enfin, il faut reconnaître que cette propension à viser l'exhaustivité au risque d'amalgamer des sources douteuses est encouragée par des contemporains malicieux. D'une part, les grands voyageurs en rajoutent dans les descriptions fantasmagoriques afin d'impressionner leurs auditoires, mêlant à l'exotisme et au caractère déjà extraordinaire de la nature ce qui relève visiblement de la pure invention, comme les hommes sans tête appelés Blemmyes ou plus simplement Acéphales, et même le célèbre Marco Polo rapporta avoir observé au cours de son voyage vers la Chine des hommes à têtes de chien.

Représentants de peuples fantastiques évoqués par le célèbre voyageur Marco Polo : blemmie, sciapode et cyclope.

    D'autre part, les Extrême-Orientaux estimant crédules les marins qui accostaient en leurs pays trouvèrent le moyen de leur vendre les corps séchés de sélaciens présentés comme les restes de petits humanoïdes marins qui impressionnèrent les naturalistes ayant l'occasion de les examiner, puis allèrent plus loin dans la contrefaçon en fabriquant des momies de sirènes, combinant la partie supérieure de singes avec l'arrière du corps d'un poisson. Ulisse Aldrovandi savait que les dragons naturalisés ramenés d’Extrême-Orient étaient des raies qui avaient été modifiées afin de leur conférer l’allure d’êtres fabuleux et qu’il n’existaient pas en tant que tels plus que les faux spécimens d’hydres à sept têtes. Le célèbre entrepreneur de spectacles Phineas Barnum prolongea la tradition au XIXème siècle en exhibant de telles "sirènes de Fiji" dans ses galeries de phénomènes.

Carcasse séchée de poisson-guitare, un genre de raie préparé par les Extrême-Orientaux pour lui donner l'allure d'un être aquatique présentant des traits humanoïdes - les yeux apparents correspondent en fait aux narines du Chondrichtyen.

Une sirène présentée dans son attraction foraine par Barnum, dans la lignée des montages taxidermistes fabriqués en Asie et vendus aux marins occidentaux naïfs. 

    Peu à peu, à la fin de la Renaissance, les naturalistes entreprirent d'expurger de leurs ouvrages les animaux fantastiques, en retranchant les êtres les plus fantasques d'origine mythologique et légendaires comme la Vouivre, ainsi que les autres animaux magiques comme le Basilic et le Phénix, puis finalement en supprimèrent toutes les formes de dragons. Ils finirent par concevoir le plus grand scepticisme à l'égard de toute créature exotique qui pouvait sembler trop exubérante et ainsi dénièrent l'existence à un animal bien réel, l'ornithorynque découvert par George Shaw, assurant que le spécimen naturalisé surnommé "taupe aquatique" qui ressemblait trop manifestement à un castor pourvu d'un bec de canard ne pouvait être qu'un montage réalisé par un taxidermiste, et même Charles Darwin ne pouvait se résoudre à admettre qu'il s'agissait bien d'un animal unique et non de deux. L'hypothèse d'un canular paraissait évidente jusqu'à ce que de nouvelles observations d'animaux vivants dans leur milieu naturel fassent entrer définitivement l'espèce dans les traités de zoologie. L'animal s'avéra d'autant plus étonnant qu'il pond des œufs, cas unique chez les mammifères avec ses parents les Echidnés insectivores. Il est vrai qu'à l'époque, même si l'idée de séries naturelles postulait que la nature déclinait tous les types de créatures au travers de formes intermédiaires, le paradigme de l'évolution n'était pas encore théorisé, lequel permet à la fois de mieux appréhender les adaptations (le bec de l'ornithorynque, similaire à celui du canard et des dinosaures anatosaures, est un caractère dérivé tout comme celui des échidnés qui n'était pas présent chez leurs ancêtres à l'allure de mammifères plus classiques) et l'archaïsme de l'oviparité, les premiers mammifères descendants de reptiles pondaient originellement des œufs comme leurs ancêtres. Le paléontologue et anatomiste britannique Richard Owen n'hésita pas à faire tuer un grand nombre d'ornithorynques pour vérifier les dires des Aborigènes sur leur mode de reproduction et se fit envoyer des œufs, mais certains étaient faux et d'autres provenaient de serpents. En 1884, le naturaliste écossais William Hay Cadwell apporta finalement la preuve de l'oviparité de l'animal en abattant une femelle qui était en train de pondre dans son terrier. Le remarquable fossile vivant aura chèrement payé l'incrédulité des zoologistes. 


Le canular qui n'en était pas un : premières représentations de l'ornithorynque par le Gouverneur George Hunters en 1797 (au-dessus) et par George Shaw en 1809.

Illustration en couleurs montrant les deux types de mammifères ovipares, un échidné en haut et l'ornithorynque en bas.

    Par contre, un coati édenté et rayé, petit carnivore au museau pointu d'Amérique du Sud apparenté au raton-laveur, a été vendu au naturaliste Buffon comme étant une nouvelle espèce de fourmilier, et celui-ci l'a donc présenté comme tel dans son Histoire naturelle en 1753. Il n'existe en vérité que trois espèces, le fourmilier géant ou tamanoir, le fourmilier nain ou myrmidon, et le véritable tamandua, de taille intermédiaire, dont le pelage est noir et blanc à l'instar du grand panda de Chine, et nullement rayé comme cette fausse quatrième espèce.

Si l'ornithorynque naturalisé correspondait à un véritable mammifère d'un genre tout à fait particulier, le tamandua rayé de Buffon résultait bien lui d'une manipulation d'un taxidermiste.

    Jean-Jacques Audubon, célèbre ornithologiste et peintre naturaliste américain d'origine française du XIXème siècle,  s'est amusé à inventer une dizaine d'espèces de poissons et une dizaine d'espèces de rongeurs imaginaires, mais pas extravagants, pour piéger facétieusement son collègue Constantin Samuel Rafinesque qui lui avait précédemment cassé son violon en attrapant une nouvelle espèce de chauve-souris. Cette manipulation dont il fut la victime conduisit à son bannissement des publications scientifiques, un discrédit qui avait déjà été amorcé après la publication en 1819 de son livre affirmant l'existence du Grand serpent de mer. 


Représentations de rongeurs par Rafinesque en 1818 donnant corps à de fausses allégations du célèbre Audubon - ce dernier ne prenait pas quant à lui le risque de l'approximation, tuant un nombre considérable d'oiseaux pour les représenter avec la plus grande exactitude, quitte à risquer de causer l'extinction d'espèces rares, comme le relève un de ses biographes, Duff Hart-Davis.

    Une autre créature marine fort douteuse fut évoquée durant plusieurs siècles par des naturalistes, désignée sous l'appellation de singe de mer, à l'existence de laquelle ils accordaient apparemment crédit. On a évoqué plus haut que le naturaliste suisse du XVIème siècle Conrad Gessner incluait à l'occasion dans sa revue encyclopédique de 1551-1558 un certain nombre de créatures notoirement mythiques, notamment des humanoïdes et semi-humanoïdes marins. Parmi ces êtres plutôt fantasques figure aussi un dénommé singe de mer, Simia marina. Certaines illustrations s'y rapportant font irrésistiblement penser à une chimère, un poisson cartilagineux des profondeurs représentant d'un groupe voisin des Sélaciens - ces derniers rassemblant les requins et les raies, et on peut considérer que cette illustration la représente très probablement. Une variété, Simia marina danica, présente un atour plus énigmatique ; si la gueule peut évoquer celle d'un requin, l'être est pourvu de deux bras griffus anthropomorphes. Ces deux formes sont aussi présentées dans les ouvrages du médecin et naturaliste suisse Félix Flatter et au XVIIème siècle du naturaliste polonais Jon Johnston.

        Lors de la Seconde Expédition Bering, le médecin et naturaliste Georg Wilhem Steller, qui a décrit avec précision un certain nombre d'espèces dont deux furent par la suite chassées jusqu'à l'extinction, la rythine ou vache marine géante et un cormoran aptère, observa durant deux heures le 10 août 1741 au large des îles Shumagin une créature qu'il qualifia également de singe de mer, la rapprochant du singe marin danois de Gessner. L'animal présentait une tête proche de celle d'un chien avec deux oreilles pointues, deux grands yeux, la bouche encadrée de longs poils et le corps était oblong, dépourvu de nageoires antérieures, et doté d'une queue asymétrique. Il est fort vraisemblable qu'il se soit agi d'une otarie à fourrure aux nageoires pectorales tenues près du corps, voir d'un individu malformé ou mutilé par un prédateur, mais on peut néanmoins s'étonner que le naturaliste avisé ne l'ait pas envisagé comme un représentant de cette espèce. En juin 1965, l'écrivain et naturaliste anglais Miles Smeeton qui se trouvait à son tour près des îles aléoutiennes a aussi aperçu une créature marine de taille moyenne extrêmement poilue et sa fille Clio qui a croisé son regard d'un coté du bateau évoque également une tête similaire à celle d'un chien avec des yeux plus rapprochés que ceux d'un phoque. En dépit de la forte présomption que ces observations se rapportent à un pinnipède, le "singe marin danois" de Gessner dont le naturaliste réputé Steller a confirmé l'existence n'a pu être identifié formellement.

Représentations du singe marin de Gessner, et en-dessus, sa variante danoise semi-anthropomorphe.

  Des musées comme celui d'Edimburg en Ecosse possèdent en revanche des exemplaires naturalisés d'une autre créature aquatique velue, celle de la truite à fourrure du Canada. Ce poisson recouvert d'une épaisse toison, identifié comme Salmo trutta dermopila, était censé vivre en Islande ainsi que dans la partie septentrionale de l'Amérique du Nord. Son existence a pu être envisagée sérieusement du XVIIIème siècle jusqu'à 1930, lorsque l'anthropologue et reporter Robert Ripley a pu remonter jusqu'à un taxidermiste canadien qui cousait de la fourrure de lapin sur des poissons séchés.

Un exemple de la fausse truite à fourrure.

    Il est toujours un peu facile de considérer avec condescendance voire raillerie les erreurs du passé, sans tenir compte du contexte de l'époque. On s'est efforcé de nuancer ici quelque peu la crédulité des naturalistes de l'Antiquité romaine et de la Renaissance. Quant aux naturalistes plus récents qui ont été abusés par des faux, il faut reconnaître que ces derniers n'étaient pas aussi invraisemblables compte tenu de la diversité du vivant. La truite arc-en-ciel peut à présent faire sourire, et il n'existe certes pas véritablement de poissons pourvus de pilosité, mais le poisson-grenouille strié (Antennarius striatus) possède des excroissances cutanées évoquant de longs poils filamenteux ; de même, le mâle chargée de protéger la ponte de la grenouille poilue (Tridobatrachus robustus), qu'on trouve sur la partie sud-ouest de l'Afrique, est pourvu sur les côtés de l'abdomen et l'arrière des cuisses de fines excroissances de peau très vascularisées qui permettent d'accroître les échanges pour une meilleure absorption de l'oxygène, ce qui lui confère une apparence qui pourrait aisément faire passer un individu mort pour une autre de ces fraudes imputables à des taxidermistes fallacieux - à noter que comme les autres membres de la famille des Arthroleptidés, ces parents des grenouilles représentent aussi le seul exemple de Vertébrés dont les griffes sont constituées d'os.


Ce poisson donne véritablement l'impression d'être couvert d'une fourrure et la "grenouille poilue" existe réellement.

    Rafinesque ne fut pas le seul naturaliste dont la carrière scientifique fut sabordée par une manipulation ourdie par un collègue, on en verra une autre illustration dans la deuxième partie de cet article qui se penchera sur la fantaisie dans les sciences étudiant l'histoire de la vie du passé.

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A SUIVRE : Quand la reconstitution de l'histoire de la vie passée n'échappe pas à l'approximation.